La jeune femme observait les quatre individus à l’avant du wagon, la main sur la poignée de son arme, qu’elle avait empruntée à Waylon en guise de réparation. Sur son nez se trouvait l’horrible lunette piquée à l’aubergiste qui, sans pour autant l’aider à y voir plus clair, la rassurait un minimum.
Jim ne semblait pas quitter Joshua, déterminé à lui faire vivre un enfer afin de récupérer sa précieuse place près l’ouverture droite du véhicule. Le religieux n’avait pas bougé, en face d’eux, psalmodiant tout aussi vivement, proche de l’extase. Le sombre drapé de guenilles au fond du wagon, toujours à l’opposé de Neila, braquait avec insistance ses yeux jaunes sur elle. Mais il ne portait aucune arme, et n’était pas bien costaud.
À sa gauche se tenait Waylon, bien moins détendu qu’à son habitude, qui avait une partie non négligeable du fond pour lui tout seul. Près de Neila, à terre, dans un calme que rien ne semblait pouvoir perturber, Will continuait son affaire.
« Je me demande comment les deux examinateurs ont fait pour se téléporter dans le train, dit Waylon en s’approchant de Neila, non sans l’emplir de méfiance.
— C’est ça qui t’étonne le plus ?! tonna Neila, les nerfs à vif.
— À vrai dire, non… Je suis monté deux fois dans le Dawnbreaker auparavant, et jamais je n’ai eu une situation similaire… D’habitude, c’est juste une sélection. » Il toussa, probablement de stress, mais peut-être aussi par manque de la drogue qu’il avait consommée. Il n’était bien sûr pas question d’en reprendre devant les autres, au risque de paraitre vulnérable. « Ils nous jugent sur au moins deux compétences sur trois… Ceux qui n’en valident que deux sont emmenés à Solstille, les quartiers pauvres, les autres à Mercy ou Pontmarchais. Ordre, progrès, prestance… C’est ce qui les guide, pour nous choisir.
— J’avoue avoir du mal à voir où se situent ces trois aspects, à l’heure actuelle, siffla Neila.
— À ta place, j’arrêterais de me poser la question jusqu’à la fin de mes jours. Ceci dit, c’est étrange que tout change à ce point… Mais je ne m’en fais pas pour moi, je sais me défendre. »
Il acheva cette phrase en fixant avec appréhension le fils Lewis, qui était occupé à lustrer le cube qu’il avait dérobé à Neila. Cette dernière, bien qu’elle voulût toujours s’en emparer, mit cette affaire de côté. À l’instant, le plus important était de ne laisser aucun des individus présents ici tenter de lancer une fusillade sauvage. Et au vu du tempérament de Jim et de Joshua, cela était mal parti.
« Tu sais que ce joli petit cube occupe tes deux jolies petites mains, gamin ? grogna Jim, le visage proche de celui du jeune adulte
— La fumée ne parvient pas à cacher ton odeur, je te prierai de reculer un peu, vieillard.
— Ho ! Ho ho ! s’exclama le colosse en posant bruyamment son bras épais au-dessus de la tête du riche cowboy. Je sens que je vais t’inviter à danser…
— Quel pays de barbare, marmonna assez fort le religieux, qui jusqu’ici n’avait pipé mot.
— Qu’est-ce t’as dit toi ? lui lança Jim, courroucé.
— Cela fait à peine deux semaines que je traîne dans cet enfer brûlant et je n’ai jamais rien vu de particulièrement élégant. Et même en présence de ces prestigieux personnages qui nous menacent avec leur grand chapeau, je me retrouve face à un rustre crachant par terre. Peu divertissant, en plus de ça…
— Moi, je trouve ça très amusant », dit une voix qui n’avait elle non plus pas prononcé le moindre mot. Les regards se portèrent à l’avant du train, près du religieux et de Jim. L’inconnu en haillon se leva, craqua ses épaules et ses doigts, puis dévoila alors son visage à la lumière du jour. Un visage balafré, traversé d’un édifiant sourire carnassier. Il fit quelques pas, se dégourdissant les jambes, guettant le visage de chacun des passagers.
« Une armoire à glace, un nobliau, une gamine, un tas de ferraille, un voleur, et un… »
Il se tourna en direction du corsaire, qui rangea instantanément son précieux ouvrage.
« T’es quoi, concrètement ? Un pirate ? Un prêtre ? Les deux ? Sympas ces fringues… Tu lis quoi ?
— Cela ne te concerne en rien, siffla le marin en s’éloignant vers l’arrière du train.
— Oh ! Mon beau, dis-moi ce que tu lis, je veux en savoir plus ! Tu sembles particulièrement absorbé par tes saints écrits, cela doit te démanger de nous en partager la lumière !
— Comme si un va-nu-pieds comme toi pouvait prétendre à leur lumière.
— Je suis sûr que je pourrais adorer. Tu ne me prêterais pas ta tenue ? La mienne est quelque peu usée. »
L’effronté s’avança en direction du pirate, mais se fit stopper par un sabre en acier pointé en direction de sa gorge. Le boucanier se tenait en position de combat, la lame caressant la fine peau du curieux. Son sourire s’accentua, mais il capitula, reculant d’un pas et levant les mains en l’air.
« Bien ! Bien… Je ne t’embête plus. J’ai été légèrement obtus, je m’en excuse.
— Ne t’avise plus de m’adresser la parole ou de mentionner mes dieux, l’avertit sèchement le religieux sans éloigner son sabre.
— À votre guise, mon père », se gaussa le carnassier. Mais à peine le marin écarta son arme que l’agresseur en profita pour attraper la lame à mains nues. L’épéiste tentait de se dégager de l’emprise de son assaillant, mais ce dernier serrait le métal de toutes ses forces à s’en saigner les mains, penchant la pointe de la lame en direction de son détenteur. Le marin, désormais sur les genoux, voulut pousser de toutes ses forces pour ôter le sabre des mains du coupe-jarret, mais ce dernier, plus fort, planta la lame dans la gorge de sa victime. Il l’enfonça avec lenteur, admirant avec une joie perverse le sang sortir de la bouche serrée du pirate, ses yeux gonflés de rouge. Après avoir enfoncé la lame jusqu’au bout, il la tourna d’un coup sec, éclaboussant de sang son visage et les alentours. Neila et les autres se protégèrent des gouttes de sang qu’ils recevaient, jusqu’à ce que le meurtrier laissât tomber le corps de l’égorgé au sol. Jim, horrifié par la scène qui venait d’avoir lieu, s’était écarté de Joshua, lui-même perdant sa constance. Neila et Waylon, plaqués au fond du wagon, fixaient la silhouette immobile au milieu de la scène, couverte de sang.
Le va-nu-pieds lécha ses mains meurtries, aussi heureux qu’un enfant rentrant de l’école. Il ne devait pas être plus vieux que le riche cowboy, vingt-deux ans tout au plus. Sa carrure était fluette, mais comme taillée dans la roche. Ses cheveux, courts et roux, coiffés et coupés n’importe comment. Ses yeux jaunes, aussi mats que le teint cadavérique de son visage. Mats, mais aussi perçants que ceux d’un serpent, qui observait ses deux futures proies plaquées contre le mur arrière.
« Chouette monocle gamine », dit-il en pointant du doigt la monture de l’intéressée. Neila ne répondit pas, la gorge nouée, la main tremblant près de son revolver. Le meurtrier continuait de la fixer, son sourire se prolongeant jusqu’à ses oreilles, puis il tourna son regard en direction du voisin de Neila. « Dis-moi, gamin, tu sais compter ?
— Oui, balbutia Waylon, toujours maître de lui-même.
— Deux-mille divisé par six, ça donne ?
— Trois cent trente-trois, je pense, murmura-t-il, la bouche sèche.
— Trois cent trente-trois, oui… Virgule, trois, trois, trois, trois… Un chiffre peu satisfaisant. Ne penses-tu pas qu’on peut alléger la tâche de nos geôliers et leur demander simplement quatre cents ? »
Un silence de mort plana dans le wagon. Le prédateur fixait chacune de ses potentielles victimes, passant même un regard en direction de Jim, qui le toisait, ses deux revolvers en main.
« Je suis sûr que tu serais d’accord avec cela, mon cher Jim, continua le serpent. Entre fugitifs, on se comprend !
— Je ne me comparerais pas à toi, le Kid. Mais… quatre cents sterlings… Il est vrai que je n’ai jamais gagné autant en une seule fois, admit-il.
— Eh bien ! Voilà que l’affaire est conclue », finit le meurtrier en fonçant en direction d’une Neila toujours paralysée. Waylon n’eut pas le temps de réagir : les doigts du prédateur s’approchaient du cou de la jeune fille, plaquée contre le mur. Juste à temps, heureusement, un étau de cuivre vint écraser le poignet de l’assaillant. Stoppé net, ce dernier porta son regard en l’air, vers l’immense machine qui lui tenait le bras.
« Ne t’avise pas ne serait-ce que de la toucher, le menaça Will.
— Oooh ! miaula le criminel. Un prince charmant venant au secours de la pauvre fillette sans défense ! Je ne savais pas que les condamnés dans ton genre éprouvaient encore ce genre de sentiment…
— J’ai besoin d’elle, tout simplement.
— Et c’est adorable ! », tonna l’assaillant en tentant de frapper le visage de l’androïde, qui le stoppa net avec sa seconde main. Le serpent ne perdit pas de temps : aussi agile qu’un reptile, il bondit et frappa de ses deux pieds joints le torse du robot, qui fut propulsé jusqu’à l’ouverture du wagon. Forcé de lâcher son emprise pour se rattraper, il stoppa sa chute en s’agrippant aux barres de maintien du train, avant d’esquiver un ultime coup de pied qui l’aurait propulsé en plein désert. Reprenant son équilibre et retournant dans le wagon, il para une volée de coups de poing, ainsi qu’un premier coup de pied en direction de sa tête, et un second porté à ses jambes.
Alors qu’elle reprenait ses esprits peu à peu, Neila suivait les mouvements des deux assaillants. Les bras de Will suivaient sans mal ceux de son adversaire, pourtant terriblement rapide et agile. Après quelques parades, le robot donna un coup de coude contre le nez du coupe-jarret, puis l’attrapa par le col avant de le traîner jusqu’à l’ouverture et le suspendre au-dessus du vide.
« Abdique, et tu auras la vie sauve, grogna Will.
— Si aimable, pour un sans-cœur ! »
Le reptile déchira le haut de sa tunique, ce qui fit lâcher prise Will. Avant de heurter le sol, le prédateur se rattrapa sur le bras du robot et donna un violent coup de pied dans son œil, qui éclata sur le coup. Sous le choc, l’automate recula de plusieurs pas, puis trébucha sur le corps du pirate, son assaillant lui tombant alors dessus, prêt à le mettre en pièce.
« Arrête-toi ! », hurla une voix féminine près de lui. Le dangereux prédateur se retrouvait soudain face à un revolver tenu par son ancienne proie. Neila avait retrouvé ses esprits, sa main droite décorée d’une intense morsure. Braquant l’arme de Waylon en direction du criminel, elle le forçait à se stopper net. Will en profita pour lui voler un uppercut, le clouant au sol pendant quelques secondes. « Will ! s’écria Neila en se précipitant vers lui. Will, tu vas bien ? Tu vois encore ?
— Non, plus rien… Mon œil est foutu. »
La jeune femme tourna le regard vers les trois autres passagers, qui avaient tous sorti leurs flingues. Le Kid, visage en sang, fixait les quatre canons qui lui faisaient face.
« Je suis un grand timide, vous savez, ricana-t-il en se relevant avec peine.
— Lève ton cul et magne, le Kid, grogna Jim.
— C’est fait, siffla sa cible une fois debout. Vous n’êtes pas vraiment amusants…
— “Le Kid” ? demanda Neila en se relevant, pensant soudain à William Kidd. Ce ne serait pas…
— Si jamais tu oses m’appeler par mon nom complet gamine, l’invectiva le concerné, je te fais avaler ton flingue ! »
Will tendit l’oreille, curieux de connaître l’identité de son adversaire.
« Billy the Kid, intervint enfin Joshua. Un nom qui te sied à merveille.
— Efface ce nom de ta sale bouche le nobliau ! hurla soudainement d’une voix grinçante le célèbre meurtrier, surprenant l’assemblée. Je n’ai pas prévu de te tuer tout de suite, mais ça peut changer… »
L’intéressé rangea le cube dans sa veste, et dégaina son second revolver, le pointant vers la cible générale. Le Kid se trouvait désormais être la plus vulnérable créature qui existait en ce monde.
« Nettoie tout ça », ordonna Joshua, désignant le corps du pirate et la flaque de sang dans lequel il baignait. Comme réponse, le serpent cracha un mélange de sang et de salive sur ce dernier. « Je n’ai pas prévu de te tuer tout de suite, répéta Joshua en armant son pistolet, mais ça peut également changer.
— Bien, ricana Billy en levant ses mains. Bien, j’abdique pour de bon. Ça m’a assez diverti pour le moment. C’est que je suis nerveux, je manque de klein ces temps-ci. »
La nouvelle proie poussa le corps du pauvre religieux hors du train, puis retira le haut de sa tunique déchirée, dévoilant un torse glabre mélangeant de manière hétérogène muscles et horribles cicatrices. Il jeta cette même tunique au sol puis s’aida de son pied pour nettoyer la flaque, avant de jeter le sang et la serpillière de fortune par-dessus bord.
« Satisfaits, mes p’tits compagnons ? fredonna le va-nu-pieds, vêtu d’une seule chaussure trouée et d’un pantalon trop court. Et toi, Miller ? Satisfait de tes trois cent trente-trois virgule trois cent trente-trois sterlings ?
— Je pourrais tout aussi bien te plomber le crâne pour arrondir le chiffre, grogna le bandit.
— Mais tu pisses dans ton froc à l’idée de manquer ton coup, ricana le coupe-jarret. Je comprends, je comprends.
— Ne me provoque pas ! s’écria Jim, collant le bout du canon de son revolver sur le front du Kid. Je te conseille de ne plus ouvrir ta gueule une fois de plus. »
Tout sourire, le Kid le regardait fulminer, puis ouvrit grand la bouche, trop tenté par une provocation. Avant que Jim ne puisse continuer ses menaces, l’autre attrapa avec ses dents le canon du hors-la-loi. Ce dernier tira, la balle trouant la joue du forcené, qui ne lâcha pas prise pour autant. Horrifié, Jim lâcha son arme, laissant alors l’occasion à son adversaire de se jeter sur lui et d’empoigner son cou, le soulevant sans difficulté. Tout se passa si vite : Neila, Waylon et même Joshua n’eurent le temps de régir, et n’osèrent tirer. Le bras pourtant malingre du Kid était désormais gonflé de muscle, les veines saillantes et les tendons apparents. Ses doigts serraient le cou épais de sa nouvelle victime, à présent au-dessus du sol. Ses yeux rouges de sang fixaient avec crainte celui qui tenait encore le revolver en bouche, entre les dents d’un sourire carnassier. Laissant tomber l’arme à terre, il plongea ses yeux jaunes dans ceux remplis d’effroi de Jim. Sa bouche cherchait de l’air, ses mains tentaient de retirer l’étau de titane qui l’étouffait. Il s’agitait, encore et encore, alors que le monstre qui lui faisait face ne bougeait pas d’une oreille, la bouche toujours entrouverte. Laissant visible la blessure qui trouait sa joue, et refermait à vue d’œil.
C’est alors qu’il y eut un coup de feu. Jim tomba à terre, libérant sa gorge par une quinte de toux formidable face au sol tâché de sang. Son regard épousa la silhouette armée de Joshua. Il venait de tirer dans le dos du monstre, qui ne bronchait pas. Ce dernier se contenta de tourner la tête en sa direction, le trou qui lui décorait le corps en train de se refermer.
« T’es quoi putain, souffla Joshua en armant de nouveau son revolver.
— La dernière chose que tu verras avant de mourir », rugit le serpent en s’approchant du nobliau. C’est alors qu’une voix le saisit à son tour. La même voix qu’auparavant, cristalline et hésitante.
« Billy the Kid ! »
Le bourreau se tourna à sa droite, d’où provenait la voix féminine qui le menaçait. Une voix dont l’émettrice semblait regretter les paroles, reculant de trois pas, rencontrant le mur contre son dos. Face au regard écarquillé du Kid, Neila déglutit, un faible sourire traversant son visage.
« Oh, oh », murmurait-elle, pantelante, sous le regard éberlué de Waylon. Son plan avait fonctionné, mais elle n’avait pas réellement pensé à la suite. Le prédateur baissa son bras, silencieux, observant la jeune fille au visage blême.
Sa cervelle cogita très vite. Elle plongea sa main dans le sac de Will, dans l’espoir d’y trouver du premier coup ce qu’elle y cherchait.
« Baisse-toi ! », hurla Joshua, sauvant la vie de la jeune fille : le bras du Kid transperça le mur du wagon, rasant le haut du crâne de Neila, étalée par terre. Tel un cobra se jetant en un éclair sur sa proie, il s’était propulsé en sa direction.
Puis Neila brandit un petit tube bleu, figeant le prédateur. « Tiens ! En échange… », pantela-t-elle, se hissant douloureusement sur ses jambes, flageolantes. Elle s’était souvenue des paroles de Billy, qui convoitait du klein. Il leva un sourcil, retirant son bras du mur, lui permettant de continuer : « En échange de notre vie, prends ça. Tu en veux, nan ?
— ARRÊTE ! », s’écria Waylon en fonçant sur elle. Elle parvint à le maintenir hors de portée de la fiole, que le Kid finit par prendre. Il l’observa sans appétit, puis la déboucha et en avala directement le contenu. À moitié seulement, sa grimace se manifestant aussi brutalement que la fiole fut lancée par terre. Elle se brisa, devant un Waylon déconfit. « Non…
— Dégueu, se plaignit le Kid. Ça vaut même pas la moitié de ce que j’vole à Solstille.
— Neila, continua le jeune voleur, espèce de… »
Tous furent interrompus, alors que l’immense silhouette de Jim surgit de derrière le monstre. Dans l’espoir, très probablement, de le surprendre pendant leur petit échange. Il n’eut le temps de rien faire : Billy s’était déjà retourné, son bras trouant le corps imposant du grand homme. Celui-ci lui vomit une gerbe de sang au visage, avant de se laisser tomber, en dehors du wagon.
« Même pas besoin de nettoyer, ricana le forcené en se léchant le bras. Ça m’a redonné du boost ta camelote ! Bon, où en étions-nous…
— Attends ! intervint Waylon en sentant le regard du serpent se poser sur lui. Si tu nous tues tous, rien ne garantit que tu verras la couleur de ton argent ! »
Sous cette réplique parfaitement censée, le criminel s’esclaffa. Sa voix stridente perça les murs de ferraille du train, résonnant jusqu’aux oreilles du conducteur lui-même. Quand enfin il put s’arrêter, libérant ses côtes de ses bras, il se craqua les épaules avant de répondre.
« L’argent, j’m’en fous. On m’a dit de monter ici, et de tuer. C’est c’que j’fais. »
Sous le regard tétanisé du jeune voleur, le Kid s’avança en direction de sa proie précédente. Il semblait apprécier faire les choses dans l’ordre, ainsi Waylon était épargné pour le moment, tant qu’il ne tentait rien pour l’atteindre. Neila, elle, reculait vivement jusqu’au mur.
« Attends ! On peut parler !
— Parle, je m’occuperai du reste, ricanait le monstre.
— Non ! Un duel ! Je te propose un duel ! »
Il leva sincèrement les sourcils, à moins d’un mètre d’elle.
« Un duel ? J’ai l’air du genre patient ?
— Une roulette russe ! bafouillait Neila en tremblant. Ça te brancherait, hein ? Tu risques pas de mourir, si ?
— Ah, je vois… Le truc avec une seule balle, c’est ça ? Eh bah ! Un tir dans la cervelle, c’est jamais agréable ! » Il fut pris d’un haut-le-cœur soudain, et cracha la balle qui s’était logée dans sa poitrine quelques instants plus tôt. « Qu’est-ce que j’y gagnerais ? Tu te flingues toute seule, y’a rien de drôle.
— Tu ne perds rien à essayer, si ? Tu pourras t’amuser autant que tu le veux après ! »
Neila paniquait totalement. Elle ne respirait que par à-coups, priant pour que celui qui lui faisait face ne fonçât pas sur elle. Il leva les yeux au ciel un instant, puis sourit et s’assit en tailleur au milieu du wagon, avant de regarder Joshua. Toujours en joue, il s’amusait du visible stress qui traversait le visage de ce jeune prédateur. Personne n’osait tirer. Personne n’osait se salir les mains. Personne n’osait affronter le bond du serpent. Il ferma les yeux un instant, puis se décida, tournant ses pupilles jaunes en direction de la fille aux yeux vairons.
« Ça marche ! On a du temps, de toute façon, avant l’escale. C’est que vous êtes sacrément ennuyants au bout du compte. Assieds-toi. »
Partagée entre un profond soulagement et une angoisse grandissante, la jeune femme obéit, se rendant compte de ce qu’elle était en train de faire. Face à ce psychopathe en puissance, elle s’apprêtait à mettre sa vie en jeu. Entre ses propres doigts, qui plus est.
« Donc ! s’exclama-t-il. On a dix secondes pour tirer. Tu gagnes si je finis la cervelle explosée. Je me jetterai moi-même hors du train, pour simuler ma mort. Je me ferai rattraper moins vite qu’en restant ici, ça oui. J’imagine ne pas avoir besoin de préciser dans quelle situation tu perds, si ? »
Il la regardait avec amusement en train de décharger son arme, n’insérant dans le barillet qu’une seule munition. Derrière, Waylon et Joshua s’éloignaient le plus possible des deux belligérants. Will, plus près, se sentait parfaitement impuissant, et se contentait de tendre l’oreille.
« Pas besoin, bégaya Neila en faisant tourner la roulette. À qui l’honneur ?
— Toi. » Ce simple mot fit frémir la jeune fille, qui planta son regard sur l’arme qu’elle tenait entre ses mains. Elle allait se tirer dessus. Elle allait tirer sur son propre crâne. Non, je suis pas prête à ça… Pas prête du tout ! Mais le serpent s’impatientait, craquant ses doigts, alors elle leva l’arme en direction de sa tempe. Le contact du métal contre sa peau brûlante la gela d’angoisse. Dans son doigt, l’index qui s’approchait de la détente, se trouvait son cœur. Tout son pouls se répercutait dans cette petite phalange, qui caressait l’interrupteur. Celui qui éteindrait sa vie, avec comme ultime vision celle d’un sourire d’ange. Prise de panique à la vue de ce sourire grandissant, son doigt actionna la détente.
Un simple clic. Elle émit un gémissement de soulagement et fit tomber l’arme à terre, tout son corps remuant avec frénésie. L’homme en face se mit à rire, attrapant le revolver.
« Trop marrant ton truc ! Je vais faire ça plus souvent, ouais c’est sûr. » Il posa l’arme contre sa tempe et tira sans attendre, ravi de n’entendre qu’un simple clic. Ce son résonna comme les cloches de l’enfer dans les oreilles d’une Neila tout juste remise de son expérience : devant son œil, un revolver flou tendu vers elle.
Elle retint les larmes qui souhaitaient s’inviter sur son visage et posa son arme sur l’autre tempe, son bras gauche refusant d’obéir. Elle respira profondément et imagina le sourire de Shelly. Ses cheveux sous le soleil, son rire face à une bêtise, sa robe repassée avec soin, ses doigts lui apposant un pansement sur le genou… Elle voulait la retrouver. Revenir à cet instant. Se demandant alors si appuyer sur la détente lui permettrait de revenir à l’orphelinat, auprès de sa jumelle, elle fixa les yeux jaunes devant elle.
Sans attendre, elle tendit l’arme en sa direction et tira. Le crâne du criminel explosa sous le tir, effrayant la tireuse elle-même. Une nouvelle tache de sang décorait le sol du wagon, sous les yeux des deux spectateurs. Will se figea, sans savoir ce qu’il s’était passé alors, mais soupira de soulagement en entendant Neila fondre en larme.
« Putain, grogna le criminel à l’œil troué. Ça me bute… »
Il se leva difficilement, chancelant, la main posée sur son visage. Il tourna autour de lui, cherchant sa proie, recroquevillée dans un coin, le revolver levé en sa direction. Il explosa d’un rire sincère, levant les mains en l’air, son visage en train de se reformer.
« Pas mal ! J’ai fini le crâne troué, effectivement… Vraiment très très marrant, ce genre de jeu. Je tâcherai de préciser les règles à l’avenir, mais merci pour cet échauffement ! »
Il s’approcha d’une des ouvertures du wagon, forçant Joshua à se jeter très loin de lui. Adressant un ultime regard aux trois derniers humains de la pièce, il plaça sa main à l’horizontale sur son front.
« Quel sublime paysage ! C’est pour ça que je vis, et que je continuerai de vivre. Cette expression est la seule qui mérite d’exister, avec le sourire. » Dressant ce dernier sur son visage, parfaitement satisfait, il se laissa tomber dans le désert, sous les yeux écarquillés des trois humains. Des yeux qui n’oublieraient jamais ce qu’ils venaient de vivre.
Une pluie vint accueillir ce coup de théâtre, depuis les fontaines anti-incendie du plafond. Elle vint nettoyer le sang sur le sol et la peau des passagers. Accueillant ce contact glacé contre sa peau de feu, Neila clôt ses paupières, laissant son arme tomber contre le sol.
——
« Neila ? Eh, Neila ! »
La jeune fille ouvrit les yeux d’un coup, cherchant un revolver à attraper. Une main chaleureuse vint l’en empêcher, suivie de deux yeux verts. Un sourire jusqu’ici insupportable vint la calmer, devant un paysage de fin de soirée qui défilait lentement.
« Neila, on arrive à l’escale, murmurait Waylon. Tu dois descendre là-bas non ? »
La jeune femme se frotta les yeux, ravie de constater que sa vue était en meilleur état que plus tôt dans la journée. Elle se débarrassa de la loupe inutile qui trônait sa figure, et observa le wagon. Il ne restait plus qu’eux deux, ainsi que Joshua, fumant une cigarette, et Will, qui s’ennuyait dans un coin. Au sol, toujours du sang, mais plus aucune trace de klein au milieu du verre. Neila n’eut aucune envie de se demander s’il avait léché le sol pour s’en sustenter, et préféra considérer que ce produit s’évaporait vite…
Elle se leva difficilement, admirant les quelques bâtiments qui commençaient à apparaître. Autour des rails, une foule de gens curieux, qui n’attendaient pas qu’un train passe en cette journée. De rares téméraires voulurent sauter sur le wagon, mais des tirs des forces de l’ordre les en empêchèrent. La foule s’agita alors vivement, certains tentant de fuir, d’autres d’attaquer les hommes de loi, quelques rares encore de reproduire l’expérience.
Neila, elle, ne les voyait pas. Elle n’observait que le paysage, drapé des brumes obscures des cheminées d’usines. Cet endroit semblait être porté sur la métallurgie, et ne voyait passer que de simples trains de marchandises. Dans de rares occasions, un dirigeable en direction de la fortunée cité d’Atélia passait pour procéder aux échanges de matériaux rares. Ce même aéronef se trouvait à une centaine de mètres d’elle, tout juste garé. Il lui suffisait d’un pas. Un unique pas en dehors de ce wagon, pour s’envoler retrouver sa sœur. Munie d’un ticket poinçonné, elle pouvait foncer vers les cités à bord de ce nouveau véhicule. Revoir Shelly, après toutes ces années.
La foule se dispersant au son des coups de feu, sourds aux oreilles de Neila, un chemin était tracé devant elle. Elle tendit un pied en dehors du wagon, prête à partir. Un pied. Il était suspendu dans le vide, au-dessus de cette route qu’elle avait cherchée si ardemment. Alors pourquoi ? Pourquoi sa main restait-elle accrochée si fermement à la rambarde du wagon ?
J’ai peur ? Elle avait honte de ressentir un tel sentiment maintenant. Tout ce qu’elle aurait dû ressentir, ça n’aurait dû être que soulagement et gratitude. Le soulagement d’avoir survécu jusqu’ici, d’échapper à l’enfer de ce train. La gratitude de la tournure des évènements, de lui avoir ouvert cette voie imprévue. Et pourtant, elle ne ressentait qu’une sourde excitation. Dans sa poitrine, son cœur battait. À la pensée du canon collé contre sa tempe, de ces yeux jaunes, il s’accélérait. À la pensée d’une cité d’or et de cuivre, il vibrait. À la pensée d’une étendue de neige, il s’affolait. À la pensée de ces longs cheveux blancs, brossés et coiffés… Il se calmait.
Le sifflet du train tonnait, indiquant son départ imminent. La jambe de Neila s’avança un peu plus, pressée qu’elle était, mais il lui restait une barrière. Une attache. Non, il faut que j’y aille !
« Alors, tu t’en vas ? », demanda la voix du sinistré, qui s’approchait à tâtons. La jeune femme se tourna vers lui. Ce robot aveugle, cassé et défaillant. Irascible et abandonné. « Ce n’est pas pour me déplaire, en tout cas. Ton visage ne me manque déjà plus, pour ta voix je devrais très vite m’en remettre.
— Toujours aussi délicat, le railla Neila, les deux pieds dans le wagon.
— Bon, ne perds pas plus de temps. Tu attends quoi, un câlin ? »
Neila sourit jaune, mais son visage fut frappé par quelque chose. Un objet mou, et à l’odeur de cuir. Elle le prit entre ses doigts, admirant l’accessoire peu raffiné qu’il était. Un vieux chapeau en patchwork, mêlant brun et noir. Troué par endroits, il était d’une taille assez menue, convenant à un crâne de jeune adolescent. Le vent l’avait ramené, alors que le train commençait à partir.
« Euh, tu ferais vraiment mieux de sauter dès maintenant », hésita Will. Mais la jeune femme s’était jetée dans ses bras, effrayant le sinistré qui recula sur plusieurs mètres. « Mais quelle horreur, lâche-moi ! »
La jeune femme ricanait, le chapeau sur le crâne. Elle tourna son regard vers le paysage désertique qui défilait à toute allure, avant de foncer vers l’ouverture. Puis, elle se tint à une des barres de maintien, la main sur le chapeau, afin d’éviter qu’il ne s’envolât. Elle admira l’horizon qui faisait face au train. Un coucher de soleil gigantesque drapait de mauve ce crépuscule d’avenir. La locomotive masquait l’orbe de feu, mais les couleurs du ciel se reflétaient sur le métal lustré. Au loin, les épaisses brumes du Gouffre, que surmontaient toutes les cités industrielles. On commençait à apercevoir une montagne, enrobée d’une fumée noire. Everlaw.
Autour du train tournait un petit oiseau. Une sorte de petite chouette, qui se faufila dans une des fenêtres du premier wagon, inaccessible. Réprimant une larme, elle s’écarta du vide désertique et s’assit contre un des murs du train, portant son regard sur le sinistré à l’air déconfit.
Ne t’en fais pas, Shelly. Il me reste quelques affaires à terminer avant de te rejoindre.
——
« J’aimerais que tu admires ce magnifique coucher de soleil ! », s’enthousiasmait Neila, alors qu’elle tentait de réparer l’œil de l’automate. Waylon avait déjà fermé l’œil depuis un moment, probablement assommé par le klein, les laissant seuls avec Joshua. « Je ne dormirai pas ! », qu’il s’était vanté, avant de piquer du nez malgré le danger évident que représentait le noble. Malgré tout, celui-ci ne semblait pas se préoccuper des deux derniers éveillés.
« Il se couche déjà ? s’étonna Will. J’en perds la notion du temps, avec tout ce remue-méninge… J’aurais mieux fait de rester dans ce cimetière.
— Ne dis pas ça ! Tu m’as moi, comme incroyable compagnie.
— Super. »
La jeune femme ricana, mettant de côté la frustration que lui donnait cet œil complètement éclaté. Elle refusait d’admettre que le verre brisé qui constituait l’écran de la pupille empêcherait toute réparation. À moins de remplacer l’œil, il n’y avait plus aucun moyen pour Will de voir à nouveau.
« Jette l’éponge, soupira ce dernier. Un truc cassé de plus, je suis plus à ça près.
— Non ! râla Neila. C’est que… »
Elle marqua une pause, durant laquelle Will tourna son visage en sa direction.
« C’est que c’est vraiment un superbe coucher de soleil, finit-elle par dire.
— Si beau que ça ?
— Oui.
— Tu me parles de coucher de soleil depuis bientôt une heure. Il s’est fini, maintenant. »
La rage reprenant le dessus, elle jura puis jeta son tournevis à travers le wagon, passant près du nez de Joshua qui sursauta. La jeune fille s’avoua vaincue, et se servit de l’épaule inconfortable du robot comme oreiller, un long soupir accompagnant sa complainte.
« Tu ferais mieux de dormir, reprit Will. Tu ne me serviras à rien là-bas si tu t’écroules de fatigue.
— Je ne dois pas le quitter des yeux.
— Je ne dormirais pas. Ma batterie tiendra le coup. Repose-toi.
— Tu ne vois rien, tu ne pourras rien faire. Et puis une fois en ville, j’aurais tout le temps de me reposer. »
Il se gaussa gentiment, agaçant sa compagne.
« Il n’y a rien de drôle !
— Tu sais très bien dans quel genre d’endroit on se rend. Nan ? »
Elle marqua un silence, ne quittant pas des yeux le noble, gagné par le sommeil.
« M’en fiche. C’est ma sœur, que je veux voir.
— Encore elle… Elle n’est pas dans l’autre ville, où tu devais aller ?
— Rien ne me dit que ce crétin à la langue pendue m’a dit la vérité ! ragea-t-elle. Et puis, j’ai un vieux robot à réparer avant. Qui sait, tu pourrais m’aider à retrouver Shelly ensuite ?
— Tu. Rêves. »
Neila lui frotta le crâne, le laissant grogner salement. Puis elle s’installa à même le sol, le sac en guise d’oreiller et dans lequel elle rangea sa lunette, le visage toujours dirigé vers son ennemi
Will garda le silence, la laissant rejoindre les bras de Morphée sans qu’elle n’y résistât, et tenta d’imaginer le coucher de soleil qui avait eu l’air si sublime.
Une heure passa, puis deux, et il entendit une porte s’ouvrir.