Le soleil disparaît peu à peu et la déesse de la nuit étend son voile sur le monde. Je sens mon cœur battre lentement. Ma respiration est calme. J’essaye de faire le vide en moi et de me concentrer. Voilà trois jours que je prépare mon évasion dans le plus grand des secrets. J’espère que Cyané a bien lu le mot caché dans la cruche qu’elle a récupérée. Je n’en reviens pas de ce que je m’apprête à réaliser. La pluie a enfin cessé, mais l’atmosphère pesante et les nuages gris laissent présager que les intempéries ne sont pas finies. Je me demande ce qui peut bien contrarier le roi des dieux. Mère me disait que je ne devais pas craindre l’orage, car lorsque tombe la pluie, le sol devient plus fertile pour faire croître la nature et nourrir les mortels. Je soupire, je ne dois plus penser à elle et me concentrer seulement sur mon objectif.
Je m’approche de la porte fermée à clé et je peux entendre les paroles étouffées de mes gardiennes. Les connaissant, les trois jours d’averse les auront empêchées de sortir et les auront rendues moroses. Les dryades détestent rester enfermées toute la journée. Si nous n’aidions pas à ramasser des fruits dans le verger, nous courrions cueillir des fleurs dans les champs. Ou nous allions nous baigner dans une rivière ou dans la mare sacrée de Cyané. Puis, nous dansions à l’ombre des arbres. Parfois, nous jouions de la musique près des vignes, ou nous nous amusions dans la forêt et marchions jusqu’au gigantesque olivier, admirer les voyageurs en direction d’Henna et les bergers mener le troupeau. Lara rêvait d’histoire d’amour, Lana cherchait à être la plus belle et Lena veillait sur ses sœurs. Leur joie et leurs rires avaient bercé ma jeunesse. Plus jamais nous ne pourrons vivre ces instants d’insouciances. Je pose ma main sur le bois de la porte et prie dans mon for intérieur qu’elle puisse me pardonner un jour ce que je m’apprête à faire.
Un sifflement retentit au dehors de ma fenêtre. Je sursaute puis souris de soulagement : voilà le signal. Sans faire de bruit, je m’approche. Le plus discrètement possible, je jette un coup d’œil en bas. La cour est vide à cette heure-ci. Les hommes sont partis pour la ville et fermières et domestiques préparent à dîner. Pourtant sous ma fenêtre Cyané est au rendez-vous. Sa loyauté et son amitié sont exemplaires. Je souris en la voyant. Son visage à elle est inquiet et elle regarde autour d’elle pour être certaine que personne ne l’aperçoive. De mon côté, les dryades ne semblent pas avoir entendu quoi que ce soit de suspect pour les alerter. J’attrape alors le vase décoratif rempli de la fameuse potion qui me maintenait dans un état pitoyable. À l’aide de lambeaux de tissus tressés prélevés dans mon coffre à vêtement, j’ai pu fabriquer deux cordelettes nouées à chaque anse. Cela va ainsi me permettre de donner la poterie et son liquide néfaste à Cyané. La naïade placée sous ma fenêtre attend en tapotant du pied et semble vraiment anxieuse. Délicatement, je fais glisser le précieux contenant en évitant qu’il ne rebondisse contre la paroi à cause du balancement de son poids. À chaque coup, mon corps se crispe. Je vois Cyané sursauter. Une voix, celle de Lena retentit en contre bas. Je peux apercevoir le haut de sa tête blonde dans l’embrasure de la porte.
— Que fais-tu là dehors Cyané ?
— Rien… je me dégourdis les jambes puisque la pluie s’est arrêtée, répond-t-elle en tentant de cacher sa nervosité.
— Tu ne devrais pas sortir sans prévenir, surtout à la nuit tombée.
— Tu as raison Lena, je vais rentrer après avoir retiré la boue de mes sandales.
À force d’avoir les bras tendus, je sens mes muscles se contracter et bientôt mes mains se mettent à trembloter. Avec effroi, je vois une des cordelettes commencer à se déchirer et voilà que le contenant penche sur le côté laissant s’échapper quelques gouttes du breuvage. Les éclaboussures se répandent sur Lena et Cyané. La naïade lève discrètement un regard inquiet vers le vase qui vacille dangereusement. Si Lena relève sa tête, je suis perdue. Je retiens mon souffle et mon cœur se met à palpiter.
— Ne tarde pas à rentrer, il va pleuvoir à nouveau, déclare Lena en reculant et passant une main dans sa nuque pour essuyer les gouttelettes
— Je vais me hâter ! s’exclame Cyané d’une voix un peu trop haut perchée.
Mes mains tremblent de plus belle, mais je reprends la descente seulement lorsque Cyané m’en donne l’ordre. Elle attrape enfin le vase en détachant la cordelette restante. Un sentiment de soulagement se diffuse en moi tandis que je frotte mes doigts engourdis. Cyané me lance un dernier regard, puis s’engouffre dans la demeure.
À présent, je dois faire preuve de patience et me tenir prête. Tout repose sur Cyané. Je l’ai avertie de mon plan en lui laissant un mot sur un morceau de parchemin il y a trois jours. Évidemment, elle n’avait rien pu me répondre, mais je savais qu’elle m’aiderait comme elle l’a toujours fait. Je ne sais comment je pourrais la remercier d’être une amie si bienveillante et protectrice. Je ressens une certaine culpabilité à lui faire endurer tout ceci. Je ne peux qu’imaginer l’angoisse qui doit la tourmenter de l’intérieur à cet instant. Se retrouver assise parmi nos camarades à les voir toutes ingurgiter la potion du sommeil. Malgré le liquide récupéré dans le vase, je me demande s’il y en aura assez pour les tenir toutes endormies durant ma fuite. A-t-elle versé le breuvage dans les pichets en terre cuite ou l’a-t-elle mélangé dans le bouillon du soir ? J’espère qu’elle ne se fera pas fait prendre.
Sans m’en rendre compte, je me découvre à faire les cent pas dans ma chambre, ou plutôt ma prison. Cette attente est insoutenable. Je passe la main dans mes cheveux et décide de vérifier tout mon paquetage. Je n’emporte avec moi que quelques vêtements et le peu de bijoux que je détiens dans l’idée qu’ils me serviront de monnaie d’échange. J’attache la cape de voyage vert sapin offerte par ma mère l’année dernière. J’espérais qu’il s’agissait là d’un signe m’annonçant que j’allais l’accompagner durant ses pérégrinations. Il n’y a rien d’autre que je possède dans cette pièce avec une quelconque valeur. Seule mon amitié avec mes dames de compagnie comptait autant à mes yeux.
Je caresse l’anneau à mon doigt, et m’aperçois que ce geste est si rassurant pour moi qu’il en est devenu compulsif. J’avais tout le temps la crainte que les dryades me l’enlèvent lorsque je faisais semblant d’être endormie. Ce cadeau est la clé de ma libération et j’ai bien trop peur de le perdre. Assise par terre, dos au mur avec mon baluchon posé à mes pieds, je tente de me contenir et de respirer. À la lueur des bougies, je tresse mes longs cheveux afin de calmer mon anxiété. Je relève la tête, aucune étoile ne brille ce soir à cause des gros nuages. L’atmosphère est électrique et cette attente est insoutenable. J’ai peur de changer d’avis et d’éprouver des remords si je réfléchis trop longtemps. Il faut que je pense à moi et à mon objectif si je veux réussir à partir d’ici.
Le loquet de la porte s’enclenche. Je sursaute et me redresse péniblement. Alors, j’aperçois dans l’entrebâillement éclairé par une lanterne, Cyané avec à la main le trousseau de clés de ma mère. Je me précipite vers elle et la serre dans mes bras. Elle répond à mon étreinte puis chuchote :
— Il faut se hâter, je ne sais pas combien de temps dureront les effets de la potion. Quelle est la suite de ton plan ?
— Partons vite d’ici et nous appellerons Hermès ! je réplique en montrant ma bague, le regard brillant.
— C’est vraiment ça ton plan ?
Je ne prends pas la peine d’argumenter et empoignant la main de Cyané, je m’aventure hors de ma chambre. Dans le couloir se trouvent les trois dryades endormies blotties l’une contre l’autre. Elles semblent si apaisées. Je les observe une dernière fois en voulant graver à jamais dans ma mémoire l’image de ces superbes créatures à la blonde chevelure qui m’ont tenu compagnie. Nous avons tant ri ensemble et je les ai souvent entrainées dans mes bêtises. Je leur pardonne de m’avoir trahie, face à leur déesse Déméter. Elles ne pouvaient que se soumettre à ses ordres. Qui n’aurait pas envie de vivre parmi les divinités sur le mont Olympe ? Elles pensaient bien faire. Je ne peux m’empêcher de réajuster une couverture, puis nous partons tandis que résonne en moi l’écho de notre jeunesse passée.
La demeure est plongée dans le silence. Seuls nos pas et certainement les battements de mon cœur retentissent. Dès que mes yeux se posent sur un endroit, un souvenir jaillit dans mon esprit. Je me cachais souvent sous cette table d’enfant pour éviter mes leçons. Ici, nous aimions nous appuyer et conter notre journée au reste de la maisonnée. Sur ce rebord de fenêtre, nous tressions des couronnes de fleurs. Là encore, j’avais mis le feu à une tapisserie et nous avions toutes été punies. Je me revois assise sur cette banquette auprès de ma mère me racontant les histoires sur les autres dieux. Je sens ma gorge se nouer, mais je dois continuer. Je ne peux pas me laisser attendrir.
Arrivés dehors, mes pieds s’enfoncent dans la boue encore humide. Je lève la tête et respire un grand bol d’air. Je réalise que je suis véritablement en train de m’enfuir de chez moi. Cyané me tire par le bras pour me faire avancer. Un immense sourire se dessine sur mes lèvres, je le sens, je vais y parvenir. Une fois hors de l’importante demeure de la déesse des moissons, nous marchons un peu et seule la lumière qui émane des fenêtres éclaire encore nos pas. Mon instinct me dit de serrer mes mains contre moi et d’appeler le dieu du voyage. D’abord, c’est un murmure puis ma voix se révèle peu à peu « Hermès, Hermès, viens à moi, Hermès, je t’en prie, viens à moi, Hermès… » Le ciel gronde et nous fait sursauter avec mon amie. Nous nous regardons anxieuses. Je suis persuadée qu’elle aussi a cru que ma mère approchait avec son char ailé.
— Es-tu sûre de toi, Koré ? Hermès va nous rejoindre ici ? demande Cyané.
— Il m’a promis qu’avec cet anneau il arriverait si je l’appelais.
— Même si j’apprécie sa compagnie, il est le dieu du mensonge… chuchote Cyané.
Le doute commence à se diffuser dans mon esprit. Non, je ne dois pas, il ne m’aurait pas menti, le messager des dieux a toujours été un fidèle ami. Et si Hermès ne m’entendait pas ? Je sens une goutte d’eau s’écraser sur mon épaule, suivi de ses sœurs. La pluie recommence à tomber et je rabats ma capuche. Je lève le bras au-dessus de Cyané pour la couvrir de ma cape. Je ne suis plus aussi confiante qu’il y a quelques minutes, mais j’essaye de ne pas le montrer. Nous nous abritons sous un arbre et Cyané protège la lanterne. Si Hermès n’apparait pas bientôt, nous irons dans les écuries. Soudain, une voix grave retentit par-dessus nous.
— J’ai bien cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie du dieu Zéphyr, mais non, tu m’as bel et bien appelé !
— Hermès, te voilà enfin ! je dis, soulagée.
— Que se passe-t-il pour que tu sortes ainsi en pleine nuit ?
— J’ai besoin de ton aide, nous devons partir d’ici, je déclare, calmement.
Le messager des dieux s’avance vers la lumière de la lanterne. Lui aussi, arbore une cape mouillée par la pluie. Il essuie d’un revers de main son visage humide tandis que sa chevelure trempée dégouline sur ses épaules. Ses grands yeux verts expriment la surprise et ses sourcils froncés prouvent qu’il analyse mes dernières paroles.
— J’ai peur d’avoir mal entendu Koré. Tu veux partir d’ici ? répète Hermès.
— Il le faut, je ne peux plus rester.
— As-tu bien conscience de tout ce que cela implique ? Ta mère sera furieuse et nous risquerons son courroux si elle nous retrouve.
— Je suis navrée de t’en demander tant, si tu ne peux pas nous aider, nous nous débrouillerons.
— Depuis notre première rencontre, je rêve de t’enlever d’ici ma jolie Koré ! s’exclame Hermès, un sourire sur les lèvres.
Il m’attrape dans ses bras et me fait tournoyer en criant de joie. Son euphorie me rassure. Je savais que je pouvais compter sur lui ! Malgré la pluie, l’excitation réchauffe mon cœur. Alors, un reniflement attire mon attention. Cyané en retrait, ne dit rien depuis tout à l’heure. Elle semblait plongée dans un silence que je prenais pour de la réflexion. Mais à présent, même si elle essaye de détourner le visage, je vois bien qu’elle pleure. Hermès me lâche et je me précipite vers la naïade.
— Mais, que t’arrive-t-il Cyané ? Pourquoi pleures-tu ?
— Je pleure, car… tu vas me manquer Koré… Elle me caresse la joue.
— Comment cela, je vais te manquer ? Nous partons ensemble. Cela me semblait évident ! je m’exclame, étonnée.
— Je suis désolée… je ne peux pas te suivre Koré. Je suis la gardienne de mon point d’eau, ma vie est de rester sur ces terres.
— Ce n’est pas possible ! Et toutes ces fois où nous parlions de voir le monde !
— Nous étions des enfants. Ce n’était que des rêves pour moi… et puis il était agréable de s’imaginer vivre une autre existence à tes côtés… Mais toi, tu as la chance de pouvoir partir. Alors, ne te retourne pas et prends ton destin en main !
L’eau ruisselle sur mes joues, mais il ne s’agit pas de la pluie, ce sont des larmes de tristesse. J’ai un poids dans la poitrine. À aucun moment, je n’avais imaginé m’enfuir sans Cyané, je suis si naïve ! Elle est mon amie dévouée et loyale qui m’a toujours soutenue, quoi que je fasse. Sans elle, je n’aurais même pas pu m’en fuir de ma propre maison. Je ne serai jamais assez forte pour affronter le monde sans elle ! Je chéris Cyané comme si elle était ma sœur. Mes mains tremblent. J’aurais aimé ne pas pleurer ainsi devant Hermès, mais je n’arrive pas à refouler les sanglots qui montent dans ma gorge. La jolie nymphe des eaux, essaye d’essuyer ses propres larmes, elle tend la lanterne à Hermès et me prend dans ses bras. Je m’agrippe à elle de toutes mes forces. Je peux sentir nos deux cœurs tambouriner à l’unisson. Elle caresse mes cheveux humide avec tendresse. Jamais je n’aurais pu imaginer que le prix à payer pour ma liberté serait d’abandonner ici Cyané.
— Hermès, promets-moi de toujours veiller sur Koré ! déclare Cyané en me lâchant.
— Je te le jure.
— À présent, partez vite. Je couvrirai comme toujours tes arrières. Koré, quoi que tu décides de faire, rappelle-toi d’être constamment prudente. Fait attention à cacher tes pouvoirs lorsqu’ils reviendront. Méfie-toi des gens que tu rencontreras avant de donner ta confiance et surtout reste maitresse de ton destin !
Cyané récupère la lanterne et m’embrasse sur le front une dernière fois avant de rabattre ma capuche. Hermès se couvre aussi puis me prend la main et m’éloigne de l’arbre. Le ciel gronde à nouveau. Le faible éclairage parvenant de la demeure permet de distinguer la silhouette du messager des dieux. Il tape ses pieds et malgré la pénombre les petites ailes vermeilles luisent et se mettent à battre. Je regarde une dernière fois Cyané restée sous l’arbre. En dépit de ses yeux humides, elle sourit.
— Si tu me l’autorises Koré, je vais te porter.
— Mais je vais être lourde !
— Tu vas me vexer Koré ! Je suis un dieu tout de même, tu sembles l’oublier ! s’amuse Hermès.
Le dieu du voyage me soulève dans ses bras et je m’agrippe à son cou. La peur se diffuse peu à peu : je vais m’enfuir d’ici ! Je ne dois pas penser aux nymphes qui découvriront ma fuite. Ni à Cyané que j’abandonne. Ni à la souffrance que ma mère ressentira face à ma décision. La culpabilité d’être une mauvaise fille ne doit pas m’arrêter. Je dois faire le vide. Je respire et tente de calmer l’angoisse qui me noue l’estomac. Hermès me murmure de bien m’accrocher et d’éviter de bouger. Mon regard ne quitte pas Cyané me faisant signe de la main.
Tout à coup, nous nous propulsons dans les airs ! Je n’en crois pas mes yeux ! Nous nous envolons à une vitesse prodigieuse ! La silhouette de la naïade n’est plus, ma maison est minuscule et le monde à nos pieds est vertigineux. En un éclair, tout ce que je connaissais a disparu englouti par la nuit.
Je ne distingue plus rien. La pluie nous fouette le visage et le corps au point que cela en devient douloureux. Le bruit de l’orage est assourdissant. Nous sommes pris dans le tumulte des éléments. Je ne sais pas comment fait Hermès pour se guider dans cette obscurité. Je ferme les yeux et me blottis contre le messager des dieux qui me serre contre lui avec plus de fermeté. J’ai l’impression de vivre un cauchemar éveillé et je me retiens de hurler pour ne pas montrer à Hermès que je suis terrifiée. Je dois lui faire confiance, je n’ai pas le choix. Mais, à aucun moment, je n’aurais pu imaginer que nous allions traverser un orage. Nous prenons encore de l’altitude, jusqu’où irons-nous ?
Soudain plus rien, le silence avec au loin l’écho de la tempête. L’hilarité du dieu du voyage retentit. Je me décrispe un peu et ouvre les yeux. Éclairé par l’astre lunaire gigantesque, Hermès me regarde et sourit de toutes ses dents.
— Alors tu t’attendais à quoi, à vouloir voler pendant un orage ?
— Je n’ai pas eu peur ! je réponds, amusée.
— Dommage pour toi que je sois le dieu du mensonge, tu ne peux rien me cacher !
— J’ai eu peur que tu me lâches oui !
— Tu veux dire comme ça ?
À ce moment-là Hermès me lance dans les bras et je pousse un ridicule petit cri de frayeur avant qu’il ne me rattrape et nous rions ensemble. Je lève les yeux et les étoiles aussi grosses que des pommes scintillent au-dessus de nos têtes, mais cette fois, j’ai l’impression qu’elles sont presque atteignables si je tends la main. Le vent souffle doucement, mais ce n’est plus le bruit assourdissant que nous avions en contrebas. Je ne distingue rien sous nos pieds hormis l’amas de nuages sombres. Cette lumière bleutée qui nous enveloppe est agréable et ensorceleuse. Il y a quelque chose d’apaisant à se retrouver ici. Je ne suis pas gênée par notre proximité. Je me sens en sécurité. Hermès virevolte comme un oiseau, il ne paraît absolument pas incommodé par la charge d’un corps dans ses bras. Avec beaucoup de grâce, il glisse sur les vents. Le connaissant, il doit être ravi de m’impressionner. Je le vois à son sourire espiègle. J’observe à nouveau cette lune aussi imposante que fascinante et il me semble apercevoir un palais aux reflets d’argent !
— Qu’est-ce donc que je distingue sur la lune ?
— C’est la demeure des déesses lunaires. En fonction de la brillance qui en émane, tu peux savoir qui l’habite. Les soirs de nouvelle lune, c’est Hécate qui est remontée à la surface, si elle est en forme de croissant ce sera Artémis, mais ce soir la lune est pleine signifiant que Séléné préside cette nuit.
— Est-ce qu’elle peut me voir ?
— Elle a certainement mieux à faire que d’observer le messager des dieux volant en pleine nuit !
— Certes. Toute ma vie j’ai cru que si je partais d’ici je deviendrais la cible de toutes les divinités de l’Olympe, je réponds en rougissant.
— Tu n’as rien à craindre. À part moi, personne ne peut savoir qui tu es réellement, ton aura est celle d’une mortelle des plus banales, réplique le dieu.
— J’ai peur de ne plus jamais retrouver mon pouvoir… je n’arrive pas à terminer ma phrase à cause d’un sanglot dans ma gorge.
Hermès modifie sa trajectoire et nous perdons rapidement de l’altitude. Nous traversons des nuages qui n’ont plus rien à voir avec ceux de l’orage. Curieuse, je tends la main et découvre leur consistance aussi légère que la bruine d’un matin d’été. Le dieu prend de la vitesse et le vent s’engouffre dans nos vêtements trempés. Nous volons au-dessus d’une chaine de montagnes, et la lumière de l’astre est si forte qu’on peut distinguer les vastes forêts s’étalant à perte de vue. Hermès nous dépose délicatement dans un champ dégagé où l’herbe douce caresse nos chevilles. Je constate que mes vêtements sont pratiquement secs, ce qui est agréable.
« Approche et admire le lac de Narcisse », déclare Hermès en me prenant la main. Je me retourne et découvre un paysage saisissant. Je crois d’abord être au pied d’un miroir gigantesque, mais nous sommes face à un immense lac, reflétant dans une parfaite symétrie l’astre lunaire. Les étoiles évoquent des pierres précieuses piégées au fond de l’eau. Tout est si brillant qu’on peut y voir presque aussi bien qu’en plein jour. Autour de nous virevoltent des centaines de lucioles. Des grenouilles coassent et des criquets chantonnent. La nuit n’avait jamais eu tant de charmes à mes yeux. . Le clapotis calme de l’eau ressemble à un appel pour s’approcher. Je connais l’histoire tragique du chasseur Narcisse. Il était si beau qu’en admirant son éclat dans l’eau, il a fini par y perdre la vie. Ma mère nous l’a souvent raconté pour nous mettre en garde sur la vanité. Malgré tout, la curiosité me démange de l’intérieur.
— Que se passe-t-il si je m’avance un peu trop ? je demande.
— Tu y verras ton véritable reflet tout simplement. Aurais-tu peur de ta propre image ? plaisante Hermès.
Je lui réponds par un sourire puis je m’approche de la rive. Je m’accroupis prudemment et me penche au-dessus de l’onde noire. Malgré l’obscurité de la nuit, mon visage apparait dans l’eau aux reflets d’argents. Du moins, je crois me reconnaître, mais la jeune fille aux grands yeux bleus qui m’observe semble plus mûre et sûre d’elle. Sa féminité exacerbée, lui confère une aura sensuelle et puissante rien à voir avec l’animal apeuré que je suis. Je me recule, légèrement déçue, consciente que le reflet est celui de la femme que j’aimerais certainement être, mais que je ne suis pas. À cet instant je ne suis qu’une fugueuse, incapable de tenir tête à sa propre mère et qui a abandonné ses amies… Une larme roule sur ma joue.
— Je crois que tu as dû te tromper de lac, Hermès dieu du mensonge.
— Allons, Koré, je ne te mens pratiquement jamais !
— Ce reflet n’est pas le mien.
— Mais il pourrait le devenir. Allez, viens près de moi et raconte-moi ce qu’il s’est passé. Tu as disparu durant des jours et je dois avouer m’être inquiété.
Je me relève et m’allonge aux côtés d’Hermès. Nos épaules s’effleurent à peine et nos visages sont tournés l’un vers l’autre. Cette intimité sans ambiguïté entre nous est rassurante et je sais qu’il ne me jugera jamais. Pourtant, j’hésite d’abord à tout lui dire. Je me sens si pitoyable, d’avoir enduré pareil traitement et si honteuse de pas m’être défendue avec plus de férocité. Mais je ne peux mentir à Hermès. Il s’est montré si gentil à mon égard, qu’il a le droit de savoir pourquoi il a pris le risque de m’aider. Alors je lui raconte tout : la venue de la déesse Pallas Athéna, les humiliations essuyées à plusieurs reprises sous le regard de ma mère, l’avenir tout tracé décidé par elles. À aucun moment, le dieu ne me coupe dans mon récit. Il se redresse sur un coude et ne me quitte pas des yeux. Il écoute attentivement et j’aperçois sa mâchoire se contracter lorsque je lui raconte l’atroce calvaire subi par Médusa de la part de Poséidon et Athéna. Ma gorge se serre malgré moi, mais j’essaye de rester forte. Puis je lui fais part de mon attaque avortée contre la déesse du savoir et là, je vois ses yeux s’agrandirent de stupéfaction. Enfin, je termine par l’horrible traitement dans ma propre chambre. Je peine à lui expliquer, l’état mental dans lequel j’étais, car moi-même j’ai du mal à distinguer la réalité à l’endormissement.
Lorsque je finis de narrer mes derniers jours, je constate que je n’ai pas pleuré. Au contraire, un sentiment de rage et d’injustice m’habite. Hermès finit par s’asseoir et pose sa tête sur ses genoux. Le regard perdu au loin, je remarque ses sourcils plissés, lui donnant un air des plus sérieux. Je n’ose pas briser le silence de sa réflexion. J’observe les étoiles quand il déclare :
— Je te demande pardon Koré, pour ne pas avoir réussi à te protéger, aussi bien toi que Médusa… je pensais Déméter bienveillante et surprotectrice. Quelle mère ne le serait pas lorsque l’on côtoie les divinités du mont Olympe. C’est très grave comme situation. Je suis persuadé que nous pourrions plaider ta cause auprès de mon père, le roi des dieux. J’ai beau être un bâtard, il m’écoute très souvent. S’il apprenait tout ce que Déméter faisait en cachette…
— Navrée de t’interrompre mon ami, je dis tout en posant ma main sur son épaule. Je ne désire pas aller sur le mont Olympe et rencontrer Zeus. Si je te suis, là-bas, je devrais encore rendre des comptes à quelqu’un et si ma mère me retrouve, elle fera tout pour me récupérer.
— Tes paroles ont été aussi tranchantes que des lames. J’ai honte de moi. Je m’en veux tellement ce soir-là de ne pas être resté à Henna. J’étais venu avertir Zeus que sa reine le cherchait et dès que je t’ai aperçue, j’ai cru mourir de peur. Tu es si innocente. Si l’un des dieux présents à cette fête t’avait vu, ils auraient sans doute essayé de t’attirer à eux. Une fois mise à l’abri, j’ai prévenu Médusa que tu étais rentrée et à mon tour je suis parti, alors que j’aurai dû rester pour les surveiller.
— Tu ne pouvais pas savoir Hermès. Personne ne pouvait imaginer que…
— Poséidon n’a que faire des lois. Tous les dieux savent qui il est. En n’ayant pas agi, c’est comme si j’avais participé à ce crime abominable.
Hermès se prend la tête dans les mains. Ses doigts se crispent dans sa chevelure. Je conçois aisément ce qu’il traverse. La culpabilité, la colère et la honte doivent en ce moment même s’entremêler au fond de son cœur. Cela doit être déroutant pour un dieu aussi puissant que lui. Ils sont trop habitués à jouir de leur pouvoir et de leur divine aura pour se sentir affecté par le sort des mortels. Je l’avais déjà constaté chez ma mère qui n’hésitait pas à punir des villes entières pour l’affront d’un seul habitant. Ou elle pouvait ignorer les suppliques de centaines de personnes qui périssaient de faim, car leurs offrandes ne l’avaient pas satisfaite l’année précédente. Elle disait souvent que mon aura de mortel prenait trop le dessus sur ma raison. Je n’avais encore jamais vu Hermès réagir ainsi. Je l’avais déjà aperçu en colère, à cause du dieu Apollon, mais jamais si démuni. Je pose délicatement ma main sur son épaule et il sursaute. Hermès l’attrape et y dépose un baiser.
— Je suis fier que tu aies pris ta décision de partir. J’ai toujours senti en toi cette curiosité de découvrir le monde, c’est ce qui m’a fait venir à toi. Tu es plus forte et courageuse que tu ne le crois. Ta soif de vivre est si inspirante Koré.
— Merci de m’avoir aidé, Hermès, sans toi je n’aurais pas pu m’éloigner aussi rapidement de la demeure de Déméter.
— Je suis même persuadé que tu serais perdu dans les bois à l’heure qu’il est ! On n’a pas idée de s’enfuir en pleine nuit sous un orage d’été ! plaisante-t-il.
Je ris de bon cœur avec Hermès et me permets une tape sur son épaule. Le jeune homme m’intime l’ordre de me relever. Je m’époussette et réajuste mon baluchon. Hermès les bras croisés attend avec un drôle de rictus sur les lèvres. Le bruit du battement d’ailes de ses chaussures retentit et je me replace dans ses bras comme tout à l’heure. Il donne une impulsion et nous décollons du sol avec rapidité. Je m’agrippe avec force à son cou. Sous la lune d’argent, je découvre le sourire éclatant d’Hermès, me voir réagir ainsi l’amuse Le souffle du vent faire virevolter les tissus de nos vêtements et de nos cheveux.
— Te rends-tu compte Koré, tu es libre à présent ! s’exclame Hermès.
— Tu as raison… je suis libre ! je réponds en riant, prenant réellement conscience de ma situation.
— Dis le plus fort ! m’ordonne Hermès le regard brillant.
— Je suis libre ! je hurle en fermant les yeux.
Ce cri est si puissant. Il vibre et résonne du plus profond de mon cœur. Je prends le temps de savourer chaque lettre du mot dansant sur ma langue. Cette nouvelle émotion qui m’imprègne est exaltante. Jamais je ne servirai Athéna, jamais plus je n’aurai à courber l’échine devant ma mère, je suis libre de vivre la vie que je souhaite ! Hermès redescend en piquet vers l’eau miroitante. Il s’approche si près que je ne peux m’empêcher de tendre la main afin de caresser le reflet scintillant de la lune. Une constellation de diamants éclate au contact de mes doigts et suit notre trajectoire. Je m’amuse à éclabousser Hermès et celui-ci en représailles me lance dans les airs pour me rattraper à la taille. Il vole juste assez haut pour que seuls mes pieds touchent la surface. Quelle merveilleuse sensation, je tends les bras et c’est comme si je dansais parmi les étoiles et les nénuphars. Je suis partiellement trempée, mais je m’en moque. Je peux sentir le ruban qui emprisonnait mes boucles, se détacher et libérer ainsi ma lourde chevelure dans le souffle du vent. Hermès me soulève à nouveau et nous rions ensemble. Puis nous nous envolons encore plus haut vers l’étendue infinie de la voûte céleste. Si les trois moires m'avaient prévu un chemin aux côtés de ma mère, à présent ma destinée vient de changer à tout jamais.
La manière don tout cela est décrit est très réaliste
Un monde nouveau s'ouvre devant Perséphone ! Quelle sera la réaction de sa mère ? et celle d'Athèna ?
Bon, et un Hermès aussi... Ralala, lui comme je l'aime !
Une fois encore, chapitre très visuel, bravo JJ!
Très beau chapitre on vit je d’être surpris et embarqué dans l’histoire
J’ai attendu avec impatience la suite et je vais de suite continuer ma lecture
Quelle évasion ! Tu m'as embarquée encore une fois.
Très jolies tes évocations si poétiques du temps d'avant la fuite salvatrice et beau contraste entre la délicatesse des sentiments et la fermeté de Koré dans son choix.
Et merci pour cet extraordinaire voyage dans les bras de l'infaillible optimiste Hermès.
J'ai repéré deux petites choses:
Sans elle, je n’aurais même pas pu m’en fuir de ma propre maison
Fait attention à cacher tes pouvoirs lorsqu’ils reviendront