Douze ans auparavant.
Je m’inclinais une dernière fois devant Dame Filia, première favorite du Roi Tragen, afin de prendre congé. Allongée sur son divan, celle-ci me jaugea de haut en bas avec ses yeux hautains dont le fard noir intensifiait l’ébène de ses iris. D’un mouvement nonchalant de la main, elle m’ordonna de quitter la pièce, faisant tinter le métal précieux de ses nombreux bracelets. J’empoignais alors le plateau en prenant soin de ne pas renverser le restant de pâtisseries au miel.
Aussi rapidement que possible, je m’éclipsais derrière les portes, échappant enfin à cet air surchargé de parfum. Une fois à l’abri des regards, je fourrais quelques petits gâteaux dans mes poches, les réservant pour plus tard, avant de reprendre le chemin des cuisines. Je traversais tout un enchainement de longs couloirs, croisant au passage les gardes du Palais qui effectuaient leur patrouille. Je franchis ensuite une lourde porte de bois sculpté qui débouchait sur un immense patio intérieur.
En été, les fleurs multicolores se mêlaient au vert des arbustes qui se reflétaient sur un bassin tout en longueur. Il s’en dégageait des fragrances douces et délicates sublimées par le soleil et le chant de l’eau s’écoulant depuis une fontaine à tête de lion. Un endroit agréable et confortable où toutes bonnes courtisanes venaient se prélasser afin de profiter de l’ombre, mais surtout des derniers ragots et autres scandales à la mode.
Mais, l’hiver avait aujourd’hui ôté tout ornement végétal à ce jardin dont il ne subsistait que les branches nues perçant une terre aussi froide que le blanc des pierres taillées. En cette saison, seule la mosaïque des fresques au sol et la peinture des piliers délimitant l’enceinte réussissaient à égayer l’endroit. Tel le dernier artifice permettant de dissimuler la morosité et la turpitude qui régnaient véritablement entre ces murs, elles offraient leurs décors sobres aux feux dansants des torches.
Je m’approchais l’espace d’un instant de l’une d’elles afin de capter un peu de leur chaleur. Contrairement aux autres occupants du Palais, j’appréciais cette fraicheur. Bien qu’elle ne puisse être comparable, elle me rappelait les vents polaires qui soufflaient dans les montagnes d’Opalpe. Cela faisait maintenant presque cinq mois que nous avions déménagé à Anthémis et je ne parvenais toujours pas à me sentir chez moi. Ma maison de Cerf-de-Pic me manquait, mes amis aussi.
Soupirant de mélancolie, je plongeais dans la doublure de ma tunique et croquais un morceau de gâteau. Tout en léchant avec appétit le nappage sucré qui me collait aux doigts, je jetais un coup d’œil au ciel. Je me perdais alors un instant dans cette mer de nuages grisâtres et opaques qui le voilaient. Cela me rappelait ceux qui se manifestaient quand la neige s’apprêtait à tomber. Qu’est-ce que j’aimerais revoir la neige au moins une fois …
Je reprenais mes esprits lorsque me parvint les bribes d’une conversation entre soldats revenant de leur inspection. Aussitôt, je me précipitais vers les escaliers menant aux cuisines. Là-dedans bouillonnait toute l’animation de la demeure. Les chamailleries vociférantes entre le chef et ses commis se joignaient au ballet de serviteurs qui couraient dans tous les sens. Le fumet des divers repas en cours de préparation ne rendait cette atmosphère qu’encore plus suffocante.
Agressé par tout ce brouhaha, je me dépêchais de déposer le plat sur l’une des tables avant de ressortir, prêt pour ma prochaine corvée. Direction la bibliothèque de Magister Eule où je devais faire le ménage. Ce n’était pas très reluisant mais j’en profitais dès qu’il avait le dos tourné pour fureter dans quelques-uns de ses manuscrits. J’étais passionné par tous ces symboles bizarres avec lesquels on pouvait apparemment faire tout plein de choses.
Évidemment, cela m’était interdit. Mais je le faisais quand même, c’était plus fort que moi. De toute façon, même si l’on me surprenait à feuilleter un vieux livre, personne ne croirait que je puisse les comprendre. Je n’étais qu’un larbin et un larbin ne savait pas lire. Mais moi si ! Et je devais en garder le secret sinon j’allais attirer l’attention et maman aurait des ennuis. Je ne voulais surtout pas que maman se fasse taper dessus par Karl, son nouveau mari.
Lui, je le détestais. Un sentiment réciproque du fait que je n’étais pas son fils. Il s’agissait d’un couturier pas très talentueux, même si, lui était persuadé du contraire. Mais surtout, il était méchant. Quand il ne me criait pas dessus, il passait ses nerfs sur moi ou maman avec ses poings. D’ailleurs, c’était la raison pour laquelle on avait dû fuir Cerf-de-Pic pour venir ici, à Anthémis, avec la promesse d’un nouveau départ. Sauf que rien n’avait changé, lui encore moins.
Je n’avais jamais eu de père. Alors quand maman l’avait épousé, j’étais très content. Durant les premiers mois, tout allait bien puis, petit à petit, des tensions sont apparues jusqu’à ce que l’enfer ne s’installe à la maison pour de bon. Surtout pour moi. Des coups, j’en recevais, beaucoup étaient sans réel motif. Donc même si le travail au Palais n’était pas très gratifiant, voire même certaines tâches humiliantes, j’étais en vérité plutôt soulagé d’y être.
Je revenais vers l’atrium du Palais où plusieurs visiteurs attendaient d’être entendus, et sortais du bâtiment, prenant ensuite le chemin conduisant aux écuries royales. Celles-ci étaient accolées aux baraquements dans lesquels s’entassaient les nouvelles recrues venues renforcer l’armée du roi Tragen. Seuls les fils des plus hauts dignitaires pouvaient prétendre à recevoir une instruction militaire en ces lieux hautement privilégiés.
Longeant les colonnes encerclant la petite arène d’où s’échappaient les plaintes d’effort et le bruit du fer qui s’entrechoquait, je me dirigeais vers la Tour de Scio. Gigantesque bâtisse en forme de spirale s’élevant en pointe vers le ciel et dont le sommet s’ornait d’un dôme de cuivre et de verre. Chacun de ses sept étages était ajouré comme de la dentelle, invitant les rayons de soleil à pénétrer en son sein. Une extravagance architecturale justifiée par les origines Obsiduniennes de celui qui l’avait faite construire.
Magister Ufa, dit l’Enseignant, troisième successeur de Magister Médan, premier Mage Suprême de l’histoire des Trois Plaines. Magister Eule en était le quarante-sixième et il lui fallait bientôt choisir un successeur parmi une longue liste de prétendants, tous plus intéressés par la prestance du titre que par le devoir qui en découlait. Une tâche qui le mettait de mauvaise humeur dès qu’on se permettait de le lui rappeler. Comme … maintenant.
Sa voix des mauvais jours portait à travers le vaste hall en marbre qu’il arpentait de long en large de colère. En son centre brûlait un imposant brasero au-dessus duquel lévitait un assemblement complexe d’anneaux en bronze gravés d’inscriptions. Comme enfermés dans une boucle temporelle, chacun tournait dans un sens qui lui était propre. Je ne savais pas vraiment à quoi ce mécanisme servait mais il paraissait très important aux yeux de Magister Eule.
Je gravissais sans bruit les marches conduisant à la bibliothèque. Celle-ci montait en colimaçon jusqu’à la coupole et suivait l’arrondie des murs au travers desquels la luminosité du jour s’infiltrait. Lorsque tombait le crépuscule, se dévoilait alors un jeu d’ombres et de lumières sur le sol immaculé de la tour. Des arabesques et d’autres formes fantasmagoriques se dessinaient et, conjugué à l’air saturé d’encens, ravissaient autant les yeux que l’esprit alors libre de laisser cours à son imagination.
Il s’agissait d’un endroit à la fois étrange et attirant au sein duquel il ne fallait pas avoir le vertige. Mais une fois tout là-haut, la vue était imprenable. La nuit, quand l’ambiance demeurait insoutenable à la maison, je grimpais discrètement ici et admirais la voute céleste. Je contemplais la lune au milieu de ces milliers d’étoiles brillantes, m’amusant à en reconnaitre les constellations aux tracés curieux. Parfois, il m’arrivait de m’endormir et je me réveillais alors avec les couleurs pastelles de l’aube.
Mais il était encore trop tôt pour ça, ce n’était que le milieu de l’après-midi et la saleté n’allait pas s’enlever des étagères toute seule. Armé d’un bout de chiffon déjà crasseux, je m’afférais à délivrer les vieux livres de leur écrin de poussière. Je manipulais avec prudence quelques bibelots insolites accumulés au fil des siècles par les précédents occupants des lieux. Il y avait aussi des bocaux remplis de poudre colorée, de plantes et de choses un peu plus … beurk.
Je reposais en vitesse ce qui semblait être un cerveau conservé dans du liquide quand mon regard fut attiré par un épais et lourd grimoire que je n’avais encore jamais aperçu. Envahi par la curiosité, je vérifiais que personne ne me surveillait puis l’ouvrais avec délicatesse. L’œil pétillant, je feuilletais alors ces pages remplies de symboles et d’illustrations, dont certaines étaient parfois effrayantes, avant qu’un sort ne m’interpelle plus que les autres.
Du bout du doigt, je caressais et déchiffrais les lettres inscrites sur le papyrus jauni par le temps et tâché de moisissure. Elles dévoilaient une incantation qui permettait de matérialiser l’image que l’on désirait voir prendre vie. Cela pouvait être un objet, un animal ou n’importe quelle autre représentation. Les choix pouvaient être extrêmement variés. En revanche, j’apprenais que la durée des effets du sortilège dépendait du niveau d’aptitude du mage.
Après l’avoir mémorisé, je refermais l’ouvrage avec l’intention de le mettre en pratique plus tard. Pour l’heure, je devais terminer mes corvées. Malheureusement, je n’étais plus très appliqué à ce que je faisais, mon impatience manquant à chaque instant d’engendrer une catastrophe. C’était la première fois que je me risquais à réaliser une chose pareille. Je finis par être totalement déconcentré lorsque mon attention se porta sur le croquis d’une fleur.
En tant que débutant, je n’aurai pu trouver meilleur sujet d’expérience. Sans vraiment réfléchir, je pris l’ébauche et le pliais pour l’enfouir dans ma poche. Anxieux, je me penchais tout de même sur la rambarde surplombant le rez-de-chaussée pour m’assurer que tout le monde avait quitté les lieux. Personne. C’était parfait, je pouvais donc m’y atteler dès à présent. Un sourire aux lèvres, je reculais et me retournais avant que mon cœur ne s’arrête brutalement.
Elle était là devant moi à me juger, du haut de ses six ans, d’une expression malicieuse.
- P-princesse Théa ?
- Je t’ai vu, Moineau, minauda-t-elle facétieusement. Tu as volé quelque chose à Magister Eule.
- N-non.
- Si, je l’ai vu. Qu’est-ce que c’est ?
- Rien, je vous assure.
- Menteur. Allez montre-moi ce que c’est, sinon je vais dire à mon père que tu es un voleur.
- Non je vous en prie ne faîtes pas ça !
- Alors dis-moi ce que c’est !
Je lâchais un profond soupir et retirais le bout de papier pour le lui donner. Elle me l’arracha des mains puis je vis un air étonné se peindre sur sa figure.
- C’est juste un dessin. Mais … tu voulais faire quoi avec ? grimaça-t-elle, visiblement déçue.
- Rien du tout ! m’empressais-je de répondre.
- Tu mens. Si tu ne me dis pas, je vais crier.
- Mais …
Je la vis alors prendre une grande inspiration, prête à mettre ses menaces à exécution.
- D’accord ! Je … Je voulais faire un tour de magie, murmurais-je en baissant la tête.
- Un tour de magie ? Toi ? Mais comment ?
- J-j’ai lu un sort sur l’un des livres.
- Tu as lu ? Mais … tu sais lire ?
- S’il vous plait ne le dîtes à personne, sinon j’aurai des ennuis ! Je vous en prie Princesse !
- D’accord mais tu me donnes quoi en échange ?
- J-je …
Je n’avais rien sur moi, hormis les pâtisseries chapardées plus tôt, mais cela n’avait aucune valeur. Néanmoins, il s’agissait de la seule chose qu’il m’était possible de lui offrir en échange de son silence. N’ayant pas d’autre option, je les sortais de ma poche et, avec une mou triste, les lui tendais. Elle les regarda d’un air sceptique puis reconnut les gâteaux qu’elle savait uniquement réservées à la femme qu’elle détestait le plus.
Elle se mit alors à glousser puis, à mon grand étonnement, n’en piocha qu’un seul.
- C-c’est tout ?
- Oui, pourquoi ? Je ne vais quand même pas tous te les prendre, dit-elle en croquant dedans avec gourmandise.
- Ah … merci.
- Dis, tu veux bien me montrer ton tour de magie, demanda-t-elle timidement.
Elle me fixait avec ses grands yeux verts tandis qu’elle triturait une mèche de ses longs cheveux noirs.
- Vous me promettez de ne rien à dire à personne ?
- Promis ! s’enthousiasma-t-elle franchement.
Aussitôt, je la menais au sommet de la tour afin d’être à l’abri des regards. Je savais qu’il n’y avait que moi à aller dans cette partie de l’édifice alors, entre deux caisses de bric-à-brac, j’avais aménagé un coin secret à l’aide d’une couverture et d’un édredon de paille. Il y avait aussi une lampe à huile, quelques gribouillis couchés sur des feuilles volantes éparpillées un peu partout et l’ensemble de mes trésors que j’avais déniché ici et là. Ce n’était pas prestigieux mais c’était à moi.
Et cela n’avait pas non plus l’air de gêner la princesse qui s’assit sans broncher à mes côtés. Je dépliais le dessin et l’étalais sur le plancher. Sous l’œil insistant de mon invitée de marque, je tentais alors de me rappeler de la formule. Pour plus de concentration, je fermais les paupières et visualisais la fleur, ses pétales, leur forme, leurs couleurs, leur parfum. Quand je fus prêt, je prononçais enfin l’enchantement. Ce fut à cet instant précis que je surpris un cri à moitié étouffé.
Son visage rayonnait de joie tandis qu’elle contemplait la plante se former, comme si elle sortait du papier, et prendre doucement les tons blancs, verts, jaunes que j’avais imaginé. Ses doigts tremblants d’excitation s’approchèrent et, alors qu’ils s’apprêtaient à l’effleurer, l’illusion disparut, s’évaporant dans une nuée d’étincelles.
- Recommence ! demanda-t-elle, émerveillée.
Immédiatement, je taisais l’étrange fatigue qui grandissait en moi et m’exécutais, trop content d’avoir réussi pour m’en priver. Cette fois-ci, le charme dura un peu plus longtemps, pour le plus grand plaisir de ma complice qui m’applaudit chaleureusement. Je vis pourtant son expression s’assombrir au bout d’un moment.
- T-tu saignes…
Je portais ma main à ma bouche et sentis qu’un liquide chaud coulait effectivement depuis l’une de mes narines. Ma tête se mit alors à tourner, me forçant à m’allonger par terre pour ne pas tomber et m’évanouir. La petite fille, quant à elle, se précipita vers moi et essuya mon sang avec l’un de ses manches.
- Non, vous allez vous tâcher.
- Je m’en fiche, j’ai d’autres robes.
Partagé entre la reconnaissance et l’angoisse, j’esquissais un sourire penaud. Jamais, je n’aurai cru que la fille d’un être aussi terrifiant que le roi Tragen puisse faire preuve de gentillesse envers quelqu’un comme moi. Elle paraissait différente des autres, surtout de son frère Galen. Lui, il était cruel. Il se moquait de moi et c’était à cause de lui que tout le monde m’appelait Moineau. Il m’avait même scarifié d’un « M » avec un couteau, juste pour s’amuser.
- Je suis désolée pour ce que t’a fait mon frère, bredouilla-t-elle lorsqu’elle me vit manipuler mon poignet.
Je tournais alors la tête pour éviter qu’elle ne remarque les larmes qui commençaient à se former.
- Dis, Moineau, tu veux bien être mon ami ?
Surpris, je ne savais pas quoi penser de cette question. Moi ? Son ami ? N’avait-elle pas d’autre personne d’un rang plus élevé à qui le demander ? Je n’arrivais pas à y croire. Pourtant, elle semblait sincère avec son air craintif et sa manie de s’entortiller les cheveux autour de son doigt.
- Pourquoi moi ? Je ne suis qu’un serviteur.
- Je ne sais pas, tu es gentil, répondit-elle d’un hochement d’épaule. Avec moi, les autres ne sont pas vraiment gentils. Ils sont polis mais ne veulent jamais s’amuser avec moi parce que je suis une fille et que tout le monde préfère mon frère. Toi tu es différent, tu as bien voulu me montrer ton tour de magie. Et puis … tu as réussis à chourer les gâteaux de Dame Filia.
Elle me fit un clin d’œil complice et nous nous mîmes à rire de bon cœur. Cela faisait longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Depuis Cerf-de-Pic. Depuis que j’avais dû laisser derrière moi mes amis.
- Bon, je veux bien être ton ami mais seulement si tu ne m’appelles plus Moineau.
- D’accord ! Et c’est quoi ton vrai nom ?
- Hawke, je m’appelle Hawke.
Haha, dès le début, je me doutais qu'il s'agissait de Moineau !
Tes descriptions sont très jolies et réalistes, je me suis parfaitement imaginé les différentes bâtiments et détails ;)
Par contre, quand Moineau précise que personne ne doit être au courant du faire qu'il sait lire et faire de la magie, la première chose qu'il dit à Théa… eh bien c'est ça ! Je ne sais pas, avec son dessin, il aurait pu simplement prétexter qu'il aimait les fleurs et voulait l'offrir à sa mère ^^ Je pensais sincèrement qu'il s'était mis dans une mouise sans nom, et ai donc été agréablement surprise que Théa ne le balance pas et lui demande même de lui montrer ses talents. Sympa cette nouvelle petite amitié ;)
Petits details : "Direction la bibliothèque de Magister Eule où je devais y faire le ménage." Le y est de trop, ou alors faire deux phrases, avec ponctuation apres "Eule"?
"les nouvelles recrues venues rengorger l’armée" : renforcer plutot?
Bon courage! J'ai hate de lire la suite.