Chapitre 8 - Le premier bug visible

Par David.J

Une chape d’humidité étouffante s’accrochait aux façades des immeubles, imbibant les murs et rendant l’air poisseux, saturé d’une tension invisible, suspendu dans l’attente de quelque chose d’indicible. Tout semblait figé, la ville elle-même retenait son souffle, engluée dans une torpeur oppressante.

Étienne gara sa voiture un peu plus loin que la fois précédente, par instinct, par précaution. Un choix dicté par quelque chose de primal, un pressentiment diffus qui lui soufflait de ne pas suivre exactement les mêmes traces. Il coupa le moteur, mais ne bougea pas immédiatement. Ses doigts, crispés sur le volant, enlaçaient le cuir avec une rigidité presque douloureuse, comme s’ils s’y agrippaient pour ne pas sombrer. Son regard, lui, restait figé, hypnotisé, incapable de se détourner de l’immeuble qui se dressait devant lui.

L’appartement du troisième meurtre.

Le simple fait de formuler cette pensée dans son esprit lui laissait un goût amer sur la langue, une sensation désagréable qui lui nouait l’estomac. Un courant d’air glacial s’infiltrait par l’interstice de la fenêtre conducteur. Il se raidit, l’espace d’un instant, avant d’inspirer profondément. Ses poumons se gonflèrent d’un air chargé d’humidité, presque poisseux, puis il expira lentement, pour calmer le chaos intérieur qui menaçait de le submerger.

Il devait y retourner.

Il devait voir par lui-même.

Les événements de la journée tournaient sans relâche dans son esprit, formant une boucle infernale, un écho lancinant dont il ne parvenait pas à s’extraire. Chaque détail, chaque conversation, chaque regard échangé avec David ou Renard revenait en boucle, s’entremêlant dans un flot incessant d’images et de sons. La sensation oppressante que quelque chose lui échappait était devenue insupportable.

Son poing se referma lentement sur le levier de vitesse. Il ne pouvait pas rester là, paralysé par l’angoisse et le doute. Il devait avancer. Il devait se confronter aux ombres de la veille.

A la disparition des dossiers.

A David.

Au regard opaque de son chef.

Tout semblait conspirer contre lui, tisser une toile insidieuse autour de sa perception, l’encercler lentement, méthodiquement. Comme si une main invisible cherchait à effacer les preuves, à remodeler la réalité jusqu’à le faire douter de lui-même. Chaque élément qu’il croyait solide, chaque certitude sur laquelle il s’appuyait, s’effritait peu à peu, un édifice rongé par un lent travail de sape. Les fondations de son raisonnement se fissuraient, le poussaient vers une conclusion qu’il refusait d’accepter.

Mais il ne devait pas céder.

Ce qu’il avait vu était réel.

Le cadavre.

Le verre de whisky.

La marque sous le sternum.

Il pouvait encore sentir l’odeur du sang, ce parfum métallique qui s’accrochait aux murs, qui s’infiltrait dans les pores, imprégnait les vêtements et les pensées. Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir chaque détail de la scène, chaque pli du tapis, chaque goutte figée sur le parquet. Cette scène avait existé. Il n’était pas fou.

Mais alors… pourquoi tout semblait-il s’effacer autour de lui ?

Il fallait qu’il en ait le cœur net. Vérifier que tout était toujours là, que l’appartement existait encore tel qu’il l’avait laissé, qu’aucune force extérieure n’avait altéré la scène, modifié les indices, effacé les traces. Il devait confronter la réalité, la forcer à lui prouver qu’il n’était pas victime d’une illusion.

Un doute insidieux lui rongeait l’estomac.

Et s’il poussait la porte… et ne retrouvait rien ?

Si la pièce était vide ? Si le verre de whisky n’avait jamais existé, si chaque preuve tangible s’était volatilisée comme une hallucination dissipée au réveil ?

Ses phalanges blanchirent sur le levier de vitesse. Une tension sourde lui contractait la mâchoire, un pressentiment glacial lui nouait l’échine. Tout son être lui criait de ne pas y aller.

Mais il n’avait plus le choix.

Il ouvrit enfin la portière.

L’air lui sembla plus froid que quelques minutes plus tôt, en l’espace d’un battement de cils, quelque chose avait changé imperceptiblement autour de lui. Une sensation infime, presque imperceptible, mais bien réelle. L’atmosphère elle-même retenait son souffle, suspendue à son mouvement, prête à basculer dans un précipice d’incertitude.

Il balaya la rue d’un regard rapide.

Les bâtiments étaient toujours là, identiques. Pourtant, un détail le dérangeait. Les façades étaient les mêmes. Mais pas tout à fait. Un motif répété une fois de trop. Mal ajusté. Un décor répliqué à l’infime détail près… sauf un.

Était-ce son imagination qui lui jouait des tours ?

Ou était-il en train de perdre pied ?

Le cordon de sécurité était là.

Presque à la même place.

Presque à la même inclinaison.

Presque.

Barrière dérisoire entre le crime et l’oubli.

Il flottait légèrement sous l’effet d’un courant d’air imperceptible, frémissant comme un avertissement silencieux. Une frontière fragile entre ce qui avait été et ce qui n’aurait peut-être jamais dû être.

Mais était-ce vraiment le même ?

Il scruta les alentours, détaillant chaque recoin, chaque reflet dans les vitres, traquant le moindre indice trahissant une anomalie, une faille, une modification imperceptible dans la structure.

Rien d’inhabituel.

Pas de voitures banalisées tapis dans l’ombre.

Pas de vigiles postés en faction, dissimulés dans un angle mort de la rue.

Pas de présence suspecte, pas de silhouette immobile dissimulée derrière une fenêtre, épiante, surveillant ses moindres faits et gestes.

Juste l’immeuble.

Là.

Immobile.

Silencieux.

Tel un spectateur impassible, témoin muet de ce qui s’était joué entre ses murs, prisonnier de son propre silence.

Il ravala un goût de fer.

Il força son corps à bouger.

Un pas. Puis un autre.

Son pas résonna légèrement sur le trottoir mouillé, produisant une vibration ténue, étouffée par l’humidité ambiante. Il sentit l’air s’épaissir autour de lui, chaque mouvement était plus pesant, plus lourd.

Puis, une ombre.

Une silhouette fugace, une masse mouvante qui glissa furtivement sur la façade d’un immeuble voisin.

Un reflet ?

Un nuage qui passait devant le soleil ?

Ou autre chose ?

Il aurait dû s’arrêter. Observer. Analyser. Mais il n’en fit rien.

Il n’y prêta pas attention.

Ou plutôt, il choisit de ne pas y prêter attention.

Il refusa de laisser la paranoïa l’envahir. Pas maintenant, alors qu’il touchait au but.

Une fois devant la porte, ses doigts se tendirent machinalement vers la poignée.

Mais quelque chose le retint.

Un infime sursaut.

À peine une fraction de seconde. Une hésitation presque imperceptible.

Mais elle fut réelle.

Il franchit le seuil.

L’intérieur baignait dans une pénombre partielle. Rien n’avait changé… et pourtant, tout semblait différent. Une impression indéfinissable flottait dans l’air, une dissonance imperceptible entre ce qu’il savait et ce qu’il voyait. Le silence était total, d’une lourdeur oppressante, presque palpable, le temps lui-même s’était arrêté entre ces murs.

La lumière extérieur filtrait à travers les stores entrouverts, découpant la pièce en strates d’ombre, traçant sur les murs nus des silhouettes mouvantes, distordues. Les contours des objets paraissaient flous, légèrement décalés, tel un décor bloqué dans une toile d’illusions.

Il inspira profondément, une odeur persistante de renfermé, mêlée à celle de whisky éventé, un mélange écœurant, sucré et âcre à la fois, chargé de souvenirs invisibles. Cette odeur lui collait à la peau, s’infiltrait dans ses pensées, elle portait en elle le poids d’un secret enfoui.

Son corps tout entier était en alerte, mais son esprit peinait encore à comprendre pourquoi.

Il avança prudemment, son pas amorti par le tapis épais. Chaque mouvement était mesuré, chaque souffle retenu, chaque battement de cœur résonnait trop fort dans la cage de sa poitrine.

Il balaya la pièce du regard. Ses yeux fouillèrent tous les recoins, toutes les surfaces, tous les objets, en quête du moindre signe, du moindre indice. Tout semblait identique…

Ses narines frémirent imperceptiblement. Il connaissait cette sensation. Ce pincement dans les entrailles. Cette impression viscérale d’être observé.

Puis… un bruit.

Un grincement.

À peine perceptible.

Son corps se tendit instantanément. Son instinct réagit avant même que son esprit n’analyse la situation.

Quelqu’un était là.

Tout son être se figea dans une concentration extrême. Chaque fibre de son corps se contracta, chaque nerf s’embrasa, chaque battement de son cœur devint une pulsation sourde qui résonnait dans son crâne.

Il se retourna vivement, cherchant l’origine du son, scrutant les ombres mouvantes qui s’étiraient sur le mur.

Son souffle suspendu.

Son pouls, une onde martelante contre ses tempes.

Une silhouette.

Furtive. Évanescente.

Un mouvement, rapide, dans l’encadrement de la porte.

Il n’était pas seul.

Sans réfléchir, sans laisser le temps à sa peur de s’ancrer en lui, il se lança à sa poursuite.

Le parquet grinça sous ses pas alors qu’il traversait l’appartement à toute vitesse. L’espace entre les murs se réduisait, l’air semblait vibrer autour de lui, déformé par la précipitation.

Il entendait son propre souffle, court, rapide, enragé.

La silhouette disparut dans l’escalier.

Il bondit à sa suite.

Les marches résonnaient sous son poids, chaque pas claquait, telle une note dissonante, un battement désaccordé dans une symphonie d’urgence. Il ne voyait plus rien d’autre que cet inconnu fuyant, cette énigme vivante qui venait de lui glisser entre les doigts.

Une ruelle.

Il l’aperçut.

Un instant.

Une ombre fugace, qui se faufilait entre deux bâtiments.

Il accéléra.

Ne plus penser.

Juste courir.

Le souffle court.

Les muscles tendus.

L’adrénaline pulsant dans ses veines.

Chaque pas résonnait dans l’espace réduit de la ville.

Il ne voyait plus que cette silhouette.

Cette silhouette qui le narguait.

Qui était-ce ?

Pourquoi était-elle là ?

Que savait-elle ?

Il esquiva un obstacle invisible, contourna un lampadaire, évita une flaque, sentant ses semelles glisser légèrement sous l’effet de l’humidité.

Puis il tourna.

Une ruelle.

Un virage.

L’air devint plus lourd.

Un vertige.

Une sensation d’absence.

Il cligna des yeux… et le monde n’était plus le même.

Un coup sourd dans le crâne.

Une douleur diffuse à la tempe.

Il s’immobilisa.

Son souffle suspendu.

La ruelle… différente.

Les murs lui semblaient un peu trop hauts. Ou un peu trop étroits.

Elle était plongée dans une luminosité plus dense.

Plus lourde.

Presque surnaturelle.

Pas un bruit.

Pas un souffle de vent.

Juste un silence écrasant.

Un vide anormal.

Comme si le monde entier s’était tu en une fraction de seconde.

Son cœur battait la chamade.

Cognant violemment contre sa cage thoracique.

Il chercha un repère.

Mais tout était… figé.

Un décor mis en pause.

Il n’y avait rien.

Juste du néant.

Puis… le doute.

Le fuyard.

Où était-il ?

Pourquoi avait-il disparu comme s’il n’avait jamais existé ?

Pourquoi avait-il l’impression qu’il manquait un morceau du puzzle ?

Son regard glissa lentement vers son téléphone.

Une ancre de réalité.

Un repère.

L’écran s’alluma.

L’heure s’afficha: 14h12.

Ce n’était pas une erreur.

Du temps venait de lui être volé.

Comment ?

Il resta figé.

Immobile.

Son souffle court.

Son esprit tentant désespérément de comprendre ce qui venait de se produire.

Puis…

Une certitude.

Froide.

Brutale.

Une évidence douloureuse.

Elle s’imposa à lui.

Sans qu’il puisse l’arrêter.

Il murmura.

Presque sans s’en rendre compte.

Comme si les mots lui échappaient.

Comme si quelqu’un d’autre les lui soufflait.

— Faut que je parle à Renard…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
sakumo91
Posté le 01/04/2025
Tu sais faire preuve d'une grande créativité et d'une grande cruauté pour donner envie de dévorer l'histoire
Chapeau bas c'est vraiment captivant. Je vais continuer à lire a mon rythme même si ce n'est pas l'envie qui manque de tout lire d'une traite.
David.J
Posté le 01/04/2025
Je prends ce combo “créativité + cruauté” comme un très beau compliment !
Tu as bien raison de lire à ton rythme, même si je te promets que la suite va continuer à te titiller l’envie de tout enchaîner ;)
Vous lisez