Chapitre 7, Le jeu du chat de la souris

Le lendemain, le réveil fut difficile. Peut-être parce qu’il était habité d’un insistant mauvais pressentiment. Un thé l’attendait dans la salle à manger. Visiblement, la Comtesse et Dorothy ne l’avaient pas attendu pour entamer leur journée. Will n’apparut pas pour débarrasser sa tasse une fois qu’il eut fini. Il grinça des dents mais se tint à son programme et se rendit à son cours du matin. À cause des températures désormais bien fraiches, il avait dû abandonner ses leçons en extérieur. La Comtesse avait fait aménager une grande salle vide au rez-de-chaussée pour que Dorothy puisse continuer ses apprentissages dans les meilleures conditions.

— Vous êtes souffrant ? demanda la fillette, interrompant soudainement le cours.

— Non, je vais très bien, répondit-il plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.

Son élève avait beau être jeune, elle sembla comprendre parfaitement ce mensonge, et fronça les sourcils. Elle eut cependant la bonne idée de ne pas insister.

Il prit son repas en sa compagnie, ainsi que celle de sa mère. La Comtesse ne lui adressa pas un regard, tout en arborant le même sourire tendre qu’elle offrait habituellement à sa fille. Alexander ne mangea pas beaucoup. Il n’avait toujours pas aperçu Will.

La leçon de l’après-midi lui parut plus longue encore que celle du matin. Surtout que Dorothy ne mettait que peu de cœur à l’ouvrage.

— Allez vous faire un effort et vous tenir droite ? finit-il pas s’agacer.

Cette dernière lui présenta un visage mutin.

— Vous ne faites pas d’efforts non plus aujourd’hui ! À croire que vous n’aimez plus être mon professeur !

Son élan le colère le surprit. D’ordinaire, il ne laissait pas autant transparaître ses émotions. Le sort de Will lui importait beaucoup trop. Après tout, il avait choisi de laisser le garçon endurer le fouet. Ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Alors pourquoi cela le concernait-il autant ? Parce que Will avait avec lui des points en commun confondants ? Parce qu’il se sentait coupable ?

— Reprenons la leçon, coupa-t-il, les yeux plissé. Excusez-moi, ce n’est effectivement pas un bon jour. Ne doutez cependant pas de ma dévotion et de mon affection pour vous.

Dorothy fit la moue, plus clairvoyante qu’elle n’y paraissait, mais daigna se remettre en garde sans plus de protestation.

Il se concentra comme il put pour lui offrir un entrainement digne de ce nom. Il la congédia bien vite dès la fin de la leçon, prétextant qu’il devait se reposer.

— Faites attention à vous, ne vous surmenez pas, lui lança-t-elle, soucieuse.

— À ce soir, Mademoiselle, lui répondit avec un petit sourire.

Il ne se dirigea cependant pas vers ses appartements, mais plutôt vers le bureau de la Comtesse. Il la croisa d’ailleurs avant de l’avoir atteint. Un feu grondant s’empara de lui et il lui attrapa de nouveau le bras alors qu’elle faisait mine de le dépasser sans le voir.

— Je ne l’ai pas vu de la journée, fulmina-t-il, que lui avez vous fait ? Est-il seulement vivant ?

— Ah, mon cher, sourit-elle, vous tombez à point nommé. Je pense qu’il a besoin de soins. Il a trébuché, voyez-vous… il est terriblement maladroit.

Elle désigna la direction de son bureau.

— Je vais faire une petite sieste avant le souper. Quant à vous, si vous souhaitez toujours jouer les sauveurs, je vous conseille de ne pas trop tarder.

Il approcha son visage de celui de la maitresse de maison, d’un geste de menace, lui serrant le bras aussi fort qu’il put. Elle ne cilla pas. Alors, il la lâcha d’un mouvement plein de rage et se pressa vers le bureau. Du coin de l’œil, il vit le sourire de la Comtesse disparaitre alors qu’il tournait à l’angle du couloir. Elle lui parut… fatiguée. Il n’eut pas le temps de se préoccuper de l’humeur de cette tortionnaire, ses jambes le menèrent à grands pas vers le bureau. Il ouvrit la porte à la volée, manquant de percuter Will, recroquevillé au sol dans une marre de sang. De ce qu’il pouvait en voir, son dos était intact. Le garçon gémissait, les mains appuyées contre son œil gauche.

Le cœur d’Alexander tapait dans sa poitrine alors qu’il découvrait prudemment le globe oculaire percé. Un couteau ensanglanté gisait, non loin. L’œil ne pourrait sans doute jamais plus voir. Mais plus important, l’hémorragie menaçait la vie du petit valet.

Le jeune homme réagit immédiatement en confectionnant une compresse de fortune à l’aide des différents tissus de la pièce. Il la serra aussi fort qu’il put avec un bandeau fabriqué à partir d’un pan de rideau. Alors qu’il achevait son pansement provisoire, Will perdit connaissance. Le précepteur l’installa sur un divan. Le garçon était pâle et respirait par petite bouffées rapides. Alexander avait reçu une sommaire formation de médecine, autant occidentale que chinoise, mais dans ce domaine, il l’avouait, il n’était pas expert. Il ne saurait guérir cette plaie seul.

— Ah, vous êtes toujours là ?

La Comtesse était apparue sur le pas de la porte, la tête posée contre le cadran. Ses yeux brumeux allaient de paire avec ses mouvements indolents. Une odeur piquante vint chatouiller les narines d’Alexander.

— De l’opium ?

— Est-ce vraiment l’interrogation pertinente dans ce contexte ? le contra-t-elle en peinant à rester debout.

Il fronça le nez.

— Il a besoin d’un médecin.

— N’êtes-vous pas médecin ?

— Il a besoin d’un vrai médecin.

Il détestait les mots qu’il venait de prononcer.

— Toutes vos compétences sont-elles aussi fausses que votre capacité à soigner ce garçon ?

— Vous comptiez sur moi pour le remettre sur pieds ?

Elle pencha la tête.

— Vous n’en êtes donc vraiment pas capable ?

— Il doit sortir du manoir pour recevoir des soins.

Elle soupira, l’air ennuyé.

— Vous me décevez.

Alexander peinait à retenir l’élan de violence qui lui venait.

— C’est d’accord, vous pouvez l’amener à l’hôpital, lança la Comtesse.

À peine avait-elle fini sa phrase qu’il prenait le garçon dans ses bras et s’avançait vers la porte.

— Mais si vous franchissez le portail de ce domaine, je considèrerai cela comme une démission.

Il stoppa net son mouvement.

— Alors demandez à Bill de l’amener à Londres, je connais quelqu’un qui…

— Non. J’ai besoin de tous mes domestiques ici. Et je n’irai certainement pas moi-même.

— Vous me donnez donc le choix entre la vie de ce garçon et ma présence ici ? siffla-t-il.

Elle haussa les épaules.

— C’est une façon de voir les choses.

Alexander posa son regard sur le visage tourmenté de Will. Il se retrouvait dans cet état par sa faute. Il la sentait distinctement maintenant, cette culpabilité. C’était un sentiment étrange. Il devrait pourtant blâmer uniquement cette sorcière qui lui servait d’amante. N’est-ce pas ? D’un autre côté, il ne pourrait plus continuer l’enquête sur laquelle il travaillait depuis un an. C’était son dernier espoir de sauver son honneur. Quoique… il avait peut-être des pistes à explorer à l’extérieur. Surtout qu’une fois le garçon hors de sa portée, la veuve n’aurait plus de moyen de pression sur lui. Peut-être pouvait-il concilier la mission qu’il s’était donné et la survie de Will…

— J’ai besoin d’un cheval, déclara-t-il solennellement.

La Comtesse cacha un instant son visage dans ses lèches dorées. Il ne sut s’il y décelait du soulagement ou de la tristesse.

— Accepté.

— Vous me ferez parvenir mes affaires dans les plus brefs délais.

— Entendu.

— Je vous enverrai ma lettre de démission dès que j’aurai mis cet enfant en sécurité.

— Puisse-t-il survivre.

— Vous me débectez.

Elle se détourna de lui alors qu’il passait la porte.

— Adieu, souffla-t-elle.

— Au revoir, lança-t-il.

 

***

 

Le soleil bienfaisant avait laissé place à un orage. La chance était de son côté, décidément. Alors qu’il sellait son cheval avec l’aide de Bill, un cri retentit entre les sifflements furieux du vent. Dorothy apparut à la porte de l’écurie.

— Mère m’a dit que vous démissionnez ! Pourquoi ?!

— C’est à votre mère de vous l’expliquer.

— Non ! Ne me laissez pas, je vous en prie !

Elle se jeta vers lui, retenue par Bill.

— Restez ! s’écria-t-elle alors que les larmes dévalaient ses joues.

— Je regrette, mais je ne peux pas.

— Je refuse que vous partiez !

— Je dois le sauver.

Il désigna Will, enroulé dans une couverture. Dorothy écarquilla les yeux en l’apercevant.

— Qui est-ce ?

— Ça encore, c’est une explication que votre mère doit vous donner.

— Mais elle ne m’explique jamais rien !

— Mademoiselle.

Il s’approcha d’elle et lui caressa la joue.

— Il ne tient qu’à vous de me faire revenir à vos côtés.

Elle renifla.

— Mais comment… ?

Il ne répondit pas. Il s’éloigna et enfourcha sa monture, prenant Will contre lui.

— J’espère que ce n’est pas la dernière fois que nous nous voyons.

Il talonna son cheval. Bill amena Dorothy en dehors du chemin du destrier.

— Au revoir Mademoiselle.

— Non ! Attendez !

Les cris désespérés de la petite fille se perdirent dans le brouhaha de la tempête. Alexander fut guidé par les gardes, agacés de devoir sortir par ce temps, jusqu’au portail. Il talonna sa jument, dénommée Blanche. S’il avait bien calculé, un vieux barbier était justement de passage dans un village voisin, Campbelltown. Il pressa sa monture.

Blanche galopait sur le sol terreux et humide, assombri par des nuages menaçants. Alexander se remémora le trajet. Il connaissait assez bien les alentours de Londres. Au même moment le tonnerre se mit à gronder comme un monstre furieux.

Du coin de l’œil, il aperçut une tache de couleur sur le marron du chemin. Il s’agissait d’un papillon qui avait perdu une aile, bleue comme les yeux de Will. Il se débattait sur le sol pour s’arracher à l’étreinte de la terre, en vain. Alexander serra Will dans ses bras.

La pluie s’abattit soudain sur la campagne. D’abord hésitante, elle prit peu à peu confiance et ils furent bientôt trempés jusqu’aux os par des lames glacées qui leur brouillaient la vue. Pour ne rien arranger, le vent redoubla de violence, faisant onduler le rideau de pluie telle une mer déchaînée. Aux vagues violentes qui s’écrasaient sur les voyageurs s’ajouta la lumière blafarde des éclairs qui frappaient la terre au hasard, risquant à tout moment de les toucher.

Alexander serra les dents, se protégeant comme il pouvait de son manteau imbibé de pluie. Mais il n’avait pas un instant de répit car Blanche, complètement affolée, ruait sans cesse et s’embourbait dans des tourbières traîtresses où elle manquait à tout moment de se briser les chevilles. Heureusement son cavalier connaissait la route, et c’est ce qui les sauva tous, car dans la tourmente il était ardu de s’orienter. Alexander avait rencontré durant ses longues années de navigation de nombreuses tempêtes et celle-ci, bien qu’il ne soit pas sur un bateau livré aux vagues, n’en était pas moins redoutable.

Ainsi, après quelques de heures de périple, le jeune précepteur aperçut enfin les contours d’un clocher dont l’ombre se découpa un instant à la lueur fugitive d’un éclair. Il dirigea sa monture exténuée vers la grande place. Il n’y trouva que de larges pans de tissus coloré déchirés, battants au vent, au milieu de piquets de tentes à moitié abattus. Les chapiteaux n’avaient pas tenus. Nulle trace de leurs résidents, d’ailleurs, qui avaient dû être abrités par les locaux. Alors qu’il balayait les maisons du regard, une fenêtre brave s’ouvrit face à la tempête, laissant apparaître le visage joufflu d’un homme portant un monocle. Alexander n’entendit pas ce qu’il lui disait, mais il suivit ses signes et se présenta à la porte de la maison, qui s’entrouvrit brièvement pour le laisser passer. Il abandonna là Blanche, qu’il libéra pour qu’elle se trouve un abri entre deux bâtisses.

Melchior Anguis descendit bruyamment les escaliers sous le regard intrigué des villageois. Plusieurs autres membres du cirque étaient présents, assemblés autour de la cheminée. Leur chef essuya son monocle avant de gratifier Alexander d’une bourrade joyeuse.

— Ça fait un bon bout de temps, dis donc ! Je ne m’attendais pas à te voir débarquer au milieu de cet orage de tous les diables ! s’exclama-t-il de sa voix grave.

— Je suis venu te trouver pour que tu guérisses cet enfant, répondit immédiatement le professeur.

Melchior fronça ses sourcils dont l’épaisseur ne pouvait rivaliser qu’avec celle de sa moustache.

— Je ne suis plus barbier, tu le sais.

— Il risque de mourir, sa blessure dépasse mes conséquences !

Il lui dévoila l’œil sanglant de Will, toujours inconscient. À vrai dire, on ne distinguait pas grand-chose au milieu de ce sang semi-coagulé.

— C’est du sérieux en effet… un objet pointu lui a percé l’œil ? Ça ne m’a pas l’air d’un accident… il va falloir que tu me racontes ce qui lui est arrivé.

— Plus tard, soigne-le d’abord.

— C’est d’accord, à une condition : s’il survit, ce garçon me revient.

Alexander sourit, soulagé.

— Tu as intérêt à en faire un artiste brillant.

— Oh oh ! Compte sur moi !

Il apostropha le villageois qui les observait, l’air sceptique.

— Puis-je abuser de votre gentillesse en vous demander d’utiliser votre table, ainsi que quelques ustensiles de cuisine ?

Il remit son monocle.

— Toi, dit-il en direction d’Alexander, tu vas me seconder.

Le jeune homme hocha la tête.

 

***

 

Au matin, le soleil parvint à percer les nuages.

— Il est hors de danger, estima Melchior.

— Merci, souffla Alexander en s’essuyant le front

Will avait été déposé sur un lit de couverture. Il respirait faiblement mais avait repris des couleurs.

— Tu me dois une histoire.

— Je te la raconterai quand mon affaire sera finie, promis.

Le meneur de cirque haussa un sourcil.

— Je dois aller à Londres, déclara la précepteur avant de lui laisser le temps de l’interroger.

— Tu vas voir les amis de l’ancien Black ?

— L’ancien Black ? sourit Alexander. Tu te trompes, il n’a jamais cessé d’exister.

— C’est ce que je suis en train de comprendre…

— On se retrouve dans quelques semaines à Londres ? Je pourrai voir ce qu’il est advenu du petit.

— Ce sera un plaisir pour nous d’accueillir un inspecteur aussi renommé.

— Arrête de me charrier.

Alexander posa sa main sur la petite tête de Will. Il le savait entre de bonnes mains. À une époque, il avait aidé Melchior à dénicher le tueur caché parmi les rangs de ses artistes. Cet homme avait le cœur trop grand et recueillait n’importe qui. La seule chose qu’il savait lire chez les gens, c’était leur capacité à entrer dans son cirque.

Il salua l’homme au monocle et partit à la recherche de Blanche. La jument s’était accordée du repos dans une ruelle protégée. Il ne lui en laissa pas plus. Direction Londres pour la suite de son enquête.

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Elly
Posté le 30/10/2024
Je suis soulagée que Will ne soit plus entre les mains de la Comtesse ! Cette sorcière a perdu le peu d’affection que j’avais pour elle. C’est terrible qu’il ait perdu un œil mais au moins maintenant il est entre de bonnes mains.
J’ai hâte de voir comment Alexander va faire avancer l’enquête maintenant qu’il n’est plus au manoir (je suis contente qu’il n’ait pas sacrifié will pour son enquête d’ailleurs ! J’ai eu un petit doute un moment)
AudreyLys
Posté le 30/10/2024
Contente de voir que ça te plait toujours ^^
Merci pour ta lecture et ton com' :3
Raza
Posté le 30/08/2024
Ah mais j'ai donc la réponse à ma question: c'EST la police! Évidemment. Mais alors si la Comtesse sait qui est son père elle doit savoir qui il est... pourquoi n'est elle pas plus inquiète? Mystère. Peut être souhaite t elle que l'enquête avance, pour des raisons qui seront dévoilées plus tard.
Une coquille : conséquences-> compétences :)
AudreyLys
Posté le 31/08/2024
Et oui XD
Le père d'Alexander n'a pas de lien avec la police et ce n'était pas connu que son fils y était, donc la Comtesse ne peut pas le savoir avec sa filiation.
Merci pour ton com' et le relevage de coquilles !
blairelle
Posté le 09/08/2024
Chouette chapitre
Je ne pensais pas que le dilemme "Will ou son enquête ?" prendrait fin si vite
En tout cas il a largement de quoi faire condamner la Comtesse pour tentative de meurtre sur un enfant...
AudreyLys
Posté le 10/08/2024
Ah tu pensais que ça resterait jusqu'à la fin de l'histoire ?
Mais ce n'est pas son but ^^
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