Chapitre 7 : Le mauvais garçon.
La foule compacte trépignait d’impatience. Depuis une heure, la salle était comble. La grande-duchesse Rebecca arrivait seulement, précédant l’apparition imminente de Solène.
Thibault observa Gabriel qui tenait délicatement la main de Rebecca, l’aidant à descendre les marches du grand escalier de marbre surplombant la salle de bal. Il aurait adoré faire de même avec Solène, mais l’impératrice arriverait seule. Il jeta un coup d’œil vers Ajax, qui, appuyé contre une colonne de pierre un peu plus loin que le grand escalier, regardait son ancienne maîtresse venir avec un air sombre. Comme les rumeurs allaient bon train depuis que, malgré sa liberté recouvrée, il avait préféré rester aux côtés de Rebecca, c’était sûrement mieux que ce ne soit pas lui qui l’accompagne ce soir-là.
Et Gabriel était gracieux dans son rôle. Il savait conserver une expression à la fois neutre et respectueuse, et aux yeux de Thibault, il évinçait presque la grande-duchesse elle-même. Il avait hâte de voir la rediffusion de l’événement pour découvrir les commentaires des journalistes… Et de lire la presse à scandale, où le garçon aux yeux vairons avaient déjà été mentionné deux ou trois fois depuis son entrée au service de Rebecca.
Quand il eut accompagné sa maîtresse jusqu’à la table d’honneur, Gabi traversa la foule et vint se placer aux côtés de Thibault.
— Tu es incroyable, confia-t-il à son ami. Je ne pourrais jamais rester si calme si je devais faire la même chose.
Gabi haussa les épaules.
— Je n’ai aucune raison de stresser.
— C’est que tu n’as pas vu comment Ajax te regardait… le taquina Thibault.
Le garçon ne répondit rien, mais jeta un coup d’œil en direction d’Ajax, qui les dévisageait justement.
— Excuse-moi, fit alors Gabi, et il repartit dans la foule.
— Attends Gabi, l’impératrice va…
Mais c’était trop tard. Il avait déjà parcouru la moitié de la distance les séparant d’Ajax. Thibault leva les yeux au ciel, puis recentra son attention sur l’escalier, au moment même où des tambours commençaient à résonner. Un rythme lent. Puis plus rapide. Et plus rapide encore… Jusqu’à ce qu’une cymbale retentisse, et que Solène apparaisse, là-haut, tout en haut des marches. Thibault ne put retenir un sourire.
Elle était magnifique. Sa robe dorée sublimait sa gracieuse silhouette. La coiffure que Gabi avait créée pour elle était majestueuse. Vraiment, elle n’avait jamais été si belle…
Un air de piano, d’une douceur enchanteresse, s’éleva alors qu’elle commençait à descendre, lentement, les marches de marbre. Elle souriait à la foule, et quand elle fut arrivée au bas de l’escalier, elle leva le bras pour saluer ses invités qui explosèrent en un tonnerre d’applaudissements. Thibault suivit l’impératrice du regard jusqu’à ce qu’elle ait pris place à côté de Rebecca, au centre de la table d’honneur. Sa tutrice se leva alors pour prendre la parole, mais l’attention de Thibault fut distraite par Gabi qui revenait, la mine mécontente.
— Tout va…
— Il est insupportable. Laisse tomber.
Un peu inquiet, Thibault chercha Ajax du regard et constata qu’il avait quitté la salle de réception. S’étaient-ils encore disputés ? Pourtant, dans l’ensemble, ils s’entendaient bien tous les deux… Le sujet de Rebecca devait être sensible à cause de l’insistance des tabloïds ces dernières semaines… Il recentra son attention sur la grande-duchesse qui n’avait pas remarqué la scène et s’adressait à la foule.
C’était un discours très long pour peu de choses. Elle souhaitait un joyeux anniversaire à l’impératrice, et remerciait, en son nom, les dizaines, centaines de personnes qui avaient répondu à son invitation. Thibault songea que le discours était un peu infantilisant. Il observa Solène, laquelle restait sagement assise à côté de sa cousine et l’écoutait parler. Pendant des années, Rebecca avait régné en son nom, et il ne put s’empêcher de trouver dommage qu’elle ne s’adresse pas elle-même à ses sujets.
Quand la grande-duchesse termina son discours, incitant tout le monde à profiter de la soirée et les invitant à trouver dès à présent partenaire pour la première valse, le cœur de Thibault se serra. Une dizaine d’hommes approchait déjà Solène, se jetant à ses pieds pour obtenir l’honneur de partager sa première danse.
Enfin, sa première danse… C’est ce qu’ils croyaient, songea Thibault avec mauvaise humeur. C’était avec lui, qu’elle s’était entraînée à la valse depuis des semaines. Avec lui et peut-être avec Jenkins.
Gabi le tira par le bras, le faisant redescendre sur terre.
— Je t’ai déjà dit que tu étais particulièrement expressif ? demanda son ami d’un air amusé.
Thibault lui jeta un regard maussade.
— Allez, reprit Gabriel. Viens, allons faire un tour au buffet puis prendre l’air.
— Solène va danser…
— Et tu ne veux pas voir ça. Allez, viens.
Irrité par la perspicacité de Gabi, il l’accompagna jusqu’au buffet où ils retrouvèrent Lino au milieu de la foule. Grâce à leurs vêtements, ils passaient à peu près inaperçus, et les invités, rien que le gratin de la noblesse de Délos, se montraient très aimable à leur égard.
Quand ils eurent suffisamment de réserves de nourriture (dont une bouteille de vin que Lino s’était permis « d’emprunter ») ils se dirigèrent vers la terrasse. Du coin de l’œil, Thibault avait aperçu Solène danser avec un grand dadais, et se força à regarder de l’autre côté.
Sous la douceur de cette soirée printanière, ils s’installèrent un peu à l’écart de la foule, loin sur la pelouse qui longeait la terrasse. Thibault savait que Solène les avait invités à sa soirée par pure gentillesse, mais il se sentait finalement plutôt démoralisé d’y assister. Pire, il se sentait idiot d’avoir cru qu’il serait spécial un jour pareil. Il était un esclave et c’était l’impératrice. Il avait tendance à l’oublier parfois. Bien sûr qu’elle s’intéresserait dorénavant à d’autres hommes. À des hommes riches et puissants. À un homme qu’elle pourrait potentiellement épouser un jour. Pas un esclave. Un noble.
Il ruminait, et Gabi lui envoya un coup de pied dans le tibia.
— Hé, ça fait mal !
— Lino te parle, tu es dans la lune ou quoi ? répondit Gabriel, l’air de rien.
Mais à son regard qui brillait sous les lampions suspendus partout au-dessus des pelouses, Thibault ne pouvait douter que son ami savait précisément à quoi il pensait. Il lui écrasa le pied en retour avant de se tourner vers Lino.
— Je disais, reprit le rouquin avec un léger rire, que Max n’avait pas l’air au mieux de sa forme aujourd’hui.
— Il a rarement l’air d’être au mieux de sa forme, rétorqua Thibault en roulant des yeux. Que veux-tu y faire, il a décidé qu’il serait malheureux quoi qu’il arrive.
Lino opina du chef. Il semblait inquiet, mais Thibault avait mieux à faire qu’à penser à ce dépressif de Max. Il se servit un plein verre de vin et entreprit de le boire d’un coup, sous le regard réprobateur de Gabi. Son ami éloigna ensuite la bouteille, comme pour l’obliger à lui demander l’autorisation à chaque fois qu’il voudrait se resservir.
Bientôt, ils furent rejoints à leur table sur la pelouse par Jenkins et les jumelles, puis par Théo. Pour une fois, tous, même Théo, paraissaient de bonne humeur. Les nouveaux arrivants avaient eux aussi emmené de quoi boire et de quoi manger, et Théo avait même emporté un jeu de cartes avec lui.
Cela faisait déjà plus de deux heures que le bal avait débuté quand Tobias les rejoignit à l’extérieur.
— Vous profitez bien de votre soirée ? demanda leur mentor avec un sourire amusé.
Il semblait épuisé, mais le succès de la soirée lui avait redonné des couleurs. Il promena son regard sur eux, et Jenkins, qui s’était penché sur sa chaise pour mieux le voir, bascula en arrière et s’effondra sur le sol, juste à côté de lui.
— Je vais prendre ça pour un oui, susurra Tobias. Je vois que vous avez trouvé le vin. Max n’est pas avec vous ?
Ils firent non de la tête et Tobias fronça les sourcils.
— Il n’est pas dedans ? demanda Lino.
— Je ne l’ai pas vu depuis un moment. Peut-être est-il retourné à sa chambre.
— Je peux aller voir si tu veux ?
Tobias dévisagea Lino un moment, puis acquiesça.
— Merci Lino.
Sans plus attendre, le jeune homme se leva et partit en trottinant vers le palais. Tobias resta un moment avec eux, puis à son tour, retourna vers la terrasse. Il avait beau avoir un statut spécial parmi les esclaves, il travaillait quand même ce soir-là et ne pouvait donc s’attarder. Il serait même de service jusqu’au petit matin, quand il faudrait mettre dehors les derniers invités, ceux un peu trop abrutis par la boisson. Thibault ne l’enviait pas mais il savait que Solène avait insisté pour qu’il ne travaille pas du tout pendant la semaine suivante, et il pourrait donc enfin se reposer.
Une heure plus tard, Thibault commença à ressentir les effets de l’alcool. La tête lui tournait mais dans l’ensemble, c’était plus agréable que ce qu’il avait imaginé. Il riait plus facilement aux plaisanteries des autres, s’amusait de la moindre mimique, parlait volontiers de tout et de rien. Et grâce à ça, il ne pensait presque plus à Solène. Ah, Solène…
Ils continuèrent à jouer aux cartes jusqu’à ce que Jenkins s’endorme sur l’épaule de Féline. Ou était-ce Félicie ? Maintenant qu’il avait bu, Thibault trouvait qu’elles se ressemblaient incroyablement ce soir. Non, en fait elles se ressemblaient déjà avant. Mais. C’était différent. Hein ?
Thibault se laissa basculer sur le côté, et Gabriel l’intercepta juste à temps, calant sa tête sur sa cuisse.
— J’peux dormir là ? fit Thibault d’une voix pâteuse.
— Mais oui, mais oui, répondit Gabi en lissant doucement ses cheveux.
La caresse allait finir de l’endormir. Il ferma les yeux, se concentrant sur la chaleur que Gabriel dégageait. Il faisait encore doux en cette tardive soirée printanière. La pelouse sentait bon… Le brouhaha lointain de la fête le berçait…
— Thibault ?
Il grogna.
— Thibault, réveille-toi…
C’était Gabi. Il ouvrit l’œil et sentit que la tête lui tournait. Gabriel l’attrapa sous l’épaule et le remit droit sur sa chaise. Il semblait inquiet. Thibault se frotta les yeux et découvrit Lino, blême, et Tobias, l’air furieux. Jenkins les regardait tour à tour, la bouche légèrement entrouverte, le regard hagard. Les jumelles, l’air un peu endormi elles aussi, s’étaient accoudées à la table et observaient Lino. Théo fronçait les sourcils. Il semblait relativement alerte, lui.
— Max est introuvable, indiqua Lino à ses compagnons. J’ai cherché partout, j’ai fait tout le palais. Il n’est plus là.
Thibault sentit son rythme cardiaque accélérer. Il n’avait quand même pas tenté de…
— Lino m’a informé que l’impératrice vous avait réhaussé d’un an, indiqua Tobias d’un ton lent. Cet imbécile a dû vouloir en profiter pour se faire la malle…
— Et il était habillé en civil, renchérit Gabi. Idéal pour passer inaperçu…
Tobias hocha la tête, visiblement excédé.
— Je vais prévenir monsieur Lheureux. Depuis que je travaille ici, il ne s’est jamais rien produit de similaire, je ne connais pas la démarche à suivre. Dans l’attente, je préfèrerais que vous regagniez le palais, tous. Par simple précaution, que l’on ne vous associe pas à ses agissements. Et essayez de ne pas avoir l’air trop ivre, les journalistes sont encore là.
Thibault hocha la tête, un peu inquiet. Gabi prit alors une serviette sur la table, l’humidifia dans son verre et entreprit de lui nettoyer le visage. Il se laissa faire mais ouvrit de grands yeux. Puis il eut envie de rire.
— Ça va être difficile pour certains, de ne pas avoir l’air ivre… constata Théo en balayant Thibault et Jenkins du regard. On ne devrait pas plutôt les envoyer au lit ?
— Non, il faut qu’on vous voie, tous, surtout dans un moment pareil. Et puis Maîtresse Solène aimerait vous parler je pense. Elle m’a demandé plusieurs fois où vous étiez.
Thibault eut soudainement l’impression de flotter sur un petit nuage. Il manquait à Solène. Elle n’était donc pas si accaparée par ces grands dadais dansants !
— Arrête de sourire comme un niais, lui lança Gabi d’un ton sec. Tu as les dents toutes violettes, c’est dégoûtant.
Thibault referma aussitôt la bouche, puis accepta le verre d’eau que Gabi lui tendait. C’était mieux que rien pour laver le vin qui le tachait.
Tobias secoua la tête d’un air dépassé et les quitta sans ajouter un mot.
— Bon, allons-y ! lança Jenkins en se redressant d’un coup.
Mais il tangua immédiatement, et Théo et Lino durent venir en soutien, passant chacun un bras autour de sa taille pour l’aider à se tenir.
— Je maintiens qu’on devrait l’envoyer au lit, râla Théo. Honnêtement, c’est pour son bien… Ah, qu’est-ce qu’il lui a pris à l’autre, de s’enfuir dans un moment pareil !
— Il a choisi le meilleur moment pour lui, indiqua Gabriel d’un ton posé, alors qu’il aidait Thibault à se redresser. Habillé comme monsieur Tout-le-Monde… Avec une foule immense tout autour… Un an à vivre devant lui… Je ne sais pas si tu as remarqué Théo, mais il n’a jamais eu tellement l’air de s’intégrer.
— Non, c’est vrai, se lamenta Lino. Pourtant, ça avait l’air d’aller mieux ces derniers temps… Je sais que sa famille lui manquait mais… Je croyais qu’il s’était fait à l’idée qu’il resterait là…
Thibault se sentit troublé par les paroles de Lino. Était-ce pour retrouver les siens que Max s’était enfui ? La même famille qui l’avait vendu en esclavage ? Le visage d’Olga passa dans son esprit. Le doigt de Zoë, pointé vers lui. Margot et son indifférence. Donovan, qui avait protégé tout le monde, sauf lui. Lui n’aurait pas été capable de les pardonner si facilement. Un jour, il retrouverait Lison, sans doute. Mais elle n’avait pas tant insisté pour qu’il reste, elle non plus. Elle lui avait dit au revoir et ne s’attendait alors pas à le retrouver avant une dizaine d’années. S’il avait quitté le Sommet, il n’aurait eu nulle part où aller. Un éclair de frustration le traversa. Personne ne l’attendait vraiment au dehors. C’était sans doute pareil pour Max, mais il se voilait la face.
Jenkins essayait de marcher droit, mais c’était laborieux. Thibault tanguait un peu lui aussi, mais Gabi tenait fermement sa main et le guidait vers le palais. Quand ils arrivèrent sur la grande terrasse, il la vit. Solène.
Elle tourna la tête vers le petit groupe, les sourcils froncés, puis les rejoignit d’un pas vif à l’entrée de la terrasse. Jenkins et Thibault tentèrent alors d’avoir l’air plus sobre qu’ils ne l’avaient jamais été dans leur vie.
— Où étiez-vous passés ? gronda-t-elle. Vous savez à quel point c’est fatigant, de devoir écouter des inconnus vous parler toute la soirée ?
Thibault plissa les yeux, à la recherche de n’importe quoi à dire, mais ne trouva rien, et les autres ne parlèrent pas davantage. Un air suspicieux apparut alors sur le visage de Solène et elle se pencha vers Jenkins, en première ligne, et le renifla.
— Ma parole, vous avez bu !
— Juste un peu, indiqua Lino, l’air très embarrassé.
— Jenkins. Marche le long de cette ligne.
Elle désigna la démarcation entre deux dalles de la terrasse. Son esclave se mit au garde-à-vous, puis entreprit de marcher sur la ligne imaginaire. Il fit un, deux, trois pas… Et tomba sur le côté sous les rires étouffés de ses camarades. Même Solène ne put retenir un léger rire.
— Félicie, Féline, emmenez-le là-haut, ordonna-t-elle. Il faut qu’il dorme un peu.
Les jumelles échangèrent un regard las et saisirent chacune un bras de Jenkins.
— Maîtresse Solène… l’interpella Gabi. Tobias a demandé que nous restions dans les parages pour le moment.
— Ah oui ? s’étonna Solène.
Féline et Félicie s’immobilisèrent alors.
— Maîtresse Solène ? demanda Féline, dans l’attente que l’impératrice confirme ou rétracte son ordre.
— Que se passe-t-il ? interrogea Solène en dévisageant Gabriel.
— Thibault aussi est complètement saoul, répondit-il d’un ton léger. Je suppose qu’il veut les gronder tous les deux.
Thibault fut pris d’une bouffée de chaleur et se retourna vivement vers Gabi qui prenait son air le plus innocent. Qu’est-ce qu’il lui prenait de le vendre ainsi ? Solène n’avait rien remarqué !
— Quoi, toi aussi Thibault ? fit la jeune femme d’un air contrit. Vraiment…
— Non non non non non, assura immédiatement Thibault en faisant un pas malhabile vers elle. Je suis très bien portant. C’est lui qui est saoul, Maîtresse !
Solène avisa Gabriel, qui se tenait impeccablement droit, puis Thibault, qui remuait sur place malgré toute la bonne volonté qu’il mettait à essayer d’avoir l’air sobre. L’impératrice éclata d’un rire léger.
— Bon bon, je vous ai dit de vous amuser, je ne peux pas me plaindre du résultat. Je vais demander qu’on vous fasse un peu de café et dans une heure je voudrais que vous me retrouviez à l’intérieur. Je veux vous avoir avec moi pour le début du concert de Calliope !
Thibault grimaça un sourire peu convaincu alors que Solène repartait en trottinant joyeusement. Quand elle se fut suffisamment éloignée, il se tourna vers Gabi, furieux, et le saisit par le col.
— Qu’est-ce qu’il t’a…
Gabriel avait immédiatement levé les mains devant son visage et pendant une seconde, il eut l’air terrifié par la réaction de Thibault. Ce dernier le lâcha et la culpabilité l’envahit aussitôt. Il jeta un regard en arrière. Félicie haussait un sourcil dans leur direction, mais Théo ne semblait pas avoir remarquer et Jenkins était à moitié tombé sur Féline que Lino s’empressait d’aider. Thibault passa son bras autour des épaules de Gabi et l’entraîna un peu à l’écart.
— Je vais bien, lui dit immédiatement le garçon.
— Je suis désolé, je n’allais pas te frapper…
— Je sais.
Mais Thibault était inquiet. Gabi évitait son regard, c’était inhabituel.
— Vraiment Gabi je…
— Laisse tomber.
— Non, je vois bien que ça ne va pas… Je suis vraiment désolé, je n’aurais pas dû m’agacer…
Il leva enfin les yeux vers lui. Ces yeux bicolores, au regard si acéré qu’il semblait prêt à vous fendre l’âme. L’âme des autres, habituellement. Thibault, lui, avait rarement eu droit à un tel regard.
— C’est ton odeur.
La mâchoire de Thibault lui tomba un peu. Son odeur ?
— C’est… L’odeur de vinasse comme ça, ça me rend nerveux. Ça me rappelle mon père. C’est tout.
— Oh…
L’odeur, et le geste en plus. Thibault se le reprocha aussitôt. Il savait pourtant que le père de Gabi l’avait tabassé pendant toute son enfance. Sa mère était partie sans lui alors qu’il était encore très jeune, le laissant en pâture à cet ivrogne violent. L’image fugace de son corps recouvert d’ecchymoses colorées lui revint en mémoire et il l’entoura de ses bras, prenant garde à bien lever la tête pour ne pas lui envoyer son haleine au visage.
— Je ne boirai plus… indiqua-t-il. …Devant toi.
Gabriel eut un petit rire. Il se retira de l’étreinte et fit signe à Thibault qu’il valait mieux rejoindre les autres. Mais avant ça, Thibault le rattrapa par le bras. Il voulait en dire un peu plus.
— Tu sais que je ne te ferai jamais de mal, hein ? Tu es ma personne préférée ici Gabi…
— Ah… fit le garçon avec un sourire. Et maintenant, tu deviens mièvre. Écoute Thibault, j’ai dit ça à Solène pour éviter de parler de Max. Tant qu’on n’en sait pas plus, je crois que ça ne vaut pas le coup de gâcher sa fête d’anniversaire. Puis les journalistes s’en donneraient à cœur joie, tu imagines ? Un esclave qui réussit à s’enfuir sous le nez de toute l’aristocratie ?
Il changeait de sujet. Thibault le mettait mal à l’aise à insister autant. Peut-être parce que les autres étaient à deux pas ? Le jeune homme soupira et hocha la tête. Il remonta à la suite de Gabi, sans plus parler, et resta silencieux tout le temps qu’ils burent le café.
Calliope était attendue sur scène d’une minute à l’autre quand Tobias les rejoignit sur la terrasse.
— Vous êtes là… dit-il avec soulagement en les retrouvant.
Peut-être avait-il eu peur qu’eux aussi s’enfuient.
— Il est vraiment introuvable. Monsieur Lheureux a lancé des gardes à sa poursuite, et Ajax est également prévenu de la situation et a informé la grande-duchesse. Vous n’avez rien dit à l’impératrice, n’est-ce pas ?
Ils acquiescèrent et Tobias parut rassuré.
— Parfait. Je vous tiendrai au courant, en attendant vous devriez rentrer. Je crois que Maîtresse Solène vous a fait l’honneur de vous réserver sept places au second rang… Si tu pouvais remplacer Max, Gabriel, ce serait bien aimable. Qu’on ne voie pas qu’une place est restée libre. Les lumières ne vont pas tarder à s’éteindre, profitez-en pour entrer discrètement, d’accord ?
Ils approuvèrent sans montrer le moindre enthousiasme. Max était en danger. On avait lancé des gardes à sa poursuite… Bien que Thibault n’ait jamais été très proche de lui, il ne put complètement refouler la pointe d’inquiétude qui le traversait. Quelle folie l’avait pris ? Même si Max ne s’était jamais intégré au groupe, personne ne l’avait maltraité pour autant. Lino lui parlait régulièrement, Solène le convoquait de temps à autres… Il vivait dans le luxe du Sommet, avec sa chambre à lui, des vêtements propres au quotidien et trois repas chauds par jour. C’était se plaindre la bouche pleine que de rejeter tout ça pour retourner vivre au Sixième, auprès d’une famille qui l’avait de toute manière abandonné.
***
Ils étaient assis derrière l’impératrice et plusieurs jeunes filles issues de la haute aristocratie, et Calliope braillait ses chansons à l’eau de rose sous le regard émerveillé de Solène. Thibault ne put retenir un sourire amusé, deux ou trois fois, en l’entendant chantonner joyeusement les textes sans la moindre profondeur de sa chanteuse favorite. Bien sûr, il l’aurait admirée quoiqu’elle fasse, mais en cet instant, il aimait par-dessus tout son innocence. En cet instant, c’était juste une jeune fille pétillante, aux goûts musicaux douteux.
Il recentra son attention sur la chanteuse. Elle n’était pas plus impressionnante « en vrai », que sur les écrans et il lui semblait même qu’elle chantait un peu faux. Puis quelqu’un attira son attention en tapotant sur son épaule. Il découvrit Ajax, accroupi derrière lui. Il avait la mine grave et indiqua d’un geste que toute la rangée devait le suivre. Ils se levèrent discrètement afin que Solène ne s’aperçoive pas de leur départ et suivirent le serviteur de Rebecca hors de la salle de concert.
Je viens de lire ton msg dans le chapitre 1. J'ai en gros un petit mois pour avancer DELOS avant que tu l'enlèves (je préfère lire ici que sur un doc ahah), c'est parti pour un petit marathon ahah
D'ailleurs, je note en me replongeant dans cette histoire qu'il est vraiment pas évident de faire le lien entre SPOILER SPIN OFF le Ajax du spin off et celui-ci, leurs caractères semblent aux antipodes. Cependant, le Ajax adulte paraît un peu trop sage, je me demande si c'est pas un agent de la rébellion tout ça tout ça. Bref, je pense qu'il cache quelque chose. FIN SPOILER
Très intéressant ce chapitre dans la relation entre Thibault et Gabi. On voit toute leur affection, l'importance énorme qu'a Gabi aux yeux de Thibault. Et en même un fossé se creuse parfois entre leurs idées, leurs visions du monde (comme le souligne justement Anne). Le passage où Gabi se sent mal devant Thibault soul est hyper intéressant du développement de personnage mais montre je trouve aussi un peu que Thibault peut avoir tendance à oublier d'où ils viennent (comme lors de la fête quand il est jaloux de voir Solène danser avec d'autres), des traumatismes qu'ils ont connu. D'ailleurs c'est la première fois qu'il évoque sa famille depuis la perte de sa liberté si je me souviens bien. A priori, il ne regrette pas tant Lison que ça.
La fuite d'un esclave est un évènement hyper intéressant, que j'imagine déclencheurs d'autres bouleversements. Le passage où Thibault se questionne sur les raisons de sa fuite est très intéressant. On voit qu'il ne peut même plus imaginer que sa vie d'esclave malgré son confort n'est pas forcément un idéal et que l'n puisse préférer une liberté de misère à des chaînes opulentes.
La chute du chapitre donne envie de lire la suite. J'y vais d'ailleurs (=
Mes remarques :
"Elle souriait à la foule, et quand elle fut arrivée au bas de l’escalier," Petite suggestion pour raccourcir la tournure -> et, arrivée, au bas de l'escalier ?
'les invités, rien que le gratin de la noblesse de Délos, se montraient très aimable' -> aimables
"Pas un esclave. Un noble." je trouve ça plus intéressant de terminer sur le mot esclave, pour accentuer le contraste avec ce que tu dis juste avant. Couper le noble ?
"Il faisait encore doux en cette tardive soirée printanière. La pelouse sentait bon… Le brouhaha lointain de la fête le berçait…" joli passage, sympa d'avoir un peu de douceur (=
"Et essayez de ne pas avoir l’air trop ivre," -> ivres
"Quand elle se fut suffisamment éloignée, il se tourna vers Gabi, furieux, et le saisit par le col. — Qu’est-ce qu’il t’a… Gabriel avait immédiatement levé les mains devant son visage et pendant une seconde, il eut l’air terrifié par la réaction de Thibault. Ce dernier le lâcha et la culpabilité l’envahit aussitôt." très intéressant ce passage, important de rappeler les traumas des persos
"— C’est ton odeur. La mâchoire de Thibault lui tomba un peu. Son odeur ? — C’est… L’odeur de vinasse comme ça, ça me rend nerveux. Ça me rappelle mon père. C’est tout." ohhh trop triste, très bien amené ce passage !
J'attaque la suite !
C'est tout à fait normal que tu ne relies pas Ajax de l'autre histoire à cet Ajax, il y a environ quinze ans d'écart entre les débuts des deux histoires ^^
On change pas mal entre l'âge de 15 ans et l'âge de 30 ans, et ça a été tout le cheminement du spin-off, que d'écrire comment on était parti de ce point A pour en arriver au point B (que j'avais au préalable réfléchi pendant l'écriture de Délos 1 donc ça m'a aidé). Je n'ai fait que le premier jet pour le spin-off, et j'aurais à le retravailler, mais je suis assez contente de l'évolution psychologique pour le moment. J'en dis pas plus, je ne veux pas te spoiler l'une ou l'autre histoire !
Revenons-en à ce qui se passe ici xD
La relation entre Thibault et Gabi a en effet de l'importance, tout comme leurs différences. J'aime beaucoup ta remarque sur Thibault, le fait qu'il oublie un peu d'où ils viennent. C'est un peu l'une des choses qui caractérisent Thibault, et tu le verras au fur et à mesure de ta lecture je pense.
Je te remercie pour les petites coquilles (aïe aïe aïe je vais les corriger en espérant qu'elles passeront crèmes si on me lit jusque là hu)
Je file voir ton commentaire suivant !
Yes, en tout cas cette double lecture fait émerger pas mal de théories / réflexions, c'est intéressant
J'apprécie le fait que notre héro continue de ne pas comprendre les agissements de Max et de conserver ses œillères sur le système établi, sa fascination pour sa souveraine... Gabie a tout compris et semble prendre beaucoup sur lui. Je sens qu'un fossé va se creuser entre ses deux là... pour le meilleur et sans doute pour le pire ?
Je me méfie énormément d'Ajax et de Rebecca !
Thibault a de grosses œillères haha ! C'est vrai que Gabi est un peu plus futé ^^
Je replonge dans le récit. Sur le premier paragraphe, je vois un problème de rythme. Pour marquer l'attente, tu peux mettre un point après « comble » et flairer la différence.
Eh bien, moi, je n'ai pas bu, et je ne trouve pas grand-chose à redire. Je m'étais attendu à un esclandre, et j'ai eu une disparition (pour aller sectionner le câble du lustre au-dessus de l'assistance ou pour régler un problème à l'extérieur avant de revenir au palais ?).
On en profite pour approfondir Gabi, qui est décidément très fin politique. La duchesse est bien tombée avec lui, quoi qu'en disent les rumeurs.
Je trouve que les jumelles sont très en retrait. Ça manque d'une phrase au détour d'une situation, que ce soit dans la partie de cartes (elles pourraient tricher ou avoir trop de chance ou que sais-je ?) ou lorsque Solène leur ordonne de remonter l'ivrogne (elle pourrait capter leur regard et leur préciser que ça ne vaut pas autorisation de le déshabiller). Bref, je ne sais pas ce qui conviendrait le mieux, mais il manque une petite touche pour indiquer que si, même si elles ne sont pas sous le projecteur actuellement, elles ne sont pas que des plantes d'ornement, de manière à rendre leur activation plausible quand la trame l'exigera.
J'espère, en tournant la page, trouver la famille médusée devant leur télé et leur air à la limite du respirable.
Trucs :
l’impératrice vous avez réhaussé -> avait
Il avait déjà hâte de voir -> avait hâte (paradoxalement, je trouve que ce pléonasme affaiblit hâter, sans doute à cause de l'aspiration du h)
Yay tu as bien avancé dans la lecture alors que moi je n'ai même pas eu accès l'ordinateur hier héhé
J'aime bien ta remarque pour le premier paragraphe. C'est vrai que les phrases courtes fonctionnent mieux.
Pour les jumelles elles sont assez en retrait c'est vrai. Je peux essayer de leur donner un relief supplémentaire, je vais y réfléchir. J'ai voulu les "révéler" plus tard dans l'histoire, mais je vais y réfléchir !
Merci pour tes remarques de forme je vais corriger ça de ce pas !
Disparition de Max, donc. Je me demande s'il n'a pas rejoint les terroristes, du coup. Vu qu'on en entendait parler juste avant... Ce chapitre est aussi l'occasion d'en apprendre un peu plus sur certains personnages? Max, bien sûr, mais aussi Gabriel. On imaginait qu'il n'avait pas eu une vie facile et c'est confirmé... Heureusement (et c'est triste à dire) qu'il s'en est pas si mal sorti.
Je trouve intéressant de voir le contraste entre le regard de Thibault et celui de certains de ses camarades. La narration interne permet de mettre l'accent sur le fait qu'il a parfaitement pris le plis ; il est heureux de sa situation, être esclave ne le dérange que partiellement, et c'est surtout vis-à-vis de Solène, pas tant à cause de son manque de liberté, ce genre de choses. C'est tout de même étonnant, cela dit. Pas incohérent, c'est un point que j'avais déjà soulevé dans les chapitres précédents, d'ailleurs, et je continue de penser que c'est une façon intéressante d'aborder la situation, de construire l'histoire. Surtout que là, pour le coup, on a des points de vus différents. Gabriel, d'une certaine manière. Max. Ajax aussi. Les jumelles sont moins intéressantes, d'ailleurs, à cet égard. Je me demande si c'est Thibault qui ne s'intéresse pas suffisamment à elles pour pouvoir déceler des nuances dans leur personnalité ? Autrement, ce serait peut-être le seul point noir, car sinon je trouve ta galerie de personnages vraiment intéressante. Rebecca aussi me plaît bien, du peu qu'on en a vu. Je suis curieuse d'en apprendre davantage à son sujet.
Quelques petites interrogations quant à la forme :
— Il n’est pas dedans ? demanda Lino.
-> a l'intérieur, peut-être ?
Dans l’attente, je préfèrerais que vous regagniez le palais, tous.
-> En attendant ?
Merci de nous partager ton texte, en tout cas ; je poursuis toujours avec plaisir, tu as dû le remarquer !
A bientôt !
Quant à Gabriel, en effet il n'a pas eu une vie facile. Et le moment qui aurait dû être le "pire" finalement c'est tout à fait ça, les choses ne se passent pas si mal en fait. Dans ces chapitres j'ai commencé à esquisser son caractère. Mais je reviendrai pas mal sur lui par la suite ! :)
Je rebondis d'ailleurs sur ta remarque des jumelles : la vision (brouillée, autocentrée, un brin capricieuse ?) de Thibault m'aide à temporiser des éléments du récit. En effet pour le moment, elles n'ont pas grand intérêt, c'est vrai. Par contre j'avoue que j'aime bien travailler mes personnages secondaires. Alors je ne peux pas TOUS les présenter avec autant de détails que ce que je me suis notée à moi, mais chacun va apporter sa pierre à l'édifice. Ça viendra donc plus tard ^^
Et pour finir, merci à toi surtout, ça me fait plaisir d'être lue (évidemment) et j'adore recevoir les ressentis des lecteurs ! Parfois je lis des messages où vraiment c'est exactement ce que je voulais dire donc je suis ravie, puis parfois il y a des nuances ou des ressentis opposés et là je suis captivée. C'est vraiment génial, ça m'aide beaucoup à retravailler ! Donc merci de continuer ta lecture et de m'apporter tous ces détails.
Et maintenant, je m'attelle à ton texte ! :D
Le retournement de situation avec l'absence soudaine d'un des esclaves est intéressante. Elle met en lumière la manière dont Thibault s'est relativement bien acclimaté à sa situation par rapport à d'autres. Cela souligne leur position qui est tout de même d'être des esclaves.
Le comportement de Gabriel reste ambigu. A-t-il des sentiments plus qu'amicaux pour Thibault ?
Et son rapport à Ajax est aussi intriguant.
Un bon chapitre 😊
Pour Gabriel je te laisse découvrir 😊 À bientôt!