Comme lors de notre rencontre à Londres, l’inspecteur portait un costume pourpre. Boursouflé et éraflé à certains endroits, son visage était fatigué, cerné, les yeux injectés de sang. Il faisait peur à voir. La main droite bien serrée, je compris qu’il m’avait envoyé un coup de poing.
- Vous ? M’exclamai-je. Que faites-vous ici ? Et qu’est-ce qui vous a pris de me frapper ?!
- Vous l’avez bien mérité, après l’enfer que vous m’avez fait vivre ! J’ai tout perdu, à cause de vous !
Il faisait l’effort de parler français, mais sa voix colérique intensifiait son accent, et je dû m’évertuer à comprendre ce qu’il racontait.
- Mais de quoi parlez-vous ? M’écriai-je. Nous ne nous sommes vu que deux fois !
- Victoria Boleyn ! Rugit mon interlocuteur en s’avançant.
Je reculais sur les coudes, me traînant dans les parterres de fleurs. Je ne devais pas sous estimer l’inspecteur. Bien plus musclé que moi, la fatigue dont il faisait preuve le rendait plus à cran, et donc encore plus dangereux qu’il ne l’était en temps normal.
- Qu’y a-t-il encore, avec Victoria Boleyn ? Demandai-je. Elle se trouve derrière les barreaux !
- A cause de vous, mon supérieur a perdu tous ses contrats. Et comme il considère que la faute me revient, puisque je n’ai pas pu vous empêcher de fouiner, il veut me faire décapiter !
- Décapiter ? Balbutiai-je. Ses contrats ? Vous... vous travaillez pour Jehan Saint-Cyr ?
Red Sharp hocha lentement la tête, les poings toujours serrés.
- Comment connaissez-vous son nom ? Me questionna-t-il.
- Il se pourrait que le Duc Swerker Falk m’est engagé pour nuire à monsieur Saint-Cyr.
- Le duc ? Mais ils sont alliés !
- Plus maintenant, on dirait... Mais, dîtes-moi, vous travaillez également avec le Vicaire ? Car le Vicaire travaille pour Saint-Cyr, n’est-ce pas ?
- Je n’ai que rarement eu le plaisir de le rencontrer, sourit Sharp avec son air carnassier. Mais j’ignore tout de lui. Le Vicaire ne travaille que pour lui-même, il n’obéit à personne.
Ahuri, j’observai les pièces du puzzle se mettre en place. Victoria Boleyn, mariée à Swerker par le biais de St-Cyr. Puis Victoria matricide, Swerker trahi, et St-Cyr perdant ses contrats en Suède. Swerker voulant à son tour trahir St-Cyr... Et le comte De Guise alors, dans tout ça ?
Alors que j’étais en pleine réflexion, Red Sharp m’attrapa par le col de ma chemise et me força à me relever. J’essayais de me dégager, mais il était bien plus fort que moi. Je griffais la main qui me retenait prisonnier de sa poigne, lui arrachant un hoquet de douleur.
Il me balança un crochet dans l’estomac, qui me plia en deux. Je tombais à genoux, le souffle coupé.
- Abruti ! S’écria Sharp au dessus de moi. Et qu’est-ce que vous faites ici, hein ? Thomas n’est pas avec vous ? J’aurai bien voulu le cogner, lui aussi...
- Non, éructai-je. Je suis venu... arrêter le Vicaire...
- L’arrêter ? Vous savez où il est ? Ou à quoi il ressemble ?
- Non, répétai-je. Mais... pourquoi voulez-vous le trouver, vous ?
- Il est le seul qui puisse m’aider à ne pas finir décapité. M’sieur Saint-Cyr veut ma peau. Je dois trouver le Vicaire, pour qu’il m’aide à disparaître de la circulation.
Je levais la tête vers lui. Ses yeux brillaient toujours, mais je cru y déceler plus de peur que de colère. Il craignait pour sa vie, évidemment.
Lentement, pour ne pas qu’il se sente en danger, je me relevai en tendant les mains devant moi.
- Ecoutez, lui dis-je. Vous voulez trouver le Vicaire, et moi aussi. Voici ce que je vous propose. Unissons nos forces pour le débusquer.
- Et après ? Se moqua-t-il. Vous voulez l’arrêter, et moi j’ai besoin qu’il m’aide. Nos ambitions sont bien trop différentes pour que nous nous allions.
- Un problème à la fois. Pour le moment, nous devons le trouver. Après... eh bien, nous verrons cela après.
Une hésitation passa dans ses sombres pupilles. Puis, très lentement, comme s’il doutait encore, il hocha la tête. Peut-être allait-il me trahir, ça ne me surprendrait pas.
- Très bien, dit-il. Trouvons-le, et laissons l’après pour... après. Vous avez une idée de où il peut se trouver ? Ou au moins un de ses hommes ?
- J’ai une petite idée, mais je pense que-
Je ne pu finir ma phrase.
Un hurlement déchira le silence de la nuit. Nous nous figeâmes un instant, craignant d’avoir mal entendu. Puis le hurlement reprit, plus fort, plus strident. Sharp et moi-même courûmes à l’intérieur du manoir.
Nous montâmes les escaliers vers l’origine de ces cris.
Là, devant la porte où l’on gardait la Mésange, plusieurs officiers étaient agglutinés. Je jouais des coudes pour passer entre eux, et pénétrais dans la pièce, Sharp sur mes talons.
Une vision d’horreur s’offrit alors à moi : Anne Prillé gisait au milieu de la pièce, juste devant le présentoir où se tenait la Mésange d’Ambre. Ou plutôt là où elle aurait dû se tenir, car, à par une vitre brisée et un écrin vide, il ne restait plus rien.
Le visage d’Anne Prillé était enfoncé sur lui-même, masse de chaire informe et ensanglantée d’où pendaient les globes oculaires extraits de leur orbite.
*
Le légiste était formel : Anne Prillé avait été tuée à coups de poings, pas plus d’une demi-heure avant que le corps ne soit découvert. Ce qui veut dire que la pauvre femme était en train d’être sauvagement assassinée entre le moment où j’ordonnais à Thomas de repartir et le moment où je concluais un pacte temporaire avec Sharp.
Quand bien même elle avait été tué à coups de poings, l’assassin avait dû utiliser des gants bien fournis, car aucun des suspects n’avait présenté de traces de luttes sur les phalanges.
Heureusement, Viviane Dubois avait ordonné aux officiers de me laisser le libre loisir de mener cette enquête, demande facilitée par le fait que Sharp était un inspecteur, même si son pouvoir n’était pas censé dépasser les limites de l’Angleterre. Mais j’avais peut-être omis d’indiquer aux agents de police que Sharp n’était pas français...
Le corps avait été emmené, et le manoir bouclé.
Tous les suspects potentiels, c’est à dire l’équipe qui veillait sur la mésange, avaient été séparés, maintenus dans des pièces différentes et chacun surveillé par un officier de police. Aucun moyen de fuir le manoir sans se faire prendre.
Je m’étais exilé dans le salon avec Sharp, afin de réfléchir calmement à la situation. J’étais assis dans un fauteuil, me massant les tempes pour m’aider à y voir plus clair. Sharp, lui, faisait les cent pas en grommelant :
- D’après les premiers témoignages, c’est Laurent Lecomte qui a découvert le corps. Ne pouvant appeler à l’aide, il est parti chercher Killian Faure jusqu’à son bureau. Le temps qu’il lui fasse part de la situation, Jade Fleury et Calixte Argyre sont tombés à leur tour sur le corps. C’est mademoiselle Fleury que l’on a entendu hurler. Apparemment, Octave Leroy est arrivé un peu après Viviane Dubois. Lui était en train de consulter des dossiers tandis que la conservatrice discutait avec un agent de police. Ce dernier a confirmé les dires, ce qui nous permet d’écarter madame Dubois de tout soupçon. Il y a des policiers à chaque entrée, à quasiment chaque fenêtre. Personne n’a pu sortir ou entrer sans être vu. Le tueur est donc forcément encore à l’intérieur. Nous avons six suspects, mais l’un d’entre eux nous ment. A commencer par le vigile, Argyre. Pourquoi n’était-il pas à l’entrée de la porte, à surveiller la Mésange ?
- C’est ce que nous allons tâcher d’apprendre. En tout cas, le Vicaire ne craint nullement d’avoir placé un de ses hommes en plein cœur de ce manoir envahi de policiers. Il n’a peur de rien.
- Ou il possède un plan qu’il sait imparable... Nous devons débusquer sa taupe. Mais tout le monde a été fouillé, et le manoir aussi. Ils n’ont trouvés la Mésange nul part. Où a-t-on bien pu la cacher ?
- Je l’ignore...
Je me levais du fauteuil. Sharp me regarda avec un air mauvais.
- Il y a six suspects, dis-je. Nous devons en apprendre plus sur chacun d’entre eux, et démonter leur alibi si l’on sent le moindre soupçon. En les interrogeant de manière précise, ils finiront certainement par perdre leur moyen, et laisseront échapper une quelconque information. Nous devons d’abord parler à madame Dubois, elle est la mieux placée pour nous expliquer comment chacun est arrivé à travailler au service de la Mésange d’Ambre.