Chapitre 8 _ Samira : Révélations

Par Adelys

En découvrant Lauryne à ses pieds, Yash, sous la visière de sa casquette, fronça les sourcils. Plus vive qu'un fauve, Samira bondit sur ses pieds et sa plaça devant Lauryne d'un geste protecteur. Son cœur s'affola dans sa poitrine mais, elle ne laissa rien paraître sur son visage. Un silence pesant suivit alors, que ni Samira ni Lauryne n'osait rompre. Finalement, le jeune homme coupa court l'atmosphère tendue en demandant, l'air sombre : 

— Tu ne t'appellerais pas Eileen, par hasard ? 

Il ne lâchait pas Lauryne des yeux, comme s'il espérait lire dans ses pensées. Samira s'éclaircit alors la gorge : 

— Non, tu ne la connais pas. 

De la même manière que tu n'as jamais vu Eileen.” Il ne devait vraiment pas s'attendre à retrouver une inconnue dans son salon. Yash garda à nouveau le silence, l'air de réfléchir à toute vitesse. Pendant ce temps, une question brûlait les lèvres de la rousse aux yeux méfiants. “Est-elle partie, cette intruse arrogante dont tu es visiblement le camarade ?” Lorsqu'il croisa son regard, Samira retint inconsciemment son souffle. Son air décontenancé la surprit. 

— Alors, qui est la fille à l'entrée de notre gymnase ? Demanda-t-il. 

— Quoi ?!  

Samira abandonna aussitôt sa position de défense et échangea un regard avec Lauryne. Cette dernière n'avait pas bougé d'un poil. Son visage, creusé par la peur et la fatigue, lui fit penser aux portraits sinistres de tableaux moyenâgeux. Samira se mordit la lèvre inférieure. Ainsi, Eileen était arrivée, peu après elles deux. La pauvre était tombée sur Yash et l'autre grande perche. “Pourquoi ne l'avait-elle pas appelé avant ?” Ragea-t-elle intérieurement. 

Une main tendue, Samira aida Lauryne à se relever. Lauryne, maintenant sa poche de glace à son cou, comprit son intention et traversa la pièce avec elle. Yash attrapa Samira par le bras les stoppant dans leur élan.  

— Sam. Commença-t-il doucement, il désigna Lauryne du menton. “Que s'est-il passé ?” 

Samira n'en croyait pas ses oreilles. Comment osait-il se montrer inquiet après tout ce qu'elle avait entendu ? 

— Demande plutôt à ta camarade ! cracha-t-elle d'un ton acerbe en se dégageant d'un coup sec. “Elle doit le savoir !” 

Elles débouchèrent dans une nuit noire et fraîche. Samira s'engagea immédiatement vers le gymnase dont la porte grande ouverte laissait voir un groupe de silhouettes. La peau de son bras, où Yash l'avait touché, paraissait lui brûler. En s'approchant, le murmure des conversations et l'atmosphère tendue devinrent de plus en plus palpables. Lauryne, de son pas clopinant, arriva juste après elle dans un silence peu accueillant. 

Junee se trouvait au centre du gymnase, sur le tatami, ses longues bottes noires à hauts talons soigneusement rangées sur le bord de la plate-forme. Une envie puérile d'y donner un coup de pied démangea un instant Samira. Une envie vite oubliée cependant, alors que ses yeux se posèrent sur Eileen qui, assise en tailleur en face de Junee, avait l'air passablement mal en point. En deux enjambées, Samira se retrouva à ses côtés et l'entoura de ses bras d'un geste brusque trahissant son inquiétude. À sa vue, son amie émit un simple sourire fatigué. 

— Que t'est-il arrivé ? 

— Je suis simplement tombée. 

Insatisfaite par cette courte réponse, Samira leva des yeux furibonds vers la grande Junee. Cette dernière les toisait de toute sa hauteur, nullement émue par cette démonstration d'amitié qui se déroulait sous ses yeux. 

— Qu'as-tu fait ?! Aboya-t-elle à son encontre. 

Junee arqua un sourcil, parant son visage de cette éternelle arrogance que Samira commençait sérieusement à mépriser. 

— Elle s'est faite ça, toute seule. Fit une autre voix plus fluette que Samira prit pour un miaulement. 

En se détournant, elle remarqua pour la première fois une troisième personne présente sur le tatami avec elles trois : une gamine à la coiffure excentrique se tenant les bras croisés dans une attitude revêche. 

— Tu sors d'où, toi ? Fit Samira, d'une voix marquée par le choc et l'agacement de trouver une enfant parmi eux. 

— Tu me parles sur un autre ton, l'hystérique. 

Le ton peu amène choqua Samira si fort, que sa bouche resta entre-ouverte telle un poisson hors de l'eau. 

— Je te demande pardon, sale gamine ?!  

S'ensuivit alors une bataille sourde où Samira et Mohini se regardaient en chiens de faïence, l'air toutes deux prêtes à en découdre. Alors que la rousse se persuadait qu'une bonne claque enseignerait les bonnes manières à la petite mal élevée ; une légère tape sur son épaule l'arracha de son combat silencieux. 

— Ça va, Sam. Lui répéta Eileen. “Une autre personne a l'air d'en avoir bavé plus que moi.” Ses yeux gris regardaient un point par-dessus son épaule. 

Effectivement, Lauryne, qui décidément trop effrayée, était restée poster comme un piqué à l'entrée du gymnase. Ne lâchant pas sa poche de glace, la jeune fille frêle observait toute la scène d'un œil livide. Lorsqu'elle s'aperçut des paires d'yeux tournés vers elle, elle leva gauchement un pouce, un sourire crispé déformant son visage fatigué. Samira soupira. “Quelle équipe de bras cassés nous formons toutes les trois...” Prenant appui sur ses genoux, elle se releva lentement tel un boxeur qui vient d'être mis K.O par un opposant vicieux. Elle se surprit à ressentir une lassitude aussi immense que soudaine. Ses épaules lourdes et courbaturées s'affaissèrent. Souhaitant dissimuler cette marque de faiblesse, elle se força tant bien que mal à maintenir son dos droit. L'expression résignée, elle défia Junee du regard. 

— Vous nous voulez quoi, à la fin ?  

Junee la scrutait de ses yeux noirs luisant d'une manière peu amicale. Elle ne lui répondit pas tout de suite, préférant détourner son attention vers l'entrée d'un nouvel arrivant dans le gymnase. Samira suivit son regard et découvrit, sans surprise, Yash sur le palier au côté de Lauryne.  

Yash, ou devrait-elle dire Yashun.  

Elle ne le lâcha pas des yeux lorsqu’il vint les rejoindre calmement sur le tatami. Cet homme qu'elle avait cru connaître toute sa vie. Le même qui l'avait vue grandir à ses côtés et l'avait plus d'une fois sorti d'un pétrin dont elle avait le don d'y être mêlée. Cet homme qu'elle avait toujours considéré son ami. Qui était-il, finalement ? Un sous-fifre ? Un menteur ? ... Ou pire, un ennemi ? Samira ravala sa rancune quand il se plaça au côté de Junee, évitant lâchement son regard meurtrier. 

— Il y a seize années de cela... Entama Junee, en pointant un doigt accusateur sur les trois adolescentes. “Notre royaume a détecté trois possesseurs de dons, hors de nos frontières. Ces mêmes dons devinrent soudainement introuvables, leurs énergies devenues trop éparses pour être repérées. Il a été conclu que vous vous étiez dispersés. Lauryne, Samira et Eileen, nous savons qui vous êtes et de quoi vous êtes quoi capables. Vous êtes non seulement priées de nous suivre et de vous assujettir au décret royal jusqu'à nouvel ordre.” 

Un court silence où l'on pouvait entendre le léger vrombissement des conduits d'aérations de l'enceinte du gymnase, s'installa. 

Puis, elle crut d'abord à un hoquet malvenu mais c'était bien un rire qui secoua tout à coup sa gorge et résonnait dans les quatre coins du gymnase. Samira, pliée en deux, se tenait les côtes, tout son corps pris d'assaut par un fou rire hystérique. Elle essuya une larme entre deux respirations et entrevit l'expression particulièrement hostile de Junee et la moue dédaigneuse de Mohini ce qui ne fit qu'accroître son hilarité. La voix posée d'Eileen se fit miraculeusement entendre par-dessus son vacarme. 

— Si je peux me permettre, vous suivre pour aller où exactement ? 

— Sur l'île de Peter Pan, voyons Eileen, faut suivre un peu ! Clama Samira en se claquant la cuisse, se faisant rire toute seule. 

— Yashun fait la taire. Ordonna Junee d'une voix qui cachait mal son impatience. 

Samira tressaillit et ravala son rire aussi soudainement qu'il était venu. Elle se mit aussitôt sur ses gardes, lançant un regard courroucé à l'encontre de Yash et Junee. 

— Personne ne me fait faire quoi que ce soit. Gronda-t-elle. 

Ce qui, cette fois, fit rire Mohini. Poussant Yash du coude en la désignant du menton, la gamine minauda d’une voix moqueuse : 

— Dis-moi, Yashun, elle est toujours aussi lente d'esprit celle-là ? Comment as-tu fait pour la supporter toutes ces années ? 

Ce fut l'insulte de trop. Alors que Samira sentait son sang bouillir, le bruit de la claque ne se fit pas attendre. Sauf que ce n'était pas sa main qui venait d'atterrir sur la joue de Mohini de façon retentissante, mais celle d'Eileen. Ahurie, Mohini tituba en arrière se tenant le visage d'une main. L'impassibilité d'Eileen ne faisait que renforcer l'incongruité de la scène. Passées les premières secondes de choc, une horrible grimace vint graduellement déformer le minois de la fillette, une lueur vengeresse brûlant dans ses pupilles couleur rubis. 

— Assez ! 

La voix de Junee cingla l'air mettant un terme à ce début d'hostilité. La jeune femme s'interposa entre les deux groupes, et lorsqu'elle se remit à parler, sa voix se fit si basse, si lente, qu'on aurait dit un sifflement reptilien. 

— Vous trois n'avez pas l'air de comprendre la gravité de vos situations respectives. 

— Peut-être commencez par nous la décrire, cette “situation”. Railla Samira en mimant les guillemets. “Plutôt que de nous parler en énigme.” 

— Vous êtes contre nature ! La voilà votre situation ! S'insurgea Mohini qui n'avait toujours pas ravalé sa cuisante humiliation. “Vos existences blasphématoires sont un affront à notre royaume ! Si ça ne tenait qu'à moi, on vous éliminerait toutes les trois sur le champ.” 

Au moment où Samira se demandait ce que cette tirade pouvait bien signifier, Lauryne poussa un cri éraillé qui fit retourner tout le monde comme un seul homme. On la découvrit écroulée à quelques centimètres de la grande porte, les yeux exorbités et un doigt pointé vers une silhouette qui venait d'apparaître sur le seuil. À sa vue, Samira se raidit et plaqua Eileen derrière elle dans un geste instinctif. L'homme masqué fit son entrée dans le gymnase, non sans avoir jeté un regard assassin à Lauryne qui reculait à tâtons, tel un crabe longeant le mur du bâtiment. 

— Ce n'est pas trop tôt, Nadir. Marmonna Mohini en guise de salut. 

Alors que le fameux Nadir s'approchait, Samira discerna une grimace sur le visage blême de Yash, si furtivement qu'elle pensait l'avoir imaginé sur le moment. Elle resserra les poings, refoulant sa frustration. “La Team Rocket est au complet, à ce que je vois.” 

Junee ne lança qu'un seul regard à son camarade avant de lui demander ce qui lui avait mis dans cet état. Celui-ci se contenta d'articuler un son qui se rapprochait du grognement et du soupir las. Samira se mordit la joue évitant soigneusement les prunelles de glace. Le murmure d'Eileen, qui se haussait sur la pointe des pieds, atteignit ses oreilles. “C'est lui, l’agresseur de Lauryne ?”. Samira croisa son regard et y lut une profonde tristesse. Elle opina à contre-cœur. Leur échange, pas si discret, fut vite interrompu par le claquement de doigts de Junee.  

— Si vous ne l'avez pas encore compris. Déclara-t-elle sur le ton de la conversation. Vous êtes, toutes les trois, confrontées à un ultimatum. Vous nous suivez, ou vous mourez. 

— Si notre seul crime est d’exister, pourquoi ne pas nous éliminer tout de suite ? interrogea Eileen.  

— Malheureusement, et comme vous l’a précisé Mohini, la décision ne nous appartient pas. Lui expliqua Junee avec lassitude. 

— Mourir ici ou mourir “là-bas”. Quel avenir attrayant, vous nous offrez ! persifla Samira 

Malgré son apparente désinvolture, la peur commençait à s’insinuer dans son esprit. Elle jeta un coup d’œil à Lauryne toujours aussi livide, puis à Eileen dont le calme subtil ne lui échappait pas et prit une profonde inspiration. La situation s’était dégradée et elle n’avait aucun contrôle. Et dire que ce matin encore, son seul souci était de faire connaissance avec la nouvelle arrivante. Maintenant, il était tard et des étrangers leur parlaient d’obscur royaume et soulevaient la question de savoir si elles méritaient de vivre leurs vies ou non. Vers qui pouvaient-elles se tourner pour demander de l’aide ? Qui serait assez fou pour les croire ? 

— Notre souveraine peut se montrer clémente. Lui susurra alors Mohini. “Peut-être trouvera-t-elle une utilité à vos existences ? Après tout, elle n’aime pas le gaspillage.” 

Samira lâcha un râle d’exaspération. Cette histoire était à dormir debout ! Un désir fou de tous les projeter avec violence contre les quatre coins du gymnase lui fourmilla les mains durant l’espace d’une seconde. Mais, ensuite ? Où pouvaient-elles fuir ? Si ces trois-là avaient réussi, par une mystérieuse occurrence, à les trouver une première fois, ils pourraient tout aussi facilement les retrouver les fois suivantes. Comme si elle lisait dans ses pensées, la main pâle d’Eileen vint se poser sur son bras dans un geste apaisant. Samira rencontra ses yeux gris et son impuissance lui écrasa. Cependant, la voix calme de son amie claironna dans l’enceinte, l’empêchant de sombrer totalement : 

— Comment avez-vous nous trouvé ? 

Décidément, Eileen savait mettre le doigt là où il fallait. En effet, plus elles en sauraient sur l’ennemi, plus les solutions viendraient à elles. Junee pointa son index en direction du mur où se tenait Lauryne. 

— Grâce à elle.  

Confuses, Samira et Eileen échangèrent à nouveau un regard. Elles se retournèrent en même temps et Lauryne, les yeux exorbités, se mit à bégayer d’indignation.  

— Ce… n’est pas vrai ! Je n’ai r-rien fait ! 

Au son de sa voix, celui qui se prénommait Nadir plissa des yeux et décroisa ses bras comme soudain frapper par une envie pressante de s’en servir. Aussitôt, Samira se plaça entre lui et Lauryne faisant barrière à ses tentatives d’attaque.  

— Tu es revenue. dit-il alors d’une voix caverneuse, ne lâchant pas Lauryne de ses yeux persécuteurs. 

— Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? fit Samira l’obligeant à détourner son attention vers elle. 

— Alors, dit Junee d’une voix lente en s’avançant à son tour, son retour marque votre réunion. 

Elle se retourna vers Yashun qui se tenait aussi immobile qu’une statue de pierre, le regard dissimulé par l’ombre de sa visière de casquette. La jeune femme alla se placer derrière lui, tel un chat entourant de sa queue les jambes de son maître, et posa une main sur une de ses épaules. 

— Notre souveraine a eu la bonne idée d’envoyer Yashun pour vous surveiller. Bien sûr, la probabilité qu'on mette la main sur vous trois en même temps restait mince. Enchaîna-t-elle sur un ton appréciateur. “Mais, comme on pouvait s’y attendre de Yashun… Mission accomplie.” 

La première fois que Samira avait reçu un coup dans le ventre lors d'un entraînement, elle avait mis plus d'une semaine à s'en remettre. Entre les courbatures, le gros bleu qui avait changé de couleur au fil des jours et Yash, en professeur strict, la sermonnant sur sa garde trop faible, elle avait passé un sale moment. 

Samira, en cet instant précis, ressentit cette même sensation, horriblement familière, d'entrailles qui se brisent. Sauf que cette fois, la violence n'était pas physique. 

Livide, le souffle court, elle releva la tête et regarda Yash comme si elle le voyait pour la première fois. 

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