« Au fond, je crois que c’est à toi que j’en ai toujours voulu le plus. Pour ta lâcheté. Pour ne t’être jamais interposée entre Papa et moi. Pour m’avoir puni au lieu de me porter secours. »
Extrait d’une discussion entre Melchior Cendrétoile
et sa mère, Imogène Cendrétoile, en 1825.
*
5 heures avant le meurtre de Narcisse Pandiorki
14 avril 1821, 22h01
Une fois équipé de son armure – une pièce de métal légère mais solide, conçue spécialement pour les Sentinelles – ainsi que de son épée, Melchior s’efforça de faire le vide dans son esprit. Tout allait bien. Ce n’était qu’un court moment à passer en compagnie de son détestable géniteur. Très bientôt, leur petit groupe serait de retour à l’intérieur de la ville et il pourrait à nouveau faire tout son possible pour éviter le Commandant. En attendant, il allait faire comme d’habitude : rester le plus calme et indifférent possible devant les provocations qu’on lui adressait. Toutefois, la tache s’avérait particulièrement ardue ce soir. Après vingt minutes passées à écouter son père raconter les anecdotes les plus humiliantes à son sujet, l’envie de tout démolir autour de lui le démangeait déjà.
— … mais avant de devenir un adolescent puis un adulte à problème, Melchior était pourtant adorable, déclara Roderick. Je me souviens encore de son enthousiasme à m’accompagner pêcher au Jardin des Brumes quand il avait neuf ou dix ans. La rivière n’était pas très poissonneuse, mais quel beau moment de complicité père-fils !
Melchior leva les yeux au ciel. Lui se souvenait surtout qu’il n’avait pas tellement le choix. Pas s’il voulait éviter de rester coincé tout l’après-midi à la maison, à se faire réprimander et battre par sa mère pour des motifs insignifiants.
L’expression rêveuse de Roderick s’évanouit quand il ajouta :
— Enfin c’est vrai qu’il a quand même pissé au lit jusqu’à ses douze ans. Vous vous rendez compte ? Douze ans ! Avec ma femme, on n’en pouvait plus de changer et laver ses draps sans arrêt.
Assise sur un banc à coté de lui, Helgrid n’avait pas l’air très passionnée par la conversation, mais souriait poliment à son interlocuteur.
— En effet, ça devait rajouter pas mal de tâches ménagères, admit-elle en hochant la tête.
A côté d’eux, Artémisio faisait les cents pas, incapable de tenir en place. Ils étaient tous les quatre réunis au sein de la Tour de la Vertu, l’une des sept tours incorporées dans l’immense enceinte qui protégeait la ville. Plus précisément, ils patientaient à l’intérieur de l’armurerie, une pièce du rez-de-chaussée où seule une poignée d’individus avait le droit d’entrer.
Artémisio s’arrêta brusquement, laissant s’échapper les paroles qui lui brûlaient les lèvres depuis un moment :
— Ça va être encore long ? Combien de temps faut-il à Sa Majesté pour faire le trajet du château jusqu’ici ?
— Patience, répliqua Roderick. Il va finir par venir.
— Mais que vont penser les Barbares s’ils ne nous voient pas arriver ?
En un sens, le jeune homme blond n’avait pas tord de s’inquiéter. Ce n’était que la troisième fois que Melchior faisait parti de l’expédition chargée de livrer aux Barbares la personne sacrifiée, mais lui aussi voyait bien que les choses ne se déroulaient pas comme elles auraient dû. Il aurait bien aimé savoir pourquoi le Roi n’avait pas pu être présent sur la Place Royale plus tôt dans la soirée et en quoi cela nécessitait le remplacement de Dhorvana à la dernière minute. Pour autant, le Commandant Roderick ne semblait pas s’alarmer de la situation.
— Ne t’en fais pas pour ça. On n’a jamais eu d’horaires précises.
Bon à savoir. Melchior ne tenait pas particulièrement à voir son peuple subir de violentes représailles par les Barbares à cause d’une heure de retard. Comme les autres, il n’avait plus qu’à prendre son mal en patience. Il s’attendit à voir son père continuer sa liste d’anecdotes blessantes, mais celui-ci fut à nouveau coupé dans son élan.
— Puisque Sa Majesté tarde à venir, je suppose qu’il n’y a pas de mal à prendre du bon temps en l’attendant, déclara Helgrid en fouillant une poche de sa robe.
Artémisio écarquilla les yeux en la voyant en sortir un petit sachet de paillettes roses.
— Vous savez que la détention de drogue est illégale ? s’étrangla-t-il.
Melchior pouffa de rire et regretta de ne pas avoir d’appareil photo sur lui tant l’expression de son camarade valait le détour.
— Même pour les vieilles dames à qui il ne reste plus que quelques heures à vivre ?
Artémisio se tordit les mains, mal à l’aise.
— Euh… C’est que...
— On peut effectivement fermer les yeux dans ce genre de cas, trancha Roderick.
Satisfaite, Helgrid sortit de petits biscuits secs d’une autre poche. Elle étala ensuite soigneusement les paillettes roses dessus avant de les engloutir, devant les regards curieux des trois Sentinelles.
— Il faut toujours manger quelque chose en prenant de la Poussière de Fée, sinon ça vous ronge l’estomac, expliqua-t-elle. Certaines personnes ont déjà fini à l’hôpital pour cette raison et c’était pas beau à voir.
La pointe de bonne humeur de Melchior s’évanouit d’un coup. Finalement, il ne regrettait pas de ne jamais avoir goûté à cette drogue. Ces paillettes roses étaient plus dangereuses qu’elles n’en avaient l’air et il n’était pas désespéré au point de risquer de détruire tout son système digestif. Toutefois, l’attitude désinvolte de Helgrid l’intriguait.
— Ça vous arrive souvent d’en prendre devant des gens ? demanda-t-il.
Helgrid secoua négativement la tête, tout en rangeant ses petits sachets presque vide dans ses poches.
— Jamais, sauf parfois avec une amie également consommatrice. Mais aujourd’hui n’est pas un jour ordinaire.
Ils n’eurent pas le loisir d’en discuter plus en détail car la porte de l’armurerie s’ouvrit à la volée, laissant entrer le retardataire. Le Roi Thaddéus se planta sans plus attendre devant Helgrid.
— C’est donc vous qui avez été choisie. Je suppose que vous avez une Âme-Liée ?
La vieille femme hocha la tête.
— Dans ce cas, donnez-moi vos mains, ordonna-t-il.
Elle s’exécuta et une lumière dorée l’enveloppa tandis que le Roi se servait de sa pierre de soleil pour matérialiser son aura. Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion d’assister à ce genre de spectacle et Melchior trouvait cela fascinant. Une fois le processus terminé, la couleur de l’âme de la vieille femme se mit à chatoyer autour d’elle à la vue de tous. On aurait pu s’attendre à y voir des teintes angoissées, mais celle-ci rayonnait au contraire d’un magnifique blanc calme. Peut-être l’effet de la Poussière de Fée ?
A bien y regarder, de l’aura de Helgrid s’échappait un filament dont l’autre bout traversait le mur et rejoignait quelque part l’âme d’une autre personne, son Âme-Liée. Quelqu’un de son cercle familial ou amical qui avait suffisamment d’importance à son cœur pour qu’elle ait un jour décidé de lui partager en continu ses émotions les plus intimes. L’apogée de l’amour non-amoureux, de l’amour-autre. Melchior était toujours étonné de voir que même les immigrés se pliait à cette pratique typiquement valussienne. A sa connaissance, ils étaient pourtant le seul peuple à croire qu’en parallèle du mariage, un autre type d’union sacrée devait coexister pour être pleinement heureux.
Le Roi attrapa avec délicatesse le filament entre ses doigts gantés.
— Voilà ce que je vais devoir couper.
Cela faisait parti du protocole. Personne n’était offert aux Barbares sans avoir préalablement été débarrassé de ses attaches psychiques.
— Ça va faire mal ? demanda Helgrid.
— Normalement non. Sauf si vous tentez de résister et d’empêcher la séparation.
Le Roi utilisa des ciseaux avec une lame spéciale pour rompre le lien. L’aura disparut d’un coup et la vieille femme s’évanouit sur le banc. Elle revint à elle quelques instants plus tard en se palpant le crâne, l’air déboussolée.
Le Commandant Roderick adressa un signe de tête au Roi et déclara d’une voix chaleureuse :
— Ne vous en faites pas, il est tout à fait normal de se sentir un peu confuse après une désunion de son Âme-Liée. Ça vous passera d’ici quelques minutes.
— Le peuple du Royaume de Valussière vous est infiniment reconnaissant de lui permettre de continuer à vivre en paix grâce à votre sacrifice, conclu le Roi. Votre courage vous honore.
Le monarque les quitta sans plus de cérémonie pour retourner dans son château, laissant les quatre autres se rendre dans la salle des archives. Immense, la pièce occupait la majeure partie du rez-de-chaussée de la tour. Conçu pour accueillir toute la mémoire de la ville, le mur du fond avait depuis longtemps disparu sous les rangées d’étagères, sur lesquelles s’entassaient livres, dossiers et autres vieux parchemins. Certains étaient perchés tellement haut qu’il fallait se servir d’une grande échelle en bois pour les atteindre.
Le groupe s’approcha du comptoir qui trônait au centre et Roderick fit teinter une petite cloche. Une porte coulissa aussitôt au fond de la pièce, laissant passer la maîtresse des lieux : une femme d’une soixantaine d’années aux cheveux gris attachés en chignon. Ombeline, Grande Recenseuse indiquait le badge sur sa poitrine. Melchior avait entendu dire que celle-ci avait longtemps travaillé dans la police avant de se reconvertir, mais il n’en savait guère plus à son sujet.
Leur hôtesse remonta ses lunettes sur son nez, sortit un stylo doré de sa poche et commença à écrire à la hâte quelque chose sur le grand livre ouvert sur le comptoir.
— Bienvenue au Bureau de Recensement, dit-elle sans même les regarder. Madame Helgrid Tingaal’Rone Var, veuillez s’il vous plaît apposer votre signature sur ce document pour enregistrer votre sortie du territoire.
D’un geste expert, elle retourna le livre en sens inverse, avant de tendre son stylo tout en pointant un espace vierge de son autre main.
Helgrid s’approcha en boitillant avec sa canne et signa sans discuter.
— Parfait ! s’exclama la Grande Recenseuse. Maintenant c’est au tour des Sentinelles de s’enregistrer pour l’expédition de ce soir.
Elle attrapa alors un autre livre qu’elle tendit à Roderick, qui signa à la hâte, suivi d’Artémisio et de Melchior. Une fois ces simagrées administratives terminées, Ombeline se décida enfin à les conduire à ce qui les intéressait vraiment : la salle des machines.
Au cœur de celle-ci était entreposé leur unique moyen d’entrer et sortir de la ville : un immense monte-charge. Capable de soulever plusieurs tonnes de marchandises, humains et chevaux, et piloté par la Grande Recenseuse depuis l’intérieur de la tour, il leur était extrêmement utile. Le Roi Thaddéus lui-même avait exigé son installation en remplacement de l’ancienne porte de la ville. Après son accession au trône, il avait jugé ce nouveau dispositif plus sécurisé.
Tandis qu’Ombeline aidait Helgrid et Artémisio à entrer dans le monte-charge, où quatre chevaux harnachés les attendaient déjà, Roderick se rapprocha de Melchior.
— Détend-toi, tout va bien se passer, lui souffla-t-il à l’oreille.
Melchior se figea d’un coup.
Le bruit de la porte qui s’ouvre,
Troublant le silence de la nuit.
Celui des pas qui avancent sur le plancher.
Son propre cœur qui se glace,
Bien au chaud sous sa couette.
— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer,
chuchote la voix grave à son oreille.
C’est toujours ce qu’Il dit,
Avant que l’horreur ne s’abatte.
Fichus mauvais souvenirs qui n'en finissaient pas de le harceler ! Quand le jeune homme reprit ses esprits, Roderick était monté à son tour et on n’attendait plus que lui. Melchior se hâta donc de rejoindre les autres, Ombeline se mit à pianoter sur les boutons de son tableau de bord et le monte-charge s’éleva dans les airs le long des câbles en acier. Le bruit était assourdissant. Tandis que Helgrid et Artémisio regardaient la machinerie à l’œuvre avec fascination, Melchior peinait à calmer les battements affolés de son cœur. Indifférent à son sort, le Commandant fixait le haut de la tour avec attention. Ils ne tardèrent pas à atteindre le sommet et le monte-charge continua sa route à l’horizontale, vers l’extérieur de la tour, avant d’entamer la descente de l’autre côté.
Vu d’en haut, le paysage était exceptionnel. La Forêt Barbare s’étendait à perte de vue, ses cimes d’arbres clairsemées laissant apparaître des zones de végétation basse et la rivière qui serpentait depuis la ville jusqu’à de lointaines contrées. De nuit, comme maintenant, le décor prenait même un aspect féerique grâce à sa flore luminescente qui s’illuminait après le coucher du soleil. Dommage que cet endroit fût aussi beau que dangereux, entre ses plantes carnivores, les créatures impitoyables qu’on pouvait y croiser, et leurs ennemis Barbares qui rodaient dans les parages. Aucun civil n’était assez inconscient pour oser s’y aventurer sans être accompagné de Sentinelles.
Quand le monte-charge arriva au niveau du sol, Roderick et Artémisio s’occupèrent d’en faire sortir les chevaux. De son côté, Melchior aida plutôt Helgrid à descendre, celle-ci se trouvant en difficulté avec sa canne.
— Merci jeune homme. Ce moyen de transport n’est pas très adapté aux unijambistes !
Elle souleva un pan de sa robe pour lui montrer la prothèse qui lui servait de jambe gauche.
— Une hypothèse sur la manière dont je l’ai perdue ?
Melchior prit un air faussement concentré, avant de s’exclamer :
— Je sais ! Une attaque de requin dans votre jeunesse. Vous étiez tranquillement en train de nager près de la plage, quand une de ces créatures vous a choisit comme repas. Mais vous étiez plus coriace que vous en aviez l’air et la lutte a été acharnée entre vous deux. Au final, il vous a volé une jambe, mais c’est lui qui est repartit le plus mal en point.
Helgrid rit à gorge déployée.
— Quelle imagination ! Ce n’est pas tout à fait conforme à la réalité, mais je préfère de loin cette version.
La bride de plusieurs chevaux en main, Roderick se tourna vers eux, l’air agacé.
— Si tu pouvais la faire monter à cheval au lieu de bavarder, ça nous arrangerait. On est déjà suffisamment en retard.
Derrière lui, Artémisio était déjà juché sur un étalon noir, se grattant le cou d’une main.
Melchior serra les dents et s’empressa d’aller chercher un tabouret caché dans une trappe à proximité.
— Ça devrait vous aider un peu, dit-il à Helgrid en le positionnant près du flanc d’une jument blanche.
Après deux essais infructueux, la vieille femme parvint à se mettre en selle et poussa un soupir de soulagement. Melchior la félicita et sauta à son tour sur le dos d’un cheval alezan, tandis que Roderick sortit un petit objet carré avec des boutons, grâce auquel il envoya un signal à la Grande Recenseuse. Le monte-charge se mit alors à remonter à l’intérieur en attendant leur retour.
C’est le moment que choisit une petite créature pour s’incruster. Plongeant en piqué depuis le haut de la muraille, une petite lapine rousse, avec des ailes au plumage magnifique et des cornes de cerf sur la tête, fonça vers Melchior. Elle tournoya quelques instants autour de lui en poussant des cris perçants, avant de se poser sur son épaule. Il lui grattouilla aussitôt le sommet du crâne avec affection.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Helgrid avec curiosité.
La lapine ailée tourna la tête dans sa direction et huma l’air, avant de retourner se blottir contre le cou de Melchior.
— Voltige, mon wolpertinger. Je m’occupe d’elle depuis qu’elle est bébé, un peu comme une sorte d’animal de compagnie.
Voltige était bien plus que ça en réalité, mais Melchior n’aurait jamais pu avouer à voix haute qu’il avait fait d’elle son Âme-Liée. Il avait fait preuve d’une énorme audace en réalisant tout seul le rituel en pleine nuit. Seul Zéphyr était au courant. Si quelqu’un d’autre l’apprenait, Voltige pourrait très bien être tuée ou lui-même chassé de la ville. Seuls les Barbares liaient leur âme à des créatures, principalement des crachemorts, et la pratique était vue d’un très mauvais œil par les Valussiens. On risquait de l’accuser d’avoir corrompu son âme. La wolpertinger avait beau être adorable, loin des monstres sanguinaires qui avaient autrefois attaqué leur ville, elle n’en restait pas moins une créature. Et même si Melchior n’avait remarqué aucun changement chez lui depuis qu’ils étaient connectés, les vieilles croyances avaient parfois plus de poids que la vérité.
— Tu comptes vraiment emmener cette chose avec nous ? demanda Roderick d’un ton dur.
Cela faisait un moment que Melchior soupçonnait le Commandant de se douter de quelque chose, sans pour autant en être sûr. Peut-être avait-il simplement décidé de haïr tout ce qui faisait du bien à son fils. Quoi qu’il en fut, le regard que son géniteur lui lançait en ce moment-même en disait long sur ce qu’il pensait de sa relation avec la lapine ailée. Melchior ne se laissa toutefois pas impressionner.
— Pourquoi ? Tu as l’intention de m’en empêcher ?
Ils s’affrontèrent brièvement du regard, avant que Roderick ne finisse par céder.
— Très bien, emmène-la si tu veux. Du moment que vous ne vous faites pas remarquer devant les Barbares, je n’y vois pas d’inconvénient.
Le Commandant jeta un bref coup d’œil à Artémisio, avant d’ajouter :
— Sinon les Barbares voudront nous réclamer une deuxième personne et ce serait quand même dommage de perdre notre cher Artémisio, n’est-ce pas ?
Il partit alors dans un grand éclat de rire avant de s’élancer vers la forêt, prenant la tête de l’expédition. Artémisio, lui, avait le visage plus pâle qu’un cadavre. Melchior se sentit obligé de préciser :
— Il blaguait, hein. On ne va pas vraiment te laisser là-bas.
— Bien sûr, répondit son collègue d’une voix blanche.
Se désintéressant de lui, Melchior et Helgrid se placèrent à la suite de Roderick, chevauchant côte à côte. Artémisio resta à l’arrière. Longeant la rivière, le petit groupe s’éloigna en silence du refuge de la ville, s’enfonçant toujours plus profondément au cœur de la Forêt Barbare.
En temps normal, la moindre erreur d’inattention pouvait être fatale à l’Extérieur. Mais pas ce soir. Pour une raison inconnue, les nuits de pleine lune avaient la particularité de rendre inoffensifs pour quelques heures les plantes et créatures dont il fallait d’ordinaire se méfier. Ils passèrent tout près d’une gigantesque carniflore, dont la gueule béante et pleine d’épines ne bougea pas d’un poil, tout comme les lianes fluorescentes qui l’entouraient. Cette chose aurait pu gober l’un d’entre eux en quelques secondes et Melchior était soulagé de ne pas avoir besoin de se battre contre elle, bien qu’il ait déjà eu l’occasion d’en vaincre plusieurs par le passé lors d’expéditions de routine aux abords de la muraille.
Sur les trois heures de chevauchée, le groupe ne fit qu’une courte pause pour manger un sandwich et boire un peu d’eau. Roderick et Artémisio restèrent silencieux, mais Melchior passa la plupart du temps à discuter avec Helgrid, parlant de tout et de rien, heureux de découvrir qu’ils s’entendaient à merveille.
— Sérieux, vous lui avez vraiment répondu ça ? s’enthousiasma Melchior après une anecdote savoureuse. Mais quelle classe ! J’aurais tellement aimé avoir une mère comme vous.
Helgrid baissa timidement les yeux.
— Oh vous me flatter jeune homme, mais je doute que mes enfants me trouvent si extraordinaire.
— Et moi je suis sûr qu’ils vous adorent.
Melchior ne pouvait pas lui avouer connaître Franz et Jolène, mais il le pensait sincèrement. Lui-même s’était beaucoup attaché à la vieille femme ces dernières heures et savoir que bientôt il ne la reverrait jamais plus était un crève-cœur. La vie était tellement injuste. Des ordures comme ses propres parents se baladaient en liberté comme si de rien n’était, tandis qu’on envoyait à la mort des gens géniaux à cause d’un stupide tirage au sort.
Roderick arrêta soudain ses troupes pour leur annoncer d’un air grave :
— Nous arrivons à la cascade. A partir de maintenant, je ne veux plus entendre un mot de votre part. C’est moi seul qui m’adresserai au chef adverse.
Aucun adieu ne fut prononcé. Helgrid savait ce qui l’attendait et il aurait été malvenu de la part des Sentinelles qui la livrait d’en rajouter.
Après avoir descendu une pente un peu abrupte, le groupe arriva enfin au pied de la chute d’eau. Haute d’environ trois mètres de haut, celle-ci leur servait de point de rendez-vous depuis trente ans non pas en raison de sa splendeur naturelle, mais pour son côté pratique. Facile d’accès et située environ à mi-chemin entre leur ville et le repaire des Barbares, elle offrait un lieu neutre idéal.
Melchior étudia les trois individus qui les y attendaient déjà. Impossible de discerner le visage des Barbares, ces derniers portant des masques représentant des têtes de crachemort, l’emblème de leur peuple. Heureusement, ils ne semblaient avoir amené aucune de ces maudites créatures avec eux. S’il y avait bien une chose à craindre plus que tout avec les Barbares, c’était leurs crachemorts. Ces immenses bêtes ailées et couvertes d’écailles étaient probablement les êtres les plus redoutables qu’on puisse croiser dans cette forêt, et que les Barbares soient capables de les contrôler redoublait l’effroi qu’ils inspiraient. Une légende racontait que leurs ennemis avaient échangé l’essence de leur humanité contre la possibilité de se lier à ces bêtes. Melchior ignorait dans quelle mesure la vérité avait pu être déformée et exagérée, mais il préférait rester sur ses gardes.
— Salutations, Hélios, dit Roderick en s’avançant vers la personne qui semblait diriger le groupe adverse. Comme convenu, nous sommes là pour la livraison.
Bien que Helgrid semblait calme, Melchior et Artémisio l’encadrèrent de plus près pour la dissuader de s’enfuir irrationnellement dans la forêt. La plupart du temps, les gens qu’ils amenaient aux Barbares avaient suffisamment peur de ce qui pourrait arriver à leurs proches restés en ville dans le cas où l’accord ne serait pas honoré pour se tenir tranquille. Mais on n’était jamais à l’abri que quelqu’un panique et décide de tenter de survivre seul dans la Forêt Barbare, bien que ce soit impossible.
— Vous arrivez tard, commenta leur ennemi d’un ton acéré.
Melchior ne savait pas grand-chose au sujet de ce fameux Hélios. Comme tous les Barbares, il restait assez mystérieux, mais il avait la réputation d’être encore plus sadique que son prédécesseur. Un an plus tôt, lors de la pleine lune qui avait suivi son accession au poste de chef des guerriers – l’équivalent du Commandant Roderick chez eux – il avait accueillit le groupe de Sentinelles chargé de faire la livraison dans une cascade encerclée de cadavres d’animaux éventrés. Apparemment, il y avait du sang partout et ça empestait au moins à un kilomètre à la ronde. La perversion de ces gens n’avait vraiment aucune limite.
— Oh, à une ou deux heures près, quelle importance ? répliqua Roderick d’une voix mielleuse. Tant que la livraison est faite et que tout le monde peut rentrer chez soi avant l’aube, tout roule.
Hélios eu un petit rire méprisant.
— En effet, du moment que vous respectez votre part du marché, tout ira bien. Mais ne vous avisez pas de jouer aux plus malins avec nous ou alors vous subirez à nouveau les foudres de la Reine Léda.
Le Barbare contourna avec lenteur le Commandant pour observer les trois autres Valussiens postés derrière. Il s’attarda un peu trop sur le cou de Melchior, qui n’apprécia pas du tout la façon dont il fixait Voltige. La wolpertiger elle-même se mit à grogner en sortant les crocs pour montrer son mécontentement. Hélios se tourna alors vers Helgrid pour la dévisager à son tour, avant de faire de même avec Artémisio.
— Je vois que vous avez emmené un petit nouveau avec vous, commenta-il.
Perché sur son cheval, Roderick ne le quittait pas des yeux, prêt à dégainer son épée au moindre signe suspect.
— Il faut bien former la jeunesse. D’ailleurs, celui-là s’est donné beaucoup de mal pour prouver qu’il avait sa place parmi les Sentinelles. Sûrement un de nos éléments les plus prometteurs.
Hélios hocha la tête.
— Dans ce cas, espérons que nous n’auront jamais à nous combattre.
Aux dernières nouvelles, c’était pourtant les Barbares qui avaient décidé tout seuls de déclencher une guerre contre les Valussiens, puis de leur voler leur peuple un par un depuis trente ans pour les tuer de manière douteuse. On avait vu mieux comme attitude pacifiste. Melchior se retint cependant de tout commentaire.
— Aller, assez discuté, conclu Hélios. Refilez-moi la marchandise.
Helgrid fût contrainte de descendre de sa jument et de rejoindre les deux Barbares postés en retrait. Ceux-ci la menottèrent et l’entraînèrent sans ménagement vers leur côté de la forêt. Melchior pouvait voir la panique dans l’attitude de la malheureuse, mais son sort était déjà scellé et personne ne viendrait à son secours. Aucun Valussien, pas même parmi les Sentinelles, ne savait vraiment ce que devenaient les gens ainsi emmenés lors de la pleine lune, cependant, il était clair que rien de bien joyeux ne les attendaient à l’arrivée. L’explication la plus populaire était que les Barbares s’en servaient pour nourrir leurs crachemorts de chair fraîche, mais peut-être les immolaient-ils en offrande à une divinité inconnue, allez savoir. Le pire aurait été de les imaginer réduit en esclavage, alors tout le monde évitait soigneusement d’évoquer cette possibilité et s’en tenait à la version officielle : les sacrifiés étaient tués par les Barbares, inutile de savoir comment. Melchior espérait juste que la pauvre femme ne souffrirai pas trop avant de rendre son dernier souffle.
— A la prochaine, dit Hélios avant de s’éclipser à son tour.
Artémisio laissa échapper un soupir de soulagement et se remit à se gratter le cou. Melchior dû reconnaître que le jeune homme avait du cran d’être venu faire face à leurs ennemis sans se plaindre ni tenter de se défiler. La première fois était toujours la plus effrayante.
Leur petit groupe reparti à trois dans un silence de mort, et une fois qu’ils furent à nouveau en sécurité dans l’enceinte de la ville, chacun pu rentrer chez soi pour un repos bien mérité. Melchior avait hâte de mettre le plus de distance possible avec le Commandant. Son géniteur ne s’était pas montré pire que d’habitude, mais la nuit avait été éprouvante et même Artémisio n’avait pas été épargné, ce qui était plutôt rare.
Waw, un très bon chapitre. J'étais contente de retrouver Melchior, même si je l'ai senti moins colérique dans ce chapitre, et plus fragile, d'une certaine manière. C'était beau.
- "Le bruit de la porte qui s’ouvre,
Troublant le silence de la nuit.
Celui des pas qui avancent sur le plancher.
Son propre cœur qui se glace,
Bien au chaud sous sa couette.
— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer,
chuchote la voix grave à son oreille.
C’est toujours ce qu’Il dit,
Avant que l’horreur ne s’abatte."
-> Ça m'a donné un frisson. Magnifiquement écrit, terriblement triste, ce passage m'a vraiment serré le cœur.
- "— Je sais ! Une attaque de requin dans votre jeunesse. Vous étiez tranquillement en train de nager près de la plage, quand une de ces créatures vous a choisit comme repas. Mais vous étiez plus coriace que vous en aviez l’air et la lutte a été acharnée entre vous deux. Au final, il vous a volé une jambe, mais c’est lui qui est repartit le plus mal en point."
-> J'ai trouvé cette réplique hyper touchante. Tout l'échange entre Melchior et Helgrid est touchant, mais j'ai trouvé que ce passage était tout particulièrement... Je sais pas comment le décrire, mais il y a une sincérité candide qui s'en dégage. L'envie de la faire rêver un peu, peut-être. Très touchant.
Je suis terriblement curieuse de savoir ce qu'il se passe chez les barbares. Moi, j'espère qu'ils ne meurent pas. Le roi me semble vraiment louche, trop complaisant, trop faussement solennel quant aux sacrifiés : je le trouve hypocrite et mauvais. Il y a anguille sous roche. J'espère qu'ils vivent, et qu'ils vivent bien (je suis peut-être trop optimiste, mais j'espère).
Quelques remarques sur la forme :
- "Artémisio s’arrêta brusquement, laissant s’échapper les paroles qui lui brûlaient les lèvres depuis un moment" -> ici, tu sors un peu du point de vue de Melchior en parlant de parole qui brûlent les lèvres d'Artémisio. Il ne saurait pas à quel point le sujet l'intéresse (normalement).
- "homme blond n’avait pas tord de s’inquiéter" -> tort
- "conclu le Roi" -> conclut
- "des gens géniaux" -> merveilleux
- "Hélios eu un petit rire méprisant." -> eut
- "que nous n’auront jamais" -> n'aurons
- "conclu Hélios" -> conclut
- "la pauvre femme ne souffrirai pas trop" -> souffrirait
- "Leur petit groupe reparti" -> repartit
J'ai hâte de voir la suite :)
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Tu enchaines les chapitres assez vite XD
Oui, Melchior n'est pas toujours en colère non plus. Je suis contente que tu continues à l'apprécier ^^
C'est très intéressant de lire tes interrogations au sujet du roi et des Barbares. Mais il va te falloir de la patience... Je ne compte révéler ce que deviennent les Valussiens envoyés chez les Barbares que tardivement dans l'histoire.
Le prochain chapitre sera du point de vue de Zéphyr et devrait arriver assez rapidement ^^
C'est un de mes chapitres préférés sinon mon depuis le début de l'histoire. J'ai trouvé la lecture très intense tout en apportant beaucoup de développement de personnage. Helios est un antagoniste très intéressant et même un peu effrayant, on a du mal savoir de quoi il pourrait être capable. Tu mentionnes à nouveau la reine des barbares et ça donne très envie d'en apprendre davantage à son sujet.
Du côté de "nos" personnages, on découvre le concept d'âme-liée qui est grave intéressante et on apprend plus au sujet de Melchior, ce qui le rend vraiment sympathique. Quant à Helgrid, je l'adore... Vraiment on rejoint Melchior, c'est trop injuste que ce soit elle la sacrifiée...
Mes remarques :
"le jeune homme blond n’avait pas tord de s’inquiéter." -> tort
"que Melchior faisait parti de l’expédition" -> partie
"On n’a jamais eu d’horaires précises." -> précis
"son Âme-Liée. Quelqu’un de son cercle familial ou amical qui avait suffisamment d’importance à son cœur pour qu’elle ait un jour décidé de lui partager en continu ses émotions les plus intimes. L’apogée de l’amour non-amoureux, de l’amour-autre." j'adore cette idée, très beau !
"Cela faisait parti du protocole." -> partie
"mais c’est lui qui est repartit le plus mal en point." -> reparti
"mais Melchior n’aurait jamais pu avouer à voix haute qu’il avait fait d’elle son Âme-Liée un animal âme-liée," super idée ! C'est cool de représenter un amour si fort entre un homme et un animal
"Oh vous me flatter jeune homme," -> flattez
"des Sentinelles qui la livrait d’en rajouter." -> livraient
"il avait accueillit" -> accueilli
"Aucun Valussien, pas même parmi les Sentinelles, ne savait vraiment ce que devenaient les gens ainsi emmenés lors de la pleine lune" oh intéressant, ça ajoute du mystère !
"Leur petit groupe reparti" -> repartit
"chacun pu rentrer chez soi" -> put
Un plaisir,
A bientôt !
C'est pas bien, tu as sauté le chapitre 5 et pas vu la présentation d'un nouveau personnage important pour la suite, ni mon super rituel d'invocation de fantômes !! XD
Sinon, ça me fait très plaisir que tu aimes ce chapitre ^^
Tu en saura plus au sujet d'Hélios et de sa reine, mais il faudra patienter un peu, les chapitres suivants portant sur un tout autre sujet !
Contente que le concept d'âmes-liées te plaise ^^
Moi aussi j'adore Helgrid ! (d'ailleurs c'est très probable que j'écrive un roman annexe sur l'enfance de Borok où Helgrid serait dedans puisqu'elle les connait bien lui et sa mère ^^)
J'ai prévu de révéler un jour ce que deviennent réellement les Valussiens emmenés par les Barbares... mais ce sera pas avant très très longtemps !
Merci beaucoup pour ton commentaire !