Koré... Koré... Koré... viens danser... Sssssss... Je suis allongée dans l’herbe en haut de la colline de l’olivier. Au loin je vois la ville d’Henna en fête. J’entends les rires et les cris d’allégresse. Puis un serpent aux écailles vermeilles apparaît à mes pieds. L’animal rampe lentement pour se lover au creux de mes jambes. Je le caresse doucement et le reptile ferme les yeux. Soudain apparaissant de nulle part, jaillit du ciel un rapace aux serres d’argent tranchant comme des coutelas. Tel un éclair, l’oiseau fonce sur le serpent apeuré, l’attrapant avec violence et rapidité. Je n’ai rien vu arriver et j’entends les sifflements de souffrance du serpent.
Je me réveille en sursaut dans mon lit, le souffle court. Ma respiration est saccadée et je sens mon cœur tambouriner dans ma poitrine. Des perles de sueurs glissent le long de mon cou pour se mêler à ma chevelure. Une douleur au front me fait tressaillir. Je me redresse péniblement et frotte mes paupières. Un cauchemar, ce n’était qu’un cauchemar. Mes yeux s’habituent peu à peu à la lumière du jour. Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps suis-je endormie ? J’ai la tête qui tourne et je n’arrive pas à me souvenir de comment j’ai pu atterrir ici.
Il y a quelque chose d’inhabituel, je le sens. Je réalise brusquement que je perçois les palpitations de centaines d’autres cœurs en moi. Mon pouvoir s’est ravivé et je sens toute la force de celui-ci dans mes mains. Je me lève du lit et cours à la fenêtre. Toutes ces plantes là-dehors vivent et communiquent entre elles. Elles sont heureuses de se retrouver sous l’éclat du soleil et je peux le ressentir. Cette sensation est merveilleuse. Je me sens entière et un sourire se dessine sur mes lèvres.
J’observe mes doigts fins à la lumière du jour. Alors les souvenirs me frappent de plein fouet. Je revois la belle Médusa s’arc-boutant sous la douleur, hurlant à la mort et se transformant en une terrifiante créature. Puis le sourire hargneux de la déesse Athéna proférant sa malédiction les yeux exorbités, et enfin ma mère, qui a lancé sur moi ce projectile de roche pour parer mon attaque. C’est elle qui m’a empêché de sauver la bergère du courroux injuste de la déesse. Je me souviens de tout à présent. Non, je ne peux croire que ma mère ait levé la main sur moi. Pauvre Médusa. Une jeune fille si innocente maudite par la déesse Athéna pour un crime qui n’est pas le sien.
Si seulement j’étais restée quelques minutes de plus, peut-être tout cela ne serait jamais arrivé. J’étais si naïve et égoïste pour ne me préoccuper que de ma personne. Je n’étais pas la seule potentielle cible des dieux de l’Olympe. N’importe quel mortel l’était. Un dieu avait commis un crime, une déesse avait puni une innocente et une troisième avait assisté à tout cela sans intervenir. Je porte une main devant ma bouche pour m’empêcher de crier. La culpabilité et la tristesse me rongent. Ma peine est si grande, je sens les larmes monter. Puis des exclamations retentissent à l’extérieur dans le jardin. Je me penche à la fenêtre et découvre avec effroi que toutes les fleurs se fanent une à une. Une nymphe relève la tête dans ma direction, le regard surpris et peut-être même accusateur. Mon désespoir est-il la cause de cette désolation ?
La porte de la chambre s’ouvre en claquant contre le mur et ma mère fait son entrée avec fracas. Son chiton est noué avec simplicité et sa coiffure est complètement négligée. Elle n’a pas l’air d’avoir beaucoup dormi. La ride sur son front est encore plus creusée, comme si ses sourcils ne pouvaient plus se déplisser. Le regard qu’elle pose sur moi mêle lassitude, colère et fatigue. Elle se pince l’arête du nez et souffle.
— Qu’as-tu encore fait Koré ? s'exclame la déesse en s’avançant vers la fenêtre.
— Je n’ai pas fait exprès mère, je réponds les yeux baissés.
— Voilà pourquoi je ne peux pas te laisser tes pouvoirs, tu te laisses submerger par tes émotions ! Tu veux que l’on t’appelle Perséphone : celle qui apporte la mort !
— Ce serait toujours mieux que Koré, la jeune fille, je murmure en détournant la tête.
— Tu ne peux donc pas cesser un instant tes enfantillages !
Enfantillages ? Le mot est aussi douloureux qu’une violente gifle sur ma joue. Ma mère Déméter s’avance vers moi et caresse mon visage en examinant mon front. Son geste n’a rien de doux. Certainement là où le bloc a frappé. Elle ose me reprocher mon manque d’expérience et j’étais assez stupide pour une nouvelle fois courber l’échine. Pourquoi dois-je me sentir coupable ? Ce n’est qu’une simple erreur, je ne maîtrise pas mon pouvoir mais la faute à qui ? Certainement à celle qui m’en empêche depuis que je suis née ! Ma mère ne peut que se blâmer elle-même si je lui fais honte. D’ailleurs, si quelqu’un a bien honte ici c’est moi. J’ai honte de ce que ma mère a fait ou au contraire n’a pas fait pour Médusa. Je lève mes yeux vers elle et je ne peux cacher la colère qu’elle m’inspire, je ne me laisserai pas faire !
— Pour qui est-ce que tu te prends Koré ? Ton attitude est déplorable. Tu ne te rends peut-être pas compte de ce que tu as fait mais il va falloir en assumer les conséquences.
— Mais au moins j’ai essayé d’agir ! je m’exclame.
Ma mère recule d’un pas. Alors une ronce fine comme le bras jaillit par la fenêtre et glissent le long de la paroi telle une vipère noire. J’examine la plante rampante, surprise, et ma mère l’observe comme la chose la plus abjecte qu’elle ait vue. Le souvenir des cadavres des amazones recouvertes de ronces me revient. Je ne contrôle pas mon pouvoir tout comme je ne maîtrise pas mes émotions et j’avais en effet causé leur mort. Je sens au fond de moi que trop d’éléments contradictoires s’entremêlent et m’épuisent. Suis-je capable de braver ma propre mère ?
— Qu’essayes-tu de te prouver Koré ? Après la déesse de la sagesse, tu veux t’attaquer à la déesse de la terre ? s'écrie-t-elle en colère.
D’un geste sûr et sans me quitter des yeux, ma mère tend la main vers la ronce conquérante et en quelques secondes je peux sentir son pouvoir aspirer de l’intérieur, la vitalité de la plante. Je ne peux pas lutter. Elle l’assèche jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien et qu’elle se brise en mille morceaux. Une plante ne peut pousser sur un sol aride. Je regarde les débris s’envoler, emportés par le vent. Ma mère replace une mèche de cheveux derrière son oreille et croise les bras sur sa poitrine le regard hautain. Je me sens ridicule.
— Je ne te reconnais plus Koré. Comment as-tu pu oser vouloir affronter Athéna ?
— Je voulais sauver Médusa. Ce châtiment était injuste, je réponds en serrant les poings. Pourquoi avoir laissé Athéna s’en prendre à elle si ce n’est par lâcheté ? Est-elle encore vivante ?
— Bien évidemment qu’elle est vivante, Athéna ne peut relâcher la créature qu’elle a créée sur les mortels. Faire partie du panthéon des dieux implique des responsabilités mais aussi des règles très strictes. Une divinité ne peut en affronter une autre en se servant de son pouvoir, tout comme tu n’avais pas le droit de t’opposer à la volonté d’une déesse ! s'exclame ma mère.
Sa taille me domine et je me sens encore plus insignifiante mais je ne dois pas flancher. L’air est lourd et pesant. C’est la première fois que j’ose l’affronter ainsi. Ce qui s’est passé hier a marqué notre relation pour toujours. Jamais je ne pourrais lui pardonner. Ma mère a toujours été pour moi un modèle de force et courber l’échine devant Athéna m’a prouvé qu’elle n’était finalement pas si imposante.
— Et si cela avait été moi à sa place ? L’aurais-tu laisser faire ?
— C’est différent Koré, tu n'es pas comme elle. Médusa était une jeune fille insolente qui bafouait les règles dictées. Elle était vaniteuse et savait jouer de ses charmes. Combien de fois lui ai-je répété d’être plus prudente ! Elle n’aurait jamais dû quitter la maison, je l’avais interdit. C’est pour éviter ce genre de drame que...
— Que tu nous enfermes ici... je murmure.
— Cesse de marmonner Koré ! Que cela te serve de leçon ! déclare ma mère.
— De leçon ? Tu vas laisser cette injustice pour que cela me serve de leçon ? je crie ne frappant du poing sur mon lit, ulcérée.
— Les jeunes filles, qu’elles soient mortelles ou divines devraient toujours écouter les aînées...
— Je me suis rendue aux festivités d’Henna avec Médusa, je la coupe lassée de l’entendre répéter ses sermons. Je voulais voir le monde de mes propres yeux puisque tu préfères me garder emprisonnée ici mais je ne pourrais me contenter de cette vie-là, je ne suis pas toi et je ne le serai jamais !
Les yeux de ma mère s’écarquillent. Je n’aurai jamais dû prononcer ces mots. Ils ont eu la puissance d’un coup de poignard dans son dos. Je l’ai trahie et jamais elle n’aurait pu s'imaginer que j’en sois capable. Il émane de ma mère une colère si grande, son regard me paralyse. Le visage rouge, les lèvres tremblotantes, je vois son bras se lever et sa main s’abat sur ma joue avec violence. La force de cette gifle est si grande que j’en perds l’équilibre et tombe en arrière.
— Petite gamine égoïste et ingrate, je fais tout ce qui est possible pour te protéger et toi, tu te permets de me mentir et de m’insulter ! Tu ne sais pas ce que c’est que d’être terrifiée à l’idée de perdre sa fille ! hurle-t-elle le visage crispé.
— Et je ne le saurais jamais puisque tu as décidé de faire de moi une divinité chaste ! Tu ne m’as même pas laissé exprimer mon opinion, tu avais choisi pour moi depuis le début ! Je ne serai jamais la fille docile que tu veux que je sois ! je réponds d’un ton accusateur à genoux sur le sol.
Ma joue est brûlante et des larmes traîtresses coulent sur mes joues. Ma mère ne m’avait encore jamais frappé avec autant de force. Son seul regard suffisait à me faire peur pour ne pas la braver. Cette femme en face de moi ne m’inspire à présent que déception et tristesse. J’aimerais contenir mes larmes est paraître plus forte mais mon cœur est brisé et toute la rancune que je gardais au fond de moi semble s’être échappée. Nous avons réussi à nous blesser mutuellement.
— Je fais tout cela pour te protéger ! Sais-tu ce qui est arrivée à Aphrodite lorsqu’elle nous est apparue ? Tous les dieux se sont disputé sa couche. Sa beauté les a rendus fous et ils étaient prêts à s’entredéchirer pour assouvir leur désir primaire. Tu crois qu’elle voulait être le symbole de l’amour et du plaisir ? C’est Zeus qui lui a imposé ! C’est ce que tu veux Koré ? Devenir l’objet des fantasmes de ces hommes ? Hestia, Athéna et Artémis ont été plus malignes en faisant vœux de chasteté. Je pensais que tu étais capable de le comprendre. Le corps d’une déesse de la fertilité attire toutes les convoitises...
— Si tu pouvais avoir un peu plus foi en moi mère... je pourrai devenir plus forte... si seulement tu me laissais te prouver que j’en suis capable... je dis en me relevant, la joue toujours en feu.
— Tu crois que cela m’amuse de te priver de tes pouvoirs ? Tu es fille de déesse et ta place est évidemment sur l’Olympe mais je ne peux pas prendre le risque qu’il t’arrive malheur. Je sais ce qui se passe lorsqu'un dieu tel que Zeus jette son dévolu sur une déesse. Jamais, tu m’entends, jamais je ne lui laisserai avoir une quelconque ascendance sur toi...
La voix de Déméter s’est éteinte dans un sanglot qu’elle ravale aussitôt. Sa colère semble s’être évaporée. Elle serre les dents et finit par s’asseoir sur le lit. Son regard n’est plus posé sur moi mais dans le vide. Le silence s’installe entre nous. Je n’ose pas bouger. Les paroles d’Athéna me reviennent en mémoire “ Tu crois que l’on peut punir un des trois grands rois de ce monde ? Ce que tu peux être naïve, ta mère plus que quiconque aurait pu te l’apprendre !”. Malgré toutes les paroles que nous venons d’échanger, je sens naître en moi un étrange sentiment de culpabilité. Ma mère n’est plus auréolée de sa prestance habituelle. Recourbée sur elle-même, elle semble plus petite et plus âgée. Suis-je allée trop loin dans mes paroles ? Non, je devais l’affronter et je dois réussir à la convaincre de sauver Médusa.
Je m’assois sur le lit à côté d’elle et pose délicatement ma main sur la sienne. Elle sursaute comme si elle avait oublié ma présence. Mes yeux sont suppliants mais je n’arrive pas à lui sourire encore. Déméter a un drôle de regard. Elle ne dit rien et se penche pour m’embrasser le front. Ce contact affectueux après la gifle monumentale qu’elle m’a donné me laisse perplexe.
— Je sais que je ne pourrais pas te garder enfermée ici pour toujours... je t’aime tellement ma fille... murmure-t-elle.
Ma mère se redresse et s’éloigne lentement vers la porte. Son visage semble s’être fermé à toute émotion. Elle lisse les plis de son chiton et ce silence accentue le fossé qui s’est ouvert entre nous. Puis, délicatement, je la vois poser sa main sur la poignée.
— Tout ce que je fais Koré, c’est te protéger. J’espérais avoir tort, mais tu ne me laisses plus le choix. Administrez-lui le remède.
Soudain apparaissent dans la chambre Lena, Lana et Lara. Je sursaute et comprends ce qu’il va se produire. La panique me submerge, mon cœur tambourine dans ma poitrine et je sens mon visage se déformer sous la peur. Les dryades m’encerclent sur le lit et m’empoignent avec force pour m’obliger à rester allongée. Je ne peux pas croire qu’elles m’aient trahie à ce point. Je me débats avec force et n’hésite pas à donner des coups mais d’autres nymphes accourent autour de nous. Mes bras et mes jambes sont maintenues par toutes ces mains qui autrefois me coiffaient et m’habillaient de fleurs. J’hurle à en perdre la voix. Alors des ronces apparaissent à la fenêtre pour foncer vers mes assaillantes mais ma mère, toujours présente dans la pièce, recommence le même stratagème pour bloquer mon attaque.
Lena me force à garder la bouche ouverte tandis que Lana y verse le breuvage noirâtre qui m’empoisonne depuis mon enfance. Cette fois-ci, le liquide qui coule dans ma gorge et se déverse dans tout mon organisme est encore plus épais et âcre qu’à l’accoutumée. J’ai la sensation qu’un incendie se propage sous ma peau. De violents soubresauts obligent mon corps à se plier dans tous les sens. Mon pouvoir est enseveli sous la glace du poison comme jamais il ne l’a été. La douleur est abominable et des larmes de rages glissent sur mes joues. Ma mère Déméter m’observe en silence. À l’image de mes ronces, jamais elle ne me laissera grandir et ma propre existence finira par être aspirée dans son amour abyssal.
*****
Allongée sur ma couche, il me semble que c’est la troisième fois que vois défiler les ombres du jour tantôt minuscules, tantôt envahissantes sur les murs de ma chambre mais je n’en suis plus si sûre, peut-être fais-je erreur. Toute la journée je reste couchée dans un état d’épuisement tel que le rêve et la réalité s’entremêlent intimement. J’ai tant pleuré que la sensation de ne plus posséder une seule larme en moi me paraît tout à fait normale. Mon esprit est embrumé et la tristesse me berce doucement dans ses bras. Une profonde mélancolie s’est emparée de tout mon être et me maintient dans ce lit. Je me sens insignifiante. Je sais juste que je peux manger et boire ce que je trouve sur le plateau que l’on dépose sur la table près de moi. Qui viens changer les assiettes et remplir mon verre ? Dès que je me réveille j‘ai à nouveau de quoi manger. Si mon instinct de survie n’obligeait pas mon corps à tendre le bras pour se nourrir, je ne sais pas si je le ferais de moi-même. Je ne comprends pas pourquoi je suis si seule. J’ai toujours été entourée et à présent les visages flous vont et viennent mais ne restent pas près de moi...
— Elle est encore endormie.
— C’est que le breuvage fait effet. C’est une potion du sommeil. C’est la déesse Hécate qui a rapporté cette eau des Enfers à Déméter, je l’ai vue lui offrir.
— Sommes-nous obligées de continuer ?
— Déméter nous a ordonné de veiller sur elle et c’est ce que nous faisons.
— Entre le remède de Déméter et maintenant cette potion d’Hécate, j’ai pitié d’elle en la voyant ainsi.
Les souvenirs s’entremêlent avec les rêves. Je vois des serpents surgir de la pénombre et lorsque je crie ils pénètrent avidement dans ma gorge. Il y a une femme qui ne cessent de me pourchasser avec des serres me lacérant le dos. J’essaye de courir et le sol se dérobe sous mes pieds. Je tombe dans un puit sans fin et les ronces finissent par m’attraper pour m’étouffer. Parfois un ours tente de me délivrer des ronces mais il me fait peur alors je crois me réveiller. Plus rien n’a de sens et je ne sais plus où je suis.
Je perçois comme une étrange sensation. Je me demande si mon corps m’appartient toujours. Il me semble que mon esprit flotte bien au-dessus de moi. Pourrais-je un jour revenir à moi ?
Alors que plus rien ne semblait me retenir j’entends au loin une voix familière : “Koré, réveille-toi, réveille-toi, cesse de boire le breuvage...” murmure une voix à mon oreille. Je n’arrive pas à ouvrir les yeux. Mes paupières semblent scellées. Mon corps ne me répond plus. Mais cette voix à peine audible, comme un chuchotement perdu dans le vent, je l’ai entendue. Mon esprit à la dérive se raccroche à ces mots, persuadé de retrouver enfin le chemin du retour. “ Tu dois lutter, cesse de boire le breuvage...”
Au fond de moi je sens que je dois l’écouter. Il faut que je retrouve le peu de force qu’il doit me rester. J’essaye de me concentrer pour rester consciente. Il faut que je fasse ce que la voix m’a dit. Pourtant j’ai beau me débattre au fond de moi, je sens les ténèbres du sommeil m’engloutir et des larmes ruissellent sur mes joues.
Je suis perdue, prisonnière d’un mal que je ne comprends pas. Mais la petite voix tout à l’heure me demandait de lutter et je sens que je dois le faire. Plongée dans le noir, je ne vois presque rien et j’ai froid. Ce n’est pas la première fois que je me retrouve là. Cela commence toujours comme ça. Je me réveille dans cet endroit lugubre, que je reste sur place ou que je me mette à courir à l’aveugle dans ce brouillard, il en résultera la même chose : les créatures et visions cauchemardesques vont surgir et se jeter sur moi. Je suis épuisée de lutter ainsi. Il n’y a plus de matin seulement une longue nuit d’agonie.
Soudain, alors que je me croyais perdue dans ce brouillard, j’aperçois au loin une pâle lueur bleutée. Un homme approche lentement. Je ne l’ai jamais vu et je ne sais pas si je dois le fuir ou le laisser m’approcher. Je sens que ma volonté est beaucoup trop faible et s’il avait voulu me terroriser il l’aurait déjà pu.
Je peux enfin distinguer l’inconnu vêtu d’un himation gris perle et arborant une sacoche. Ses cheveux raides sont blancs comme la neige et tombent presque à ses pieds. Sa peau est pâle et aussi lisse que du marbre tandis que ses yeux sont noirs comme l’onyx. Malgré l’étrangeté de son apparence je n’ai pas peur.
— Que fais-tu ici belle enfant ? Tu n’as rien à faire là, tu devrais être auprès de Morphée à rêver paisiblement. Ou peut-être Epialès te tourmente-t-il ? Comment t’appelles-tu ? demande l’homme à la voix aussi douce qu’un murmure.
Etrangement, je peine à me souvenir de mon nom.
— Je m’appelle Koré mais je crois qu'on m’appelle aussi Perséphone, je déglutis péniblement.
Mes pensées sont confuses. Je ne comprends pas si je suis éveillée ou non.
— Cela fait des nuits que j’entends tes cris sans parvenir à te trouver.
— Je vous prie de m’excuser si je vous ai réveillé, je réponds d’une voix fluette.
L’homme sourit et ses dents sont aussi noires que ses yeux. Il me tend la main et m’aide à me relever. Sa peau est glacée comme la brise nocturne mais douce comme la soie. Ses doigts pressent les miens et je ne sais pourquoi mais cela me procure du réconfort.
— Quelle délicieuse enfant. Voilà bien longtemps que je n’avais rencontré un être si poli malgré la peur que je peux lire dans tes yeux.
— Vous n’avez pas peur de rester ici tout seul ?
— Je te remercie pour ta sollicitude mais je suis le gardien de ces lieux. Personne n’est au-dessus de moi, je n’ai peur de rien, je suis le maître des hommes et des dieux. Et qui a dit que j’étais seul ? Mes fils se promènent sur le domaine.
— Si vous êtes le maître des hommes et des dieux vous ne pouvez être qu’Hypnos le dieu du Sommeil ? j'ose demander.
Il ne me répond pas mais son silence et son sourire semblent confirmer mes suppositions. L’homme sort de sa sacoche un rouleau. À la lueur de sa lanterne, il parcourt le document. Autour de nous le brouillard semble s’éloigner.
— Je n’ai aucune criminelle ni mourante du nom de Koré dans mes registres. Veux-tu rester ici ou bien rentrer chez toi ?
— Ma maison est une prison...
— Mais une prison d’où tu pourras certainement t’échapper alors qu’ici il n’y a que les ténèbres éternelles.
Soudain le bruit de sabot et le hennissement de chevaux attirent notre attention. Derrière moi, à quelques mètres se trouve un char d’argent éclairé à la lumière de plusieurs flambeaux bleutés. Les chevaux se confondent presque avec la nuit tandis que dans le véhicule se trouve un homme à l’imposante musculature et la chevelure ébène. J’ai l’étrange sensation de l’avoir déjà vu. Mais à peine me suis-je retournée qu’Hypnos murmure à mon oreille.
— Je vais te ramener chez toi Koré et lorsque tu t’éveilleras, tu m’oublieras mais moi je n’oublierai pas la venue d’une jeune fille aussi charmante. Réveille-toi Koré et ne revient plus ici...
Je ressens une vague de chaleur et de bien-être envahir mon corps. Alors je prends conscience qu’autour de moi il y a du bruit, de la lumière, des odeurs familières. Les ténèbres ont disparu. Les visages flous veulent me nourrir ou m’abreuver, je fais semblant de dormir.
Une fois seule, j’ouvre les yeux et les referme aussitôt tant la lumière m’aveugle. Je recommence plusieurs fois avant d’être tout à fait capable de supporter la luminosité. J’essaye de me redresser mais hélas mes membres sont engourdis. Je me souviens de la petite voix et je sais que je ne dois pas abandonner. Mes mains tremblotantes s’emparent du gobelet en étain posé sur la table à côté. Puis je me traîne hors du lit telle un insecte rampant et verse le liquide dans un vase orné de dorures se trouvant contre le mur, un cadeau pour mon seizième anniversaire.
Chaque jour, je recommence la même comédie. Au bout de la quatrième fois j’ai enfin retrouvé la vue complète et mes jambes me semblent moins faibles. Dès que j’entends du bruit je referme les yeux et je laisse mes geôlières vaquer à leurs occupations.
— Hâtons-nous, j’aimerais pouvoir dîner un repas chaud.
— Cela fait des jours qu’elle dort ainsi, est-ce normal ?
— Je te l’ai déjà expliqué, son esprit a besoin d’apaisement. Il faut qu’elle comprenne quelle est sa place dans ce monde.
— Aurons-nous assez de potion ?
— Bien évidemment, la déesse Déméter m’a confié la clé pour être certaine que personne hormis moi ne puisse accéder à la potion.
— Penses-tu qu’elle nous entend ?
— Non elle doit rêver paisiblement dans le royaume de Morphée.
— J’ai peur qu’elle soit en colère contre nous quand elle se réveillera.
— Dis-toi surtout que sans cela nous resterons toujours de simples dryades. Une fois que Koré aura repris ses esprits nous serons invitées sur le mont Olympe.
Ce sont évidemment les voix de mes dames de compagnie. Les visages flous qui flottaient autour de moi il y a quelques jours, ce ne pouvait être qu’elles évidemment. Je me félicite d’avoir un jeu d’acteur si convainquant.
Je les entends déposer un nouveau plateau sur la table. Je brûle d’envie de leur parler mais je sais que leur loyauté est à ma mère et qui sait ce qu’elle fera lorsqu’elle apprendra que je suis éveillée. Puis à la douceur de leurs mains je reconnais Lara mais aussi Cyané tentant de me redonner une allure convenable. C’est assez gênant mais je ne dois pas me trahir. Avec du savon et un tissu humide elles nettoient mon corps et ma chevelure emmêlée. Je les plains de devoir habiller un corps inerte.
Je sens qu’elles commencent toutes à se diriger vers la porte. Mais, une personne est encore à mes côtés. Je peux sentir son souffle chaud sur ma joue, elle murmure “ Réveille-toi Koré, tu dois te réveiller, il ne faut pas boire le breuvage ”. Bien-sûr ce ne pouvait être que Cyané. Elle me serre la main et délicatement je presse la sienne. Lena lui ordonne de finir et de sortir.
Le silence emplit à nouveau la salle. Je me redresse et observe autour de moi. Il ne reste que mon lit trônant au centre de la pièce et mes affaires, le reste du mobilier a été déménagé. On a dépouillé cette chambre de toute la joie et de tous les rires. Elle est devenue une véritable prison où l’on me garde enfermée. Depuis combien de temps suis-je maintenue ici ? À force de ne plus boire le verre que l’on m’apporte je suis assoiffée. Ma gorge me pique atrocement. Mais je constate avec soulagement que le pichet contenant de l’eau pour ma toilette a été oublié juste à côté du lit. Je souris, ce ne peut être que Cyané. Je bois l’eau qu’il reste et verse le breuvage à l’intérieur.
Je me redresse et m’avance vers la fenêtre en prenant garde de ne pas me faire voir. Le ciel est ombrageux et il n’est pas difficile de deviner qu’un orage va éclater. Enfant, j’adorais admirer la foudre avec les nymphes. Nous imaginions qu’il s’agissait de Zeus menant un combat contre des ennemis ou exprimant sa colère auprès des mortels.
Je soupire, mes suivantes avec qui j’avais grandi, celles que j’avais aimées comme des sœurs ont dû quitter les lieux et entrent seulement pour m’apporter de quoi manger et de quoi me laver un minimum avec pour ordre de ne pas m’adresser la parole. Elles obéissent à la déesse Déméter qui a décidé de me garder enfermée le temps que soi-disant je me calme un peu. Comment le pourrais-je ? Après la dose de poison qu’elle a répandu dans mon corps, j’ai peur de ne plus jamais pouvoir me servir de mon pouvoir. La cruauté de ma mère me fait froid dans le dos. Je voudrais savoir ce qu’elle manigance en me gardant prisonnière dans cet état larvaire.
Le verrou de la porte s’enclenche brusquement. Alors je me précipite dans le lit et enfouis mon visage dans l’oreiller. Les yeux fermés je peux reconnaître le bruit des sandales qui claquent sur le sol. Ma mère vient d’entrer calmement. Elle fait le tour de ma couche et s’assoit près de moi. Ses doigts se glissent dans mes cheveux et elle fredonne un air qu’elle me chantonnait lorsque j’étais enfant. Je frissonne sous ce contact et j’essaye de ne pas bouger. Je sens la colère monter en moi. Ne se rend-elle pas compte de ce qu’elle me fait endurer ?
— Ma fille chérie, pourquoi est-ce que tu fais en sorte que ta vie soit si compliquée... tu es si jeune, si naïve, si imprévisible... tu ne connais rien de ce monde... j’espère que tu comprendras que tout ce que je fais c’est pour ton bien... dans quelques temps ta colère se sera éteinte et tu seras plus raisonnable... j’ai fini par convaincre Athéna de te pardonner et après une année à son service elle acceptera de t’offrir sa protection et de t’initier... tout va s’arranger mon enfant tu verras... nous irons à Athènes puis nous irons sur l’Olympe... tu rencontreras ta famille... puis tu resteras pour toujours à mes côtés... personne ne pourra nous séparer mon enfant, je veillerais toujours sur toi...
Ma mère Déméter dépose un baiser sur le sommet de ma tête. Elle se lève dans un froissement de tissu et je l’entends donner des ordres dans le couloir. Durant les six jours qui suivront, personnes hormis mes suivantes ne devra monter dans ma chambre et tous les jours elles devront bien vérifier que la potion du sommeil a bien été bue. La porte se referme et je ne peux plus entendre ce qu’il se dit.
Je suis paralysée par le discours tenu par ma mère. L’angoisse et la peine s’entremêlent et font battre mon cœur plus fort. Ses mots étaient aussi tranchants que de l’acier. Tout ce que j’ai pu lui dire n’aura donc servi à rien. Elle a déjà tout planifié et ne se rend même pas compte que ce qu’elle me fait subir est pure folie. Je n’aurai donc aucune chance de m’affirmer et il n’y aura aucune échappatoire. Moi qui culpabilisais toutes ces années d’être une affreuse fille égoïste, je finissais toujours par noyer mon chagrin au fond de moi car je ne voulais pas décevoir ma mère. Mais à présent, je me rends compte que c’est elle la plus égoïste de nous deux ! Comment peut-elle croire qu’après avoir fait du mal à Médusa, j'aurais accepté docilement de me mettre au service de la déesse Athéna ! Jamais je n’arriverai à lui pardonner de m’avoir empoisonnée et d’avoir abandonnée ainsi mon amie.
Dehors l’orage gronde et un éclair illumine le ciel. Pourtant j’entends de l’agitation dans la cour. Je reconnais le son des chevaux qu’on attèle, les voix des nymphes qui vérifient le nombre de bagages emportés et les domestiques qui souhaitent bon voyage à leur maîtresse. Cette effervescence que je connais si bien est signe que la déesse des moissons part quelques jours bénir des terres. Une terrible idée vient de naître dans mon esprit.
Une idée que je me suis toujours interdit d’imaginer. Si je prends cette décision je ne pourrais pas faire marche arrière. Mais il est évident que je ne peux plus endurer ce supplice en silence, même au nom de l’amour maternel. Si je ne me bats pas je resterai prisonnière de cet avenir qui me dégoûte au plus haut point. Lorsqu'un deuxième éclair zèbre la voute céleste ma décision est prise. Je vais prendre en main mon propre destin et pour commencer je vais profiter que ma mère soit absente pour m’enfuir ! Si je ne saisis pas cette occasion je serai alors prise dans l’engrenage de sa désastreuse machination.
Notre héroïne semble ENFIN déterminée à échapper à sa condition de "pantin des Dieux de l’Olympe" !
"mon pouvoir est enseveli sous la glace du poison" ; "ma propre existence finira par être aspirée dans son amour abyssal" ; "il n'y a plus de matin seulement une longue nuit d'agonie".
J. J. ne lâche plus jamais ta plume stp.
Donc Koré quitte l'endormissement de sa chrysalide. Elle sera une combattante, pour ce qui est juste et après Cyané, Hermès, l'homme-ours ?, voici Hypnos. La pureté de Koré lui attire de beaux alliés !
Le passage à la fin du rêve m'a beaucoup intrigué, j'espère avoir une explication plus tard sur qui est " un homme à l’imposante musculature et la chevelure ébène. J’ai l’étrange sensation de l’avoir déjà vu " Suspens !!
J'ai repéré des petites choses:
mes larmes est paraître plus forte: et paraitre
j‘ai : l'apostrophe est inversé
persuadé de retrouver: persuadée
et ne revient plus ici... reviens
m’avoir empoisonnée et d’avoir abandonnée : ée?