Chapitre Sept : Les forces te manquent
« Se met-il à ma place quelques fois ?
Quand mes ailes se froissent
Et mes îles se noient
Je plie sous le poids
Plie sous le poids
De cette moitié de femme
Qu’il veut que je sois
Je veux bien faire la belle,
Mais pas dormir au bois
Je veux bien être reine,
Mais pas l’ombre du roi
Faut-il que je cède ?
Faut-il que je saigne ?
Pour qu’il m’aime aussi
Pour ce que je suis »
Généralement, quand les psychologues parlaient du deuil, ils en évoquaient surtout « les cinq étapes ». Il y avait d’abord le choc, qui suivait l’annonce du décès et que l’individu ne réalisait pas encore. S’en suivait la colère, période durant laquelle l’endeuillé n’acceptait pas la mort du proche, recherchait les coupables et se posait beaucoup de questions. La culpabilité, qui venait tout juste après, plongeait la personne dans un lac de regrets et de si seulement. La dépression, l’étape la plus longue, apportait détresse, remise en question et désespoir. Au terme du deuil, enfin, l’acceptation de la mort attendait l’endeuillé. On n’oubliait pas, mais on vivait avec.
C’était la seconde fois de sa vie que Camille était en proie avec les cinq étapes du deuil. Elle avait subi celui de sa mère quelques années auparavant, mais avait beaucoup de mal à digérer la mort de son père. Beaucoup de mal. Autant elle s’était faite à l’idée que sa mère s’envolerait vers les cieux lorsqu’elle avait eu connaissance de sa maladie, autant elle refusait d’admettre que son père avait été assassiné.
À ce stade du deuil, Camille se trouvait donc à mi-chemin entre la colère et la culpabilité, et cela durait depuis déjà plus de deux semaines. Décidément, la pilule ne passait pas. Elle ne profitait pas des vacances scolaires de Pâques pour se reposer et prendre du recul, mais plutôt pour broyer du noir et maudire tous les personnages phares de cette histoire qu’elle avait pris en haine.
Camille Laurier haïssait tout le monde. Les gens, qui la regardaient bizarrement. Nathan et Eddy, qui se foutaient de sa gueule. Ces Espions, qui lui pourrissaient la vie. Ce salaud, qui avait ordonné l’assassinat de son père. Et ce petit con d’Ajacier qui la collait, la collait, la collait à longueur de journée, et qui la prenait en pitié.
Oui, Camille Laurier haïssait Joël Ajacier qu’elle tenait responsable, grâce à l’influence de Michaël, de la mort de son père. Et pire que ça, elle se haïssait elle-même de haïr le garçon qu’elle aimait et qui se dévouait tant pour elle. Au fond, il n’y était pour rien, elle le savait. Malheureusement pour lui, c’était celui que la jeune fille avait choisi pour passer ses nerfs, mais il ne bronchait pas devant son agressivité et restait auprès d’elle pour la soutenir.
Même si son père avait très sûrement trouvé sa place là-haut, dans les étoiles, auprès de sa mère, elle avait juré de le venger. Et elle tiendrait parole. Elle ne savait pas encore comment elle s’y prendrait, ni même quand elle mettrait un plan qu’elle n’avait pas encore décidé à exécution. Une certitude persistait : tôt ou tard, demain ou dans dix ans, Michaël paierait de son groupe, paierait de sa vie, paierait de son honneur, pour avoir osé toucher au père de Camille Laurier. Camille y laisserait sa vie si elle n’obtenait pas celle de Michaël. Ce serait elle ou lui. Lui ou elle. Et l’un des deux crèvera. Ou les deux.
Sur le chemin du cimetière du Père Lachaise, Camille méditait sur sa vengeance. Dans une main, elle tenait un énorme bouquet de roses blanches, de l’autre, une laisse attachée au collier de Douceur.
Elle s’arrêta à l’entrée, vérifia si personne ne se trouvait aux alentours et ne pouvait la remarquer, puis se faufila en catimini à l’intérieur du cimetière, la chienne sur les talons. Douceur, malgré son comportement exemplaire à l’enterrement de Monsieur Laurier, n’avait pas obtenu l’autorisation permanente de pénétrer dans cet endroit, mais Camille se fichait bien des règlements. Elles s’engagèrent dans l’allée la plus proche et la remontèrent jusqu’à rencontrer la tombe familiale. La rouquine ralentit le pas quand elle la vit et un sentiment de tristesse intense l’envahit.
La tombe des Laurier était très banale ; Camille n’avait pas voulu gaspiller les économies de son père pour l’embellir lors de son enterrement. Elle comportait juste l’essentiel : les plaques, un peu de granit et de ciment, ainsi que quelques vases. Camille inspecta la tombe et repéra ce dont elle devait s’occuper aujourd’hui. Elle attacha Douceur à un vase collé sur le granit et lui ordonna de ne pas bouger le temps qu’elle prît soin de la demeure de ses parents. La chienne, fort bien éduquée, obéit aussitôt et s’assit sagement à côté des Laurier pour regarder sa maîtresse aller à droite et à gauche.
Camille distingua d’abord les fleurs fanées de celles encore belles et écloses. Il y en avait très peu, car la famille Laurier n’était pas originaire de Paris et n’avait aucun proche et ami dans la région. Les lys de Joël étaient toujours aussi ravissants, et le bouquet composé de Michaël n’avait pas encore perdu ses couleurs vives. La jeune fille vit quelques gerbes inconnues, et se douta que le chef des Espions passait encore régulièrement dans le cimetière pour se recueillir sur la tombe des Laurier. Étouffant un juron, Camille jeta toutes les autres fleurs fanées qui enlaidissaient la tombe de ses parents, et changea l’eau des vases dans lesquels se trouvaient celles qui avaient échappé à la poubelle. Elle ajouta ensuite ses belles roses blanches et fraîches, qu’elle arrangea du mieux qu’elle put et avec beaucoup d’amour pour rendre la tombe plus jolie aux yeux des touristes et visiteurs. Enfin, elle détacha Douceur et vint s’accroupir devant la sépulture avec la chienne, coincée entre ses genoux, qu’elle recouvrait entièrement de son corps. De cette façon, le gardien ne remarquerait pas qu’un animal s’était faufilé en infraction dans le cimetière.
Autour d’elles, c’était le silence complet. La circulation routière semblait très lointaine. Il n’y avait que les oiseaux du cimetière, perchés sur les arbres, qui chantaient, et les pas des visiteurs sur le gravier qui crissaient. Camille trouvait que l’ambiance était parfaite pour un recueillement. Elle ferma les yeux, et communiqua avec ses parents par la pensée. Le contact avec Douceur la réconfortait et elle se sentait bien, en paix avec le deuil et elle-même.
– C’est pour ce soir, Papa… laissa-t-elle dans un murmure, le sourire aux lèvres. Ce sera peut-être ce soir que je vous rejoindrai, Maman et toi…
Une noire impression vint l’interrompre dans son échange spirituel. Son intuition lui soufflait qu’on l’épiait. Un Espion, et pas n’importe lequel. Elle entrouvrit légèrement les yeux et vit qu’une ombre s’étalait sur la tombe de ses parents, coupant court au soleil. Douceur grogna, menaçante, et dévoila sa superbe dentition pointue. Camille n’eut pas besoin de se retourner pour constater la présence de Michaël en personne derrière elle.
– Qu’est-ce que tu veux ? marmonna-t-elle, sans bouger et essayant de refermer la mâchoire de Douceur qui semblait avoir été montée sur des ressorts.
– Les chiens sont strictement interdits dans les cimetières, lança le chef des Espions, ironique.
– Ma chienne et moi, on t’emmerde. Douceur !
L’animal s’était libéré de l’emprise de sa maîtresse et s’était mis en position offensive, pattes fléchies, prête à bondir sur Michaël dès que Camille en aurait donné l’ordre (« Attaque ! » avait été l’une de ses premières leçons acquises). Ses grognements avaient redoublé de férocité, malgré ses récentes mésaventures contre les Espions qui l’avaient battue quelques semaines plutôt. Elle aurait probablement fait de Michaël sa gamelle de croquettes du jour, mais Camille redoutait que ce dernier la blessât et lui ordonna de revenir à ses pieds. Elle dut répéter son ordre à plusieurs reprises, car Douceur refusait de l’écouter. Michaël, quant à lui, s’amusait du spectacle.
– Ta chienne est bien bornée, dis donc.
– Ta gueule, aboya Camille, furieuse. Et dégage, d’abord ! Tu es bien le dernier qui peut venir sur la tombe de mes parents ! Je te l’interdis désormais.
Le même sourire amusé flottait sur le visage de Michaël, mais il s’exécuta docilement. Sous le regard haineux de la rouquine, il déposa ses tulipes dans un vase vide et se promit intérieurement de revenir une prochaine fois pour se recueillir. Avant de disparaître comme un voleur, il fixa une dernière fois la jeune Espionne :
– Et bien, Camille, à ce soir alors…
Le crépuscule tombait lorsque Joël quitta sa demeure le soir même. Ses parents ne s’étaient pas alarmés lorsqu’il les avait prévenus de sa sortie en ville et l’avaient laissé partir. Sa mère lui avait seulement demandé de faire attention à lui, ainsi que de ne pas rentrer trop tard. Si elle savait. Si elle savait ce qui l’attendait, elle aurait barricadé la porte et séquestré son fils pour une durée indéterminée.
Mais Joël ignorait lui aussi tout du piège qui se refermait peu à peu sur lui. Il se contentait d’avancer, anxieux, vers l’ancienne gare de Bobigny. Filant à toute allure sur son skate, il pensait à l’étrange comportement de Camille. Quelle mouche l’avait piquée pour qu’elle lui donnât rendez-vous dans ce sombre endroit ? De quoi souhaitait-elle lui parlait ?
La gare désaffectée lui avait toujours donné des frissons. Petit, il en avait déjà peur et tremblait chaque fois qu’il la voyait. Même en grandissant, passer devant la vieille bâtisse ne le rassurait pas. Cette gare n’était plus utilisée depuis longtemps, mais toute la ville s’était opposée à sa destruction pour la garder comme lieu de commémoration. En effet, l’endroit avait la sombre réputation d’avoir été le triste départ des trains emportant les Juifs au camp d’extermination d’Auschwitz. Sur ce quai, ils avaient été plusieurs milliers à attendre ce convoi qui devait les amener vers une mort certaine.
Après une demi-heure à traverser la ville, Joël arriva jusqu’au chemin de fer. Il longea les rails quelques mètres encore, et la gare désaffectée apparut totalement dans son champ de vision. Quand le jeune homme vit le lugubre bâtiment se découper dans la nuit étoilée, il déglutit difficilement. Sa façade noircie au fil des années par la suie ou la pollution – Joël ne savait pas trop – et ses tristes fenêtres emmurées ne lui donnaient pas la moindre envie de s’en approcher, pas plus que la vieille pancarte Bobigny accrochée au-dessus des portes et sur les côtés du bâtiment.
Son regard descendit et s’arrêta sur une silhouette tranquillement adossée contre un pan de mur tagué. Là, toute vêtue de noir, Camille l’attendait. Joël se sentit aussitôt rassuré et s’avança vers elle. La jeune fille, le voyant arriver, décida de s’éloigner et disparut petit à petit. Il accéléra le pas et rejoignit l’endroit où elle s’était évaporée. De plus en plus intrigué, il contourna l’angle de l’édifice vétuste et vit la rouquine arrêtée devant une ouverture. Au vu de la masse de pierres à ses pieds, l’entrée avait probablement dû être forcée avec un explosif. Quand elle le vit s’approcher à nouveau, elle recula et s’engagea à l’intérieur de la gare, l’invitant ainsi à le suivre. Joël, dont la patience faisait défaut, commençait à s’énerver devant le petit manège de son amie.
– Attends, Camille ! s’écria l’adolescent, frustré. Tu pourrais me dire à quoi tu joues ?!
Il stoppa devant l’ouverture et ne vit rien d’autre que de l’ombre. Un frisson le fit trembler de la tête aux pieds. Cet endroit ne lui disait rien de bon. Pourtant, quand il entendit Camille l’appeler à voix basse, Joël n’hésita plus. Son skate sous le bras, il enjamba la brèche. Happé par l’ombre, il restait immobile, ne sachant que faire. Une main se posa sur son épaule et le fit sursauter. Il se rassura bien vite : ce n’était que Camille, qui le dévisageait étrangement et qui lui chuchota à l’oreille ces trois derniers mots :
– Ne t’inquiète pas.
Elle disparut dans les sombres recoins de la bâtisse, et Joël sentit un souffle de panique monter en lui. Tout en hélant la jeune fille, il commença à arpenter la grande salle poussiéreuse. Ses yeux finirent par s’habituer au noir, mais Camille restait toujours aussi invisible. Il trébucha plusieurs fois sur des cailloux et tenta d’ignorer les couinements des rats qui l’effrayaient plus qu’autre chose. Il avait beau regarder autour de lui, il ne voyait rien d’autre que l’obscurité presque totale, brisée par un rayon de lune qui avait réussi à s’infiltrer dans la bâtisse et éclairait faiblement le centre de la salle.
– Camille ! C’est bon, arrête ton char, c’est plus drôle du tout là !
Quelqu’un toussa et le cœur de Joël manqua un bond avant de se remettre à battre de plus en plus vite. Il tendit l’oreille et scruta attentivement l’ombre pesante. Une vie humaine finit par se manifester, et lança un « Bonsoir, Joël Ajacier » avec une pointe d’amusement dans la voix. Le jeune homme plissa les yeux et distingua une grande silhouette qui se tenait raide dans la quasi-obscurité. Elle s’avança sous le rayon de lune, et Joël reconnut alors le glacial cousin de Camille.
– Vous ! Qu’est-ce que vous foutez là ? réagit aussitôt l’adolescent sur la défensive.
– Tu pourrais me montrer un peu plus de respect, répliqua Michaël, frustré.
– Où est Camille ?
– On se calme, gamin.
– Répondez-moi ! Où est Camille ?
Le chef des Espions roula des yeux avec exagération, mais cela ne suffit pas à détendre Joël. De nombreux pressentiments, plus mauvais les uns que les autres, avaient envahi son esprit, et il commençait à regretter amèrement d’être venu ici.
– Bon sang, Ajacier, tu n’as que ce nom-là à la bouche ! Camille par-ci, Camille par-là… Change un peu de disque, tu veux ? Ou encore mieux : ferme-la. C’est moi qui parle.
– Si susceptible, ironisa une autre voix dans le noir, que Joël identifia – avec soulagement – comme celle de Camille.
Michaël prit un air agacé et se tourna vers la petite silhouette qui s’approchait du rayon de lune. Aux yeux de Joël, la jeune fille n’avait jamais paru aussi froide et déterminée.
– Et toi aussi, tu la fermes, Camille, aboya le chef des Espions.
– Vraiment ? J’en ai gros sur la patate.
– Et moi donc, t’as pas idée. Emparez-vous d’elle.
– Non ! s’écria Joël, réalisant trop tard ce qui se déroulait sous ses yeux.
Il voulut intervenir, mais il s’arrêta net dans son élan lorsqu’il découvrit une armée d’hommes derrière Michaël se découper de l’obscurité. Ses yeux s’arrondirent au fur et à mesure qu’il constatait l’ampleur du groupe présent devant lui. Comment avait-il pu ne pas les remarquer plus tôt ? Il déglutit difficilement pendant que trois hommes bloquaient l’unique ouverture à l’aide d’une planche de bois et quelques blocs de pierre. Quand Joël reconnut Nathan et Eddy qui empoignaient férocement Camille, il comprit alors que les Espions se dévoilaient à lui et que la situation était bien plus grave qu’il ne l’imaginait.
– Relâchez-la, bordel ! ordonna le jeune homme, furieux.
– Si j’étais toi, Joël, je ne tenterais rien, lança Michaël, tout sourire. Regarde-nous bien et réalise que tu ne peux rien contre nous. Nous ne sommes peut-être pas au grand complet, mais il y a bien la moitié de mes hommes ici, et tous sont armés. Ne nous oblige pas à te faire plus de mal que prévu ! D’autant plus que, soyons honnêtes, Camille ne mérite même pas que tu te fasses un bobo pour elle ! Après tout, c’est grâce à elle que nous te rencontrons enfin. Merci, Camille.
Michaël constata sans déplaisir l’incompréhension qui régnait sur le visage de l’adolescent. Le regard incertain de Joël ne cessait d’aller et venir entre le chef terroriste et la jeune fille. Ses doigts se crispèrent inconsciemment sur son skate ; c’était pour lui le seul moyen efficace de garder le contrôle. Pour le moment.
– Tu t'appelles Joël Ajacier, tu as 17 ans, ton père est sénateur, ta mère ne fout rien de ses journées, et tu es fils unique.
– Comment tu sais ça ?!
– Tout le monde le sait. Je suis peut-être nouvelle ici, mais je sais écouter les gens parler.
– Camille, il n’a pas l’air de bien réaliser. Dis-lui, toi, ce que tu es depuis le début…
La rouquine, qui se débattait comme une folle furieuse entre les griffes des deux acolytes, s’arrêta un instant pour jeter un regard assassin à Michaël et cracher quelques mots dans une langue étrangère. Ce dernier haussa un sourcil, sceptique. Le fils du sénateur aurait tout donné pour faire disparaître son satané sourire.
– Ce sont ses origines qui ressortent, expliqua-t-il à Joël sur le ton de la confidence, avant de s’adresser à nouveau à la jeune fille. Camille, tu peux traduire s’il te plait ? Personne ici ne parle russe.
– Va te faire foutre ! rugit l’intéressée.
– C’est encore moi qui dois tout faire, décidément, soupira Michaël, sans relever l’insulte. Qu’à cela ne tienne. Joël, il est enfin temps de t’avouer que cette délicieuse jeune fille est une Espionne, et une sacrément bonne Espionne d’ailleurs, si tu veux mon avis.
– Règle numéro un. Voir sans être vu. Tu vois la bordure en pierre, Joël ? Elle est assez haute pour te dissimuler.
Il y eut enfin une réaction. Joël, pour qui tout s’éclairait, lâcha son skate, qui rebondit bruyamment sur le carrelage poussiéreux. Le choc de la planche à roulettes tombée contre le sol résonna quelques secondes dans l’immense salle principale de la gare désaffectée. Camille cessa de gesticuler, inquiète. Une lueur d’excitation brilla dans les yeux du chef des Espions. Cela commençait à devenir intéressant. Joël n’avait eu aucun mouvement de recul et osait le fixer gravement dans les yeux. Pour un garçon qui venait de tomber haut et qui se trouvait dans une sale situation, Michaël reconnut qu’il avait devant lui un gamin assez courageux. À dire vrai, le sang-froid du jeune Ajacier l’épatait, mais il était quelque part déçu par sa résistance.
– Tu as cru qu’elle s’intéressait vraiment à toi ? reprit Michaël, désireux de le titiller un peu plus. Un gosse pourri gâté comme toi, elle s’en serait bien passé ! Enfin, c’est bien dommage, Ajacier. Tu es seul, ce soir. Il n’y a ni Papa, ni Maman… et Camille ne peut plus rien faire pour toi.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
Lui-même savait qu’il ne garderait pas son calme encore longtemps. Ses mains tremblaient sous la colère, et il avait préféré croiser les bras pour les dissimuler au mieux. Il essayait de ne pas penser à Camille. Néanmoins, plusieurs bribes de souvenirs lui revenaient en mémoire, comme pour le culpabiliser d’avoir été si naïf. Les images se succédaient dans sa tête, les promesses, les aveux d’amour, les mensonges aussi, et sa rancœur augmentait au fur et à mesure qu’il voyait ces flashs malgré lui. L’annonce de la véritable nature de la jeune fille l’avait bouleversé. Il était furieux comme il était déçu et attristé. Si Michaël s’apercevait de ses états d’âme, il s’en amuserait, et Joël ne voulait pas lui donner ce plaisir-là. Alors, pour le moment, il prenait sur lui-même, et se promit de se défouler un peu plus tard.
– Je me demanderai toujours ce que tu me trouves. Mais honnêtement, je m’en fous, parce que t’es à moi.
– Ce que je veux ? Que je t’explique. À la base, je ne voulais que parler affaires avec toi, Ajacier. Tu sais que tu as un papa très intéressant ?
– Je vous conseille fortement de laisser mon père en dehors de tout ça, sinon ça va barder !
Évoquer son père lui faisait perdre de plus en plus contenance. Michaël éclata d’un rire franc, qui ne fit qu’énerver davantage le jeune homme. Derrière lui, les Espions ricanaient ouvertement. Même Camille souriait, mais d’une étrange façon, qui soulignait peut-être plus son soutien à Joël qu’à Michaël.
– Non mais vous entendez ça ? Joël Ajacier me menace ! Et de quoi j’aurais peur, gamin ? D’une avalanche de Playstation qui va me tomber sur la tête ?
– De mon poing dans ta gueule ! répliqua l’adolescent, furieux, qui s’était mis à le tutoyer inconsciemment. Si tu oses toucher à mon père, je te…
– Boucle-la, Ajacier, tu m’énerves, coupa le chef des Espions. Faire du mal à ton père n’est pas ce que je souhaite. Il est seulement en mesure de me donner un coup de main dans mes affaires. Je compte te garder quelque temps avec moi, histoire de faire pression sur lui et d’obtenir ce que je désire. Voilà la vérité, t’es content ?
– Mais qu'est-ce que mon père vient foutre dans les espionnages ? En quoi ça nous concerne, lui et moi ?
– Joël, si j'étais de mèche avec le grand patron des Espions, je te l'aurais dit. Mais aux dernières nouvelles, ce n'est pas le cas, et tu vas devoir te contenter de mes maigres déductions.
Joël fronça les sourcils. La petite voix de Camille refusait de sortir de sa tête et l’empêchait de se concentrer sur ce que disait Michaël. La bonne humeur de ce dernier paraissait s’être dissipée. Il avait, tout comme le jeune homme, une ride de contrariété visible sur le front, et Joël ne doutait pas un instant qu’il allait subir les conséquences de son soudain mécontentement.
– Seulement, je vais devoir retarder ma négociation avec toi de quelques minutes. Tu vois, ça n’a pas du tout été facile de te rencontrer en bonne et due forme, et je souhaite régler quelques comptes avant de m’occuper de toi. J’aimerais que nous parlions d’elle, Ajacier.
– Je n’en ai pas la moindre envie, répliqua froidement Joël.
– Ah Camille… reprit Michaël sans l’écouter. Elle est sous mes ordres depuis… trois ans, est-ce que j’ai juste Patrick ? – Un Espion non loin de lui hocha la tête – C’est à elle que j’ai confié la mission de t’aborder, Joël, et de te faire venir jusqu’à moi. J’avais particulièrement confiance en Camille, tu vois.
Non, Joël ne voyait pas du tout où il voulait en venir et, en vérité, il s’en fichait un peu. Il s’efforçait de ne pas regarder la rouquine, toujours retenue prisonnière de l’emprise de Nathan et Eddy, mais il parvenait difficilement à l’éloigner de son esprit. En bon perdant, il reconnaissait lui-même que cette fille était une excellente comédienne et qu’elle s’était bien moquée de lui. Alors pourquoi Michaël revenait-il sur le parcours de Camille au lieu d’en finir directement avec lui ? Parler d’elle ne le faisait souffrir que davantage.
– Camille s’en est bien sortie. Mieux que je ne l’aurais cru. Elle était un peu ta meilleure amie, et honnêtement, j’aurais préféré que vous en restiez là. Mais bon, t’es un ado, c’est une ado, tu as voulu sortir avec elle, et elle, comme une conne, elle a dit oui ! Et toi, comme un con, tu y as cru !
Plus Michaël évoquait le périple de l’Espionne qui souhaitait mener à terme sa mission, plus Joël sentait son cœur se déchirer un peu plus. Il était tellement anéanti qu’il n’était pas encore en mesure de se faire une véritable opinion de Camille. Tout allait beaucoup trop vite pour lui. Il pensa un instant à ses parents, qui ignoraient où il se trouvait, ainsi qu’à la suite des évènements qu’il ne redoutait plus. Il aurait le temps de haïr Camille et de lui cracher dessus plus tard. S’il s’en sortait. Vivant. Car si Michaël clamait haut et fort qu’il voulait seulement le kidnapper, Joël se doutait bien qu’une fois qu’il ne lui serait plus utile, il finirait enveloppé dans un linceul pour avoir connu les Espions.
– Hé Camille, la dernière fois, tu m’as dit que les Espions ne tuaient pas en général… Qu’est-ce que tu entendais par « en général » ? C’est déjà arrivé ?
– Oh oui. De pauvres gars qui se sont mêlés de ce qui ne les regardait pas. Ou qui en savaient trop. Va savoir.
– Attention, les enfants, accrochez-vous, nous entrons dans les détails d’une amourette de gamin ! avertit Michaël à ses Espions, ironique. Je ne sais pas ce que tu as fait à ma favorite, Ajacier, et je ne veux pas le savoir. Quoi qu'il en soit, tu l’as rendue amoureuse, et elle a retourné sa veste en cours de route.
– Et j’en suis f…
Nathan écrasa sa main sur la bouche de Camille pour la couper, et Michaël ignora sa tentative d’intervention. Elle avait recommencé à s’agiter furieusement, tapant du pied, cognant et mordant du mieux qu’elle pouvait les deux Espions. Ils tenaient bon, et lui rendaient bien son agressivité. Nathan prenait même un certain plaisir à la maintenir captive.
– Ah mon cher Nathan... Je ne peux pas t'en vouloir. Après tout, les bonnes grâces du patron, tu as toujours rêvé de les avoir.
Lorsque Joël posa enfin les yeux sur le trio infernal, et croisa ceux de la jeune fille qui les avait relevés par mégarde, le mystère du Truc lui revint en mémoire. Il ne comprenait vraiment pas ce que le Truc venait faire dans sa tête alors qu’il se trouvait dans un contexte crucial en plein cœur d’une gare désaffectée. Pourtant, Camille avait le Truc en elle. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était si partagé entre ses sentiments que tout opposait, et que le témoignage de Michaël ne faisait que rendre incertains. Il ne savait plus s’il devait encore l’aimer, la plaindre, la défendre, la détester ou l’oublier. Toutefois, il était sûr d’une chose : le Truc les reliait.
– Personne ici n’aurait pensé qu’elle soit sentimentale à ce point ! Enfin, c’est Camille, quoi ! Je ne rentrerai pas dans les détails, Ajacier, mais je n’ai guère apprécié ses petites manigances dans mon dos. Et je me vois même compatir à ta situation : ce soir, nous sommes deux à avoir été trahis.
– Je le fais parce que c'est toi, et parce que je t'aime. J'agis en connaissance de cause, Ajacier, et je ne regretterai pas, et il y a tout intérêt à ce que toi non plus !
– D'accord, d'accord. Mais pourquoi tu m'engueules ?
– Parce que je t'aime ! T'es sourd ou quoi, nom de dieu ?!
Michaël fit un signe de tête à Nathan et Eddy, qui lâchèrent aussitôt Camille. Celle-ci ne se posa aucune question, et se jeta furibonde sur le chef des Espions, comme le soir où son père avait été assassiné. Et de nouveau, elle se retrouva la gorge bloquée sous son bras puissant et Joël retint son souffle, effrayé. Elle essaya de se débattre, puis étonnamment, elle abandonna bien vite et se laissa aller, immobile, contre le corps de Michaël. Elle attendait. Sagement. La suite.
– Je ne sais pas ce que tu penses de la trahison, Ajacier, et nous aurons peut-être l’occasion d’en discuter quand nous t’aurons embarqué. Mais sache que chez nous, chez les Espions, c’est quelque chose qu’on ne pardonne pas… On punit les traîtres, n’est-ce pas Camille ?
– Une autre Justice, opina la rouquine, paisible.
Au moment où Joël se demandait comment la jeune fille pouvait paraître si sereine, Michaël sortit quelque chose de sa veste. Un véritable sourire victorieux apparut sur le visage de Camille qui avait deviné ce que c’était sans même le voir. Dans la quasi-obscurité, l’adolescent plissa les yeux et identifia avec difficulté l’objet que tenait le chef des Espions dans sa main. Un poignard.
– Des dernières volontés, Camille ?
– Aucune. Tu les as déjà toutes exaucées.
Des sueurs froides envahirent Joël, qui ne quittait pas des yeux le poignard. Imaginer la punition que Michaël réservait à la jeune Espionne l’horrifiait au plus haut point. Il en voulait peut-être à Camille, mais elle ne méritait pas ça. Camille était une traitresse, d’accord, mais Camille restait Camille. Il avait beau lutter contre le Truc, le Truc revenait à la charge et reprenait le contrôle de son esprit.
– Relâchez-la ! s’écria-t-il à sa plus grande surprise.
Michaël et Camille relevèrent la tête et le fixèrent, étonnés. Sous l’effet de la peur, la langue de Joël semblait s’être déliée et son corps réanimé. Quelques mètres le séparaient du chef des Espions. Il s’élança sans réfléchir vers lui, bien décidé à soulager son poing qui le démangeait, mais trois Espions sautèrent à temps sur l’adolescent pour l’empêcher de s’en prendre à leur chef. Comme la jeune fille quelques minutes plus tôt, il se débattit violemment tout en hurlant son dégoût à Michaël. Ce dernier le jaugeait, sévère, et resserra son étreinte autour du cou de Camille.
– Regarde dans quel pétrin tu l’as mise, Joël…
– Pauv’ con, articula difficilement Camille, les yeux levés vers le plafond troué où la lune s’immisçait. Tu le regretteras.
– Je sais, murmura Michaël à son oreille.
– Non, ne lui faites pas ça !
Ignorant le cri désespéré de Joël, Michaël ferma les yeux et se mordit la lèvre inférieure. Il éprouverait des remords, il en était conscient, mais sa colère était bien plus importante que la douleur de perdre Camille pour qu’il revînt sur ses pas. La lame du poignard brilla sous le rayon de lune et s’abattit comme une flèche sur la poitrine de la jeune fille. Deux hurlements déchirants résonnèrent dans la salle délabrée : celui de Camille, empli de douleur, qui ne dura qu’un instant avant que Michaël ne la laissât s’écrouler sur le sol, et celui de Joël, que la vue du sang fit perdre tout contrôle. Avec une violence qu’il ne se connaissait pas, il s’arracha de la poigne des hommes qui le retenaient, et courut vers le corps de Camille. Après avoir relevé que Michaël observait la jeune fille, le regard vide, les yeux de Joël s’attardèrent un instant sur une forme plate et ovale non loin de lui. Il reconnut sa planche à roulettes.
– Le skate est un bon moyen de prendre la fuite en cas de pépin, et c’est une arme non négligeable pour assommer les deux ou trois Espions qui t’emmerdent. Retiens bien ça, chéri !
Alors que toute l’armée de Michaël s’animait et se jetait sur lui, il attrapa son skate le plus vite possible et fracassa le crâne du premier venu avec. Il renouvela l’opération sur le deuxième et mit tout son cœur à s’acharner dans sa tâche. Joël se doutait qu’il ne pourrait pas lutter contre une trentaine d’Espions, mais la vision cadavérique de Camille, étendue dans une flaque de son propre sang, le remplissait d’horreur et de haine. Très vite, le camp adverse reprit l’avantage et l’adolescent réceptionna malgré lui plusieurs coups de poing. Toutefois, la douleur ne représentait rien comparé à celle, cuisante, qu’il avait ressenti à la nuque. Un Espion, armé d’une matraque, ne s’était pas gêné de l’écraser à plusieurs reprises sur le jeune Ajacier. Il tomba à terre juste au moment où un autre, qui faisait le guet à l’extérieur, remarqua des lumières bleues et rouges s’approcher dangereusement de la gare désaffectée et en avertit ses camarades.
– Bordel, les flics ! Les flics arrivent !
Joël, dont l’esprit se floutait de plus en plus, sentit une panique incontrôlable s’installer dans la grande salle. Les Espions s’agitaient, se dispersaient, se hâtaient de déboucher l’ouverture, se criaient des paroles incompréhensibles et questionnaient à tout va le grand patron, qui semblait à la fois perdu et alarmé. Joël distingua quelques exclamations au milieu de cet affolement, mais ne sut reconnaître les voix.
– Filons !
– Il faudrait le tuer ! Vite !
– Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
– Il est témoin ! On n’a pas le temps de le prendre avec nous, mais on ne peut pas le laissait vivant !
– Putain, mais puisque je vous dis que je ne peux pas !
– Je peux m’en charger !
– Je te l’interdis, Nathan ! C’est mon affaire ! Déguerpissez ! Ne restez pas groupés !
Joël n’entendit pas la fin de la conversation. Sa vue se brouilla totalement et il perdit connaissance avant de savoir ce qu’il adviendrait des Espions par la suite. Lorsque la gare se retrouva enfin déserte, il n’avait même plus conscience du silence de mort qui y régnait.
La pendule de la salle à manger des Laurier affichait vingt heures et quart. Camille sortait de table – un maigre dîner – et se retrouvait à faire les cent pas dans le salon devant Douceur. Elle avait pris l’habitude de parler à voix haute, à sa chienne ou à elle-même, pour rendre l’appartement plus vivant, mais elle s’était rendu compte que cela ne faisait qu’augmenter sa solitude et souligner l’absence de son père. Pourtant, elle continuait. Ce soir, elle avait besoin de faire le point sur ce qui lui restait à faire. Elle avait réfléchi toute la journée à un plan possible. À contrecœur, elle s’était vue écarter son désir de vengeance. Elle ne pouvait pas protéger Joël et faire payer son crime à Michaël en même temps. Elle avait dû faire un choix.
– Bien. Je crève dans quelques heures, déclara Camille. Est-ce qu’il y a quelque chose que j’aurais oublié aujourd’hui ? – Elle se mit à énumérer en comptant sur ses doigts – Maman et Papa, c’est fait. Douceur a pris son bain. Douceur a mangé ses croquettes. Douceur a fait pipi. Mmmh. Je suis allée chercher le courrier. J’ai fait la vaisselle. J’ai repassé. J’ai pris ma dernière douche, mon dernier repas…
Douceur gémit tristement, attirant ainsi toute l’attention de sa maîtresse. Celle-ci eut un petit sourire ému et s’agenouilla pour la câliner. C’était sûrement la dernière fois qu’elles se voyaient.
– Je suis désolée, ma fille, mais je n’ai pas le choix, expliqua tendrement la rouquine qui lui caresser le flanc. Je ne veux pas qu’on fasse du mal à Joël. Tu vois, Douceur, Michaël aura son poignard avec lui ce soir. Si j’arrive à me faire tuer en premier, il ne pourra pas faire de même avec Ajacier dans ce cas. Joël sera protégé pour un certain temps – Douceur jappa –, mais pas éternellement, tu as raison. Mais d’ici là, Joël sera devenu moins naïf, crois-moi. Et puis, c’est ce que je peux faire de mieux pour lui. Si je meurs, je n’aurai rien à lui expliquer. Je préfère mourir plutôt que de tout lui dire. Rien que d’imaginer que je vais croiser son regard quand il apprendra ce que je suis en vérité… Tu vois, Douceur, c’est tellement horrible qu’il vaut mieux que je meure. Il faut juste espérer que tout se passe comme prévu. Que Michaël me crève en premier…
Camille sentit ses yeux s’humidifier. Elle allait devoir se séparer de Douceur, sa chienne, sa meilleure amie, sa confidente. L’idée de ne plus jamais la revoir lui donna mal au cœur et elle eut toutes les peines du monde à retenir ses larmes. Elle enfouit son visage dans le pelage rassurant de l’animal et étouffa quelques sanglots.
– Ma fille, tu vas me manquer, tu sais, murmura la jeune fille, qui reniflait pour mieux se reprendre. Je penserai à toi, là-haut, avec Papa et Maman… Et puis, je te regarderai bien sûr. Tu auras une nouvelle famille qui t’aimera autant que moi et sur qui tu pourras compter. Tu seras entre de bonnes mains, j’en suis certaine. Je dois d’ailleurs m’arranger avec la voisine avant de partir. Douceur, je t’aime, ma fille, et promets-moi de ne pas faire de bêtises, hein ?
Camille embrassa la truffe de Douceur et se releva, attristée. L’animal se redressa aussitôt sur ses pattes et agrippa la jambe de sa maîtresse, refusant de la lâcher.
– Douceur, moi non plus, je n’ai pas envie de te quitter… Fais-moi confiance, on va bien s’occuper de toi. Je te le promets. Tu viens ?
La chienne gémit une dernière fois, puis se résolut à suivre la rouquine. Cette dernière enfila son gilet noir et quitta l’appartement, Douceur sur les talons. Elle prit bien de soin de verrouiller la porte et traversa le couloir pour se rendre chez la voisine, Madame Zidou. Camille sonna plusieurs fois, et dut décliner son identité lorsque Madame Zidou la lui demanda. La nuit tombée, la voisine n’était jamais très rassurée de vivre dans une cité de Bobigny et s’enfermait à double tour pour plus de sécurité.
C’était une vieille dame à la retraite, qui sortait seulement pour aller faire ses courses au marché, et que Camille et son père connaissaient bien. Elle vivait avec deux chats avec qui Douceur s’entendait très bien, et c’était naturellement vers elle que la rouquine s’était tournée. Madame Zidou reconnut la voix de la jeune Espionne à travers la porte et lui ouvrit prudemment la porte.
– Camille ?
– Bonsoir, Madame Zidou. Je ne vous dérange pas ?
– Bien sûr que non. Le feuilleton à la télé n’a pas encore commencé. Que se passe-t-il ? s’inquiéta la vieille dame.
– Je peux entrer ? demanda poliment Camille. Je ne souhaite pas vous parler dans le couloir. On pourrait m’entendre.
Madame Zidou acquiesça et lui céda le passage, avant de refermer silencieusement la porte derrière elle. Douceur entendit des miaulements dans le salon, et y trottina, totalement à son aise, pour aller à la rencontre d’Alysse et Noé, ses deux camarades de jeu. Camille sourit, amusée, et se tourna pour expliquer sa situation à sa voisine.
– Madame Zidou, est-ce que je peux vous laisser Douceur jusqu’à mon retour ?
– Bien entendu ! s’exclama-t-elle. Tu rentres quand ?
– Je ne sais pas, et c’est aussi ce dont je voulais vous parler. Jurez-moi que cette conversation ne restera qu’entre nous, Madame Zidou.
– Euh… oui, je le jure… Mais enfin, ma petite, tu peux m’expliquer ?
– Je sors ce soir, déclara Camille. Avec Joël Ajacier.
La voisine ne demanda pas qui était Joël Ajacier, et ne posa aucune autre question. Elle devina que la jeune fille lui donnait des détails qu’elle devrait se rappeler. Madame Zidou se concentra alors, et nota en mémoire tout ce que lui disait Camille.
– Je vais à la gare. Pas la gare SNCF, Madame Zidou, non. Je parle de la gare désaffectée, celle qui a servi pour amener les Juifs loin d’ici et qu’on n’utilise plus aujourd’hui. J’ai rendez-vous là-bas et… les Espions nous y attendent.
Camille s’en voulut de ne pas avoir cherché davantage ses mots et d’avoir manqué de délicatesse ; cela dit, elle ne souhaitait pas être en retard à son rendez-vous. La vieille dame avait ouvert des yeux ronds comme des billes, effrayée. Cette petite n’avait donc rien dans la tête ! La gare désaffectée ! Les Espions, nom de Dieu !
– Madame Zidou, je vous demande de prendre soin de Douceur, et de faire son bonheur. Vous trouverez dans mon appartement assez d’argent pour s’occuper d’elle quelque temps, ses jouets, son panier, bref, ses affaires. Je vous laisse les clés. Vous en aurez grandement besoin. Je vous confie l’appartement avec la décision de le rendre au propriétaire si vous le désirez.
– Quoi ?! s’étonna la voisine, de plus en plus inquiète. Mais enfin, Camille !
– Je ne sais pas quand je reviendrai, et si je reviendrai. C’est pour ça que je vous confie une seconde mission, Madame Zidou. Ce n’est pas ma vie qui est en jeu, car je n’ai plus rien à perdre. C’est celle de mon copain, Joël Ajacier. Si je ne reviens pas chercher Douceur chez vous à 22 h 00, appelez les flics. Il vous faudra les convaincre (ces feignasses ne se déplacent pas pour rien !), leur dire que Joël Ajacier et moi sommes en danger de mort, citez le nom des Espions s’il le faut, bref… Faites-les venir à l’ancienne gare de Bobigny, Madame Zidou… s’il vous plaît.
La vieille dame considéra gravement la jeune fille qui se tenait devant elle. Camille Laurier n’était pas du genre à supplier, encore moins à demander un service à quelqu’un. Elle avait joint ses mains et jeté un regard larmoyant à sa voisine, qui en avait été beaucoup touchée, malgré son angoisse quant au rendez-vous avec les Espions.
– Madame Zidou, termina tristement Camille, je vous en prie, faites-le pour moi. Moi, je le fais pour Joël, parce que je l’aime, et que c’est le seul moyen de le mettre en sécurité. Si vous appelez les flics une heure après le début du rendez-vous (parce que vous pensez bien que je ne serai pas rentrée justement !), c’est-à-dire à 22 h 00, les Espions n’auront pas le temps de faire quoique ce soit à Joël Ajacier, vous comprenez ? Ils ont une peur bleue de la police, ils se casseront en pissant dans leur froc ! Vous le sauverez, Madame Zidou… S’il vous plaît, promettez-moi d’appeler les flics quand l’heure viendra…
Émue, Madame Zidou essuya une larme qui perlait à l’un de ses yeux et promit. Camille se jeta à son cou et l’embrassa sur les deux joues en la remerciant chaleureusement. Comme Douceur s’amusait à la balle avec Alysse et Noé et que la jeune fille ne souhaitait pas que sa chienne fût témoin de son départ, elle quitta précipitamment l’appartement de Madame Zidou sans se retourner. Sans avoir baisé la truffe de Douceur… une dernière fois.
« Mais toi, t’as l’air si fière de crever au combat… mais toi t’as l’air si fière, toi t’as pas l’air comme ça ! »
En tout cas, c'est un chapitre très poignant que tu nous offres là. La colère de Camille, sa volonté d'en finir pour sauver Joël alors même qu'elle s'est éloignée de lui est vraiment impeccablement bien racontée. D'ailleurs, cette colère qu'elle a contre lui au début, n'est-ce pas un moyen inconscient de se protéger, pour éviter de souffrir et de le faire souffrir quand il apprendrait la vérité ?
J'ai adoré la scène finale, celle où elle se prépare à son sacrifice. C'est puissant de résignation, de don de soi. Si jeune et déjà tellement forte !
On ne sait pas ce qui les attend, à ces deux-là, mais au fond je trouve ça bien que ça se termine comme ça. Parce que là, on garde un espoir... Joël sait que Camille a trahi ses convictions pour lui, ils peuvent encore se sauver mutuellement.
Bon, je doute que tu regardes la série MI-5, mais Camille me fait diablement penser à Ros Myers, qui apparaît en saison 5. Ou plutôt, Ros Myers me fait penser à une Camille qui aurait grandi, qui aurait appris de ses erreurs et de ses malheurs. Tout comme Camille, elle est calculatrice, forte, ambitieuse, mais tout comme Camille, elle cache sous ses dehors froids un coeur fragile, des blessures profondes, et une envie d'être heureuse, qu'elle se cache à elle-même.
Mais bon, pour le coup, je pense que Camille en a fini avec sa vie d'espionne. À moins qu'elle n'en reste une justement pour se venger de Michael. Si elle survit, évidemment, mais vu que l'histoire est quand même centrée sur elle, j'imagine que oui. N'est-ce pas ?
...
N'est-ce pas, hein ? é_è
Et oui, quel salaud ce Michaël, tout compte fait, hein ! Je vous avais bien prévenu, qu'il fallait pas se fier aux apparences et que c'était un méchant ! ^^ mais comme d'habitude, on ne veut jamais m'écouter. =D
Alors ton analyse sur la colère de Camille en début de chapitre m'intéresse. Aux premiers abords, je n'y avais pas trop pensé. Mais par rapport aux émois de Camille, j'ai eu une grosse incohérence que j'ai essayé de rattraper de justesse ^^". À vrai dire, Camille en voulait vraiment à Joël. Elle le tenait vraiment pour responsable et à la base, elle désirait vraiment le vendre aux Espions et se venger de Michaël. J'ai dû changer ces deux derniers points parce qu'on aurait pas compris le revirement de situation, puisqu'elle se sacrifie pour lui à la fin. Ta supposition pourrait donc coller et rattraper le coup, puisqu'à mon sens, Camille voulait aussi se détacher de Joël... peut-être pour ne pas souffrir en effet. Bon, ce que je viens d'écrire est un gros charabia, ne m'en veut pas, je me comprends même pas moi-même. xD Bref, passons.
Pour Joël, il apprend donc que Camille a trahi son groupe pour lui, mais je ne pense pas que ce soit une bonne raison à ses yeux pour lui pardonner un jour d'avoir mis en danger sa famille et lui... Non, en fait, quoiqu'il se passe par la suite, jamais il ne pourra lui pardonner ça. Et c'est ce qu'il peut rendre leur très éventuelle réconciliation difficile... parce que je ne peux pas te dire, sauf si tu as lu le prochain chapitre, si Camille s'en est sortie ou pas.
Donc du coup, je ne peux pas te répondre comme je le voudrais, notamment au niveau de la série MI-5, dont je n'ai jamais entendu parler pour tout te dire. xD Mais j'arrive bien à imaginer le personnage dont tu me parles. Miiiiiiiiiiiii ! Bon, je te dirai ma pensée quand tu auras lu le verdict de l'état de santé de Camille (fais-moi y penser). ^^ J'voudrais pas te gâcher la surprise. Mais assurément, Camille est d'une grande fragilité sous sa carapace.
Miiiiiiiiii ! Je me retiens encore pour ta dernière supposition. En tout cas, je pense que Camille restera toujours une Espionne, même dans sa tombe, et qu'on a pas encore tout vu d'elle. Mais j'en ai trop dit.
Je te fais bien des bisous Keina, et un ENORME merci pour tes commentaires ! On croise les doigts pour Camille... T_T
Euh... avec un petit massage relaxant, la pilule passera-t-elle peut-être mieux ? *tentative de sourire décontracté*
Je sais que Michaël est très salaud d'avoir fait ça (ton expression "enfoncer son sourire dans l'oesophage" m'a fait hurler de rire xD), et que la mort de Camille (dont nous avons suivis en plus les dernières heures) s'est faite à la fois très longue (avant qu'elle soit poignardée) et aussi très brutale mais... j'étais obligée de passer par-là. T_T (Et tu vas me tuer, mais malgré ma peine, ça a été très facile de tuer Camille, j'ai bien vécu l'écriture).
Quant à ta dernière hypothèse sur Cam' et Joël vivants, Michaël en taule et les Espions devenus boulangers (j'ai bien rigolé encore)... Il vaut mieux l'écarter. ^^" Bon, je tombe de sommeil et je perds aussi toute crédibilité mais...
Je vais donc me coucher dans ma théière à barreaux et reprendre du service à l'hôpital pour terminer au plus vite le prochain chapitre (je n'ai pas très envie de subir le même sort que Camille...). Merci BEAUCOUP pour ton commentaire, ainsi que pour ton soutien régulier pour cette histoire qui me tient à coeur. Câââlins et bisoudoux.
Je la déteste d'être si intelligente, si pleine de ressources, si Camille... Elle est trop jeune pour ça. Pourquoi ce n'est pas une ado comme les autres ? Pourquoi ?
Je ne le sentais pas ce chapitre, je déteste la façon dont il se termine, surtout que maintenant je dois attendre la suite ! J'aurais dû patienter jusqu'à ce que l'épilogue soit publié, comme ça je serai pas à me ronger les sangs pour Camille. Mais elle ne peut pas mourir, elle ne peut pas... parce que l'amour triomphe toujours et qu'elle doit se marier et avoir plein d'enfants avec Joël, et non finir comme Juliette !
Le pire c'est de voir le chapitre défiler, de comprendre le plan de Camille au fur et à mesure avant d'assister à son exposition dans l'ultime scène. Futée la demoiselle, mais je la déteste d'avoir fait ça, de s'être sacrifiée de cette façon même si je me doute qu'il n'y avait pas forcément trente-six solutions, que la mort de son père ne l'a pas aidé, que Michaël l'a poussée à aller dans ce sens...
Elle sauve Joël, mais à quel prix ? Elle offre aussi un témoin à ceux qui veulent en finir avec les Espions... et elle y parvient en se servant d'une des faiblesses de Michaël, en utilisant sa superstition. Elle aurait fait une super espionne...
Mais pour le moment son avenir semble compromis. Celui de Joël ne s'annonce pas forcément meilleur, mais il a un sursis et quelques armes pour l'avenir... à lui d'en faire bonne usage. Il va devoir faire le tri dans ses sentiments, parce que ça fait quand même pas mal de choses à assimiler... mais il doit se montrer digne de Camille (sa future femme... y a intérêt ! )
Ce chapitre était intense, vraiment. Je sais pas si je deviens sensible avec l'âge, mais j'ai vraiment eu le coeur qui se serrait à la fin...
J'espère que la suite ne tardera pas...sinon vais mourir d'impatience !
Je suis vraiment désolée Aresya, T_T, Camille était jeune, c'est vrai, mais elle n'avait plus rien à perdre, tu sais... Et puis, comme tu dis, c'était un sacrifice hein... Pour Joël. *gros câlin* Le prix à payer pour ce sacrifice, c'est sa vie, son appartenance au groupe, la confiance de Michaël et Joël, qui je pense, ne sera pas forcément d'accord pour vouloir de Camille (si elle s'en sort) après le coup qu'elle lui a fait... >_< (Et donc là, adieu mariage, adieu enfants, adieu vie de famille... tu m'as fait sourire en disant ça, d'ailleurs).
Ce sera sans doute extrêmement difficile pour Joël d'oublier la trahison de Camille et les évènements qui se sont déroulés à la gare de Bobigny... Mais cela pourra l'aider à bien mûrir. :) Cela dit, comme il est témoin de beaucoup de choses, les Espions ne seront pas en paix tant qu'ils n'auront pas le certitude que Joël soit mort...
Cette nuit à la gare de Bobigny marque vraiment un grand tournant pour les Espions, mais je ne dis pas quoi... Ce sera pour le dernier chapitre. Il se trouve juste que le geste de Camille va bien au-delà de tout ce qu'ils auraient pu penser... :)
Je vais me grouiller pour écrire la suite très rapidemment ; je m'en veux pas mal de vous faire tourner en bourrique de la sorte... T_T"
En tout cas, merci énormément pour tes commentaires, Miss, ils m'ont fait très plaisir et j'ai beaucoup apprécié analyser Polichinelle avec toi. Le point de vue des lecteurs est toujours très intéressant et très instructif ! Bref. Encore MERCI de ton soutien et je te fais mille bisoudoux pour compenser la tristesse qui découle de ce chapitre. Mouwaaaak !