Chapitre 8 - Un monde nouveau

Annabelle trempa sa plume dans l'encrier puis reprit sa ligne d'écriture. La plume crissait sur le papier alors qu'Annabelle formait de belles lettres. Son précepteur serait content.

Elle frissonna. Il faisait un peu froid. Elle regarda autour d'elle. Elle était seule. Elle ferma les yeux et se concentra. Sa mère et sa nourrice étaient en bas. Annabelle se tourna vers la cheminée et claqua des doigts. Elle n'avait pas besoin de faire ce geste pour obtenir un résultat, mais cela lui plaisait d'agir de la sorte.

Le bois prit feu, enveloppant son dos d'une chaleur plaisante. Si sa mère avait vu le feu allumé dans sa chambre, Annabelle aurait eu droit à une sacrée remontrance. Elle portait en effet une robe plutôt fine. Sa mère lui aurait sûrement dit de se changer au lieu de gaspiller du bois mais la jeune fille s'en moquait. C'était plus simple d'allumer un feu. En plus, elle aimait voir et entendre le feu crépiter.

Annabelle reprit sa ligne d'écriture. Elle en avait tracées deux de plus lorsqu'elle entendit quelqu'un frapper à la porte de la maison, au rez-de-chaussée. Lia, la servante, alla ouvrir. De sa chambre, Annabelle entendit un homme demander madame Meriat. Annabelle se demanda qui pouvait bien vouloir parler à sa mère.

Lia proposa très poliment à l'homme d'attendre dehors puis partit chercher la maîtresse de maison. Annabelle entendit plusieurs personnes entrer. Lia ne le leur avait pas proposé, au contraire. Annabelle sentit ses intestins se nouer. Quelque chose n'allait pas. Elle posa sa plume, la nettoya, la sécha, la rangea puis se leva. Elle sortit de sa chambre sur la pointe des pieds.

En arrivant en haut de l'escalier, elle jeta un rapide et discret coup d'œil au rez-de-chaussée. La splendide porte d'entrée en bois était close. Six hommes foulaient avec calme le magnifique tapis rouge et or posé sur un antique parquet de qualité supérieure. Ils observaient la pièce avec attention. L'homme le plus en avant – leur chef, probablement – examinait l'endroit avec minutie. Ses yeux noisette s'arrêtaient sur chaque détail.

Les hommes étaient tous vêtus à peu près de la même manière : des habits de voyageurs. Les chausses étaient de très bonne facture. Ils portaient tous des protections sur leurs avant-bras et leur torse était protégé par une armure de cuir. Ils portaient des chapeaux de voyage que seul l'homme aux yeux noisette avait eu la bienséance d'ôter. De plus, ils étaient très bien armés : couteaux, haches, épées, arcs… la liste était longue. Jamais Annabelle n'avait vu autant d'armes en même temps. Ces hommes devaient être très riches… ou de très bons voleurs.

La porte menant au salon s'ouvrit, dévoilant madame Meriat qui sursauta en voyant que les six hommes étaient entrés. Elle foudroya sa servante des yeux. Lia s'excusa d'un regard. Madame Meriat examina rapidement les hommes puis se tourna vers le seul ayant daigné ôter sa coiffe.

- Bonjour, messieurs, dit madame Meriat d'une voix froide mais qui restait tout de même polie. En quoi puis-je vous être utile ?

- Bonjour, madame, répondit l'homme aux yeux noisette. Votre mari est-il présent ?

L'homme fixait intensément la maîtresse de maison. Madame Meriat se sentit un peu mal mais se reprit rapidement et répondit d'une voix ferme qui ne tremblait pas malgré la menace des six hommes lourdement armés qui avaient investi sa demeure.

- Monsieur le duc est parti en inspection. Il ne rentrera que ce soir, répondit madame Meriat.

- Vos enfants sont-ils ici ? interrogea l'homme.

Madame Meriat commença à être irritée par cet interrogatoire. Elle ne comptait pas se laisser impressionner.

- Excusez-moi, mais, je ne crois pas avoir saisi votre nom… siffla madame Meriat d'une voix froide.

- Meae rogationi responde, dit l'homme d'une voix calme et posée.

Annabelle sursauta. Elle sentit l'air tourbillonner. Elle avait la même sensation lorsqu'elle faisait des choses étranges et normalement impossibles, mais c'était la première fois que quelqu'un d'autre qu'elle arrivait au même résultat. Madame Meriat entendit l'homme prononcer des mots qu'elle n'avait pas compris et s'entendit répondre d'une voix qui n'était pas vraiment la sienne :

- Je n'ai qu'une fille. Elle étudie à l'étage.

Les hommes se tournèrent vers l'escalier. Annabelle se cacha juste à temps pour éviter d'être repérée. Madame Meriat ne comprenait pas pourquoi elle avait répondu à la question précédente. Sa respiration s'accéléra mais elle resta fière et droite devant la menace.

- Qui êtes-vous ? lâcha madame Meriat d'un ton froid et cassant.

Annabelle trembla rien qu'en entendant la voix de sa mère. En général, lorsqu'elle parlait ainsi, il ne valait mieux pas l'énerver davantage. L'homme, lui, ne sembla pas le moins du monde affecté. Il soupira puis annonça :

- Si cela peut vous faire plaisir. Je m'appelle Anthony Bree. Votre fille est-elle proche de devenir adulte ?

- Monsieur Bree, vous avez investi ma demeure d’une manière fort inconvenante. Je vais vous demander de sortir.

Anthony Bree conserva une attitude calme et stoïque. Certains de ses collègues semblèrent perdre patience. Ceux qui avaient le plus de mal à tenir en place avaient approché leurs mains de leurs armes et lançaient des regards assassins sur la noble.

- Madame Meriat, lança Bree d’un ton doux qui ne trompa personne. Jusque-là, j'ai été gentil. Ne m'obligez pas à changer de méthode.

Madame Meriat et Bree se dévisagèrent en silence. Les autres attendirent mais semblaient sur le point d'exploser. Celui juste à droite de Bree lui proposa un couteau. Bree ne le regarda même pas. Il se contenta de le refuser d'un geste de la main. Madame Meriat aperçut le mouvement et cela amena son regard sur la main droite de Bree.

En le voyant la première fois, elle avait remarqué qu'il portait des gants en cuir sombre et avait d'ailleurs trouvé cela impoli de sa part de les garder à l'intérieur. Maintenant, elle se rendait compte que le gant droit brillait davantage que le gant gauche. Elle le fixa un instant et constata qu'il n'était pas noir mais rouge vif.

Annabelle, de son côté, ne voyait rien de tout cela. Elle était repartie dans sa chambre pour aller chercher sa cape rouge qu'elle enfila. Lorsqu'elle revint, sa mère fixait toujours le gant de Bree en silence. Annabelle s'assit en haut de l'escalier mais sans se montrer, si bien qu'elle ne pouvait qu'entendre et non voir ce qui se passait en bas. Elle choisit de procéder de la sorte afin d'être certaine que personne ne pourrait la voir du rez-de-chaussée.

- Vous êtes un Morden ? demanda madame Meriat d'une voix soudain très polie.

Bree hocha la tête. Madame Meriat fondit devant lui. Elle se souvint l'avoir entendu prononcer des mots étranges avant qu'elle ne réponde à sa question sans l'avoir désiré. Ainsi, ce Morden connaissait le langage magique. Madame Meriat n'y connaissait pas grand-chose mais elle en savait suffisamment pour savoir qu'il pouvait la tuer d'un simple mot. Elle blêmit. Bree sourit puis désigna un à un ses camarades en annonçant :

- Jérémy Hanson, ensorceleur. Thomas Martial, magicien. Thibault Anfer, nécromancien. Vital Versatis, voyant et enfin Natis Teuss, druide.

Madame Meriat pâlit encore plus et sentit son estomac remuer de terreur. Annabelle, de son côté, blêmit. Elle ne les avait pas vus longtemps mais c'était une évidence : aucun de ces hommes n'arborait le symbole distinctif d'appartenance à son groupe magique. Tous vêtus en mercenaires normaux, il était impossible de connaître leur nature d'après leur apparence. Ceci aurait suffi à les rendre passibles de la peine de mort. Bree, lui, la méritait deux fois. D'abord parce qu'il ne portait pas la ceinture rouge vif désignant un Morden, mais en plus, il portait l'ancien gant Morden, totalement interdit depuis plusieurs années.

- Ma fille n’est pas encore adulte mais cela ne devrait plus tarder, dit madame Meriat, consciente qu'elle n'avait d'autre choix que de répondre.

- Comment s'appelle-t-elle ? demanda le Morden.

Madame Meriat commençait à avoir sérieusement peur pour son enfant. Ces hommes s'y intéressaient beaucoup.

- Elle se nomme Estelle, mentit madame Meriat.

- Dolor, dit Bree.

Madame Meriat tomba à genoux en hurlant. Son corps tout entier semblait n'être que douleur. Son cerveau lui donnait l'impression d'être transpercé par mille aiguilles, ses membres de lui être arrachés et broyés, ses organes intérieurs d'être en feu, sa peau d'être aspergée d'acide.

Annabelle, de son côté, gémit mais se reprit, terrifiée par le fait d'être repérée par les hommes. Elle mordit sa cape pour s'empêcher de hurler. Son corps se mit à trembler nerveusement. Bree laissa agir son sort un long moment avant de murmurer :

- Sortis finis.

Madame Meriat, en larmes, couverte de sueur, tremblante et à genoux aux pieds du Morden, avait beaucoup de mal à s'empêcher de vomir. Lia, la servante, était collée contre le mur, terrorisée.

- Comment s'appelle votre fille ? répéta Bree d'une voix très calme.

- Annabelle… Elle s'appelle Annabelle, bredouilla madame Meriat.

Madame Meriat voulut se relever mais le Morden effleura sa nuque de son gant, la forçant à rester prostrée à ses pieds.

- Lui arrive-t-il d'être à l'origine d'évènements… inhabituels ? continua le Morden.

Annabelle sursauta. Sa mère ignorait que c'était le cas. En fait, Annabelle aurait préféré que personne ne le sache mais Lia l'avait surprise en train de faire voler un livre. La servante était toutefois la seule personne de la maison à le savoir. La vieille femme n'avait jamais trahi ce secret.

- Je… Je ne sais pas, hésita Mme Meriat. Je n'ai jamais rien vu de tel.

Anthony ne montra pas la moindre surprise mais se tut un instant. Puis, il se retourna vers son compagnon ensorceleur. Jérémy Hanson annonça :

- Elle dit la vérité.

- Nous sommes-nous trompés ? demanda le nécromancien.

- Je ne crois pas, dit Hanson.

Bree lui lança un regard interrogateur auquel l'ensorceleur répondit par un mouvement du menton : il désigna la servante. Lia se mit à trembler de tout son corps lorsque le Morden posa sur elle ses magnifiques yeux noisette.

- Comment t'appelles-tu ? demanda le Morden à la servante.

- Lia, bafouilla la vieille femme.

- As-tu été témoin d'évènements étranges dont Annabelle serait à l'origine ? interrogea Bree.

Lia baissa les yeux et ne répondit rien.

- Dolor, lança Bree.

Madame Meriat se mit à hurler. Lia, servante depuis longtemps dans la demeure des Meriat, avait été la nourrice de Constance Meriat avant d'être celle d'Annabelle. Entendre Constance hurler à mort était une véritable torture pour la vieille femme.

- Sortis finis, dit Bree.

Madame Meriat était en larmes. Elle gémissait misérablement. Bree attendit mais comme rien ne venait, il répéta :

- Dolor.

À nouveau, les cris de la maîtresse de maison emplirent l'air. Annabelle en avait les larmes aux yeux. Elle n'avait jamais entendu sa mère hurler de la sorte. Cela lui déchirait le cœur.

- Sortis finis.

Mme Meriat parvint enfin à respirer normalement. Elle souffrait maintenant même sans être sous l'effet direct du sort. Lia ne cessa pour autant pas de se murer dans son silence.

- Dolor.

Le Morden ne semblait pas prêt de s'arrêter. Les six hommes affichaient une certaine impatience et le magicien un plaisir non feint. À le voir, on avait la sensation qu'il désirait que la servante se taise encore afin de pouvoir continuer à torturer la pauvre madame Meriat.

Le Morden n'affichait aucune émotion. Il attendait, patiemment, que la servante se décide à parler. Il aurait pu lancer un sort mais il aurait été obligé d'en lancer une certaine quantité et il préférait aller au plus simple et au plus rapide. En soumettant les deux femmes, il était certain d'avoir toutes les réponses qu'il désirait.

- Sortis finis.

La mère d'Annabelle sentit son esprit lui échapper. La douleur lui pénétrait le cerveau sans lui laisser la moindre chance. Ses sanglots finirent par vaincre les dernières résistances de la servante.

- J'ai déjà vu mademoiselle Annabelle faire voler un livre jusque dans sa main, admit Lia.

Bree en fut étonné. Que cette fillette ait pu faire voler un objet, soit, mais qu'il arrive dans sa main dénotait une certaine maîtrise de ses pouvoirs. Il n'aurait pas cru qu'elle en fut capable.

- Quand l'avez-vous surprise à faire cela ? demanda Bree.

Il attendait une réponse dans les alentours de "Il y a quelques jours" mais Lia répondit :

- Elle était petite. Elle savait déjà lire et écrire, je pense. Je ne me rappelle plus exactement.

Bree faillit s'étrangler. C'était impossible ! Comment cette enfant aurait-elle pu apprendre seule à se servir de ses pouvoirs ? Bree se tourna vers Hanson. L'ensorceleur hocha la tête, signe que lui aussi pensait que la servante ne mentait pas. Madame Meriat n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'avait jamais remarqué la moindre chose anormale autour de sa fille. Comme si Bree avait lu dans ses pensées, il demanda :

- Comment sa mère peut-elle l'ignorer ?

- Mademoiselle Annabelle n'est pas idiote. Elle a vite compris qu’elle avait un don pour la magie. Si cela s’était su, elle aurait dû rejoindre le groupe auquel elle appartient, quel qu’il soit, et ainsi quitter sa famille. Elle ne l’a jamais désiré alors elle a toujours fait en sorte de le cacher. Elle était très contrariée que je la surprenne. Elle m'a fait promettre de ne rien dire et depuis, elle redouble d'attention, répondit Lia d'une voix faible et dépitée.

La vieille nourrice s'en voulait beaucoup pour son parjure. Avoir ainsi trahi la fillette la dégoûtait. Elle ne put toutefois pas s'étendre longtemps sur ce fait car Bree lança :

- Mortuus.

Annabelle ne vit pas les deux femmes tomber mais elle sentit les deux brèches s'ouvrir dans la magie, lui permettant d'emmagasiner de l'énergie. Elle avait déjà ressenti cela et c'était toujours lorsqu'une personne perdait la vie non loin d'elle. « Mortuus », pensa-t-elle, « ça doit être le mot de mort en langue magique ».

Elle sentit les larmes lui monter en pensant à sa mère et à sa nourrice mais elle se refusa de fondre en sanglots. Elle ne devait pas craquer. Elle devait encore trouver comment échapper à ces hommes qui n'allaient pas tarder à venir la cueillir.

- On y va, dit Bree. Nous n'avons que trop perdu de temps.

Lorsqu’Annabelle entendit la première marche de l'escalier menant à l'étage de sa chambre grincer, elle lança ses pouvoirs sur sa cape. Elle devint inexistante pour n'importe quels yeux humains. Bree s'immobilisa en plein milieu de l'escalier et annonça :

- Elle vient d'utiliser la magie noire. Soyez sur vos gardes ! Qui sait ce qu'elle sait faire…

- Elle était censée ne rien savoir faire, se plaignit Anfer.

- Peut-être avons-nous mal jugé les capacités de cette enfant, maugréa Bree en reprenant la montée de l'escalier.

Pendant longtemps, Annabelle avait à la fois redouté et espéré que quelqu’un viendrait la voir à propos de ses pouvoirs. Peut-être l’archimage lui-même serait-il venu lui proposer de rejoindre la caste la plus haute de la société ! Personne n’était venu sauf eux et voilà qu’elle apprenait qu’elle était une Morden, une simple Morden, comme des milliers d’autres. Elle avait bien fait de cacher sa nature. Elle ne voulait pas quitter sa famille pour ça. Sa famille, se répéta Annabelle avant de se souvenir que sa mère gisait morte dans l’entrée. Il ne faisait aucun doute que ces hommes n'avaient aucune bonne intention à son égard.

Les six hommes arrivèrent dans le couloir en face de l'escalier. Annabelle se blottit contre le mur. Elle était invisible mais pas immatérielle… ni insonore. C'était pourquoi elle lutta pour ne pas claquer des dents ou gémir de terreur. Ces hommes venaient de tuer sa mère et sa nourrice et maintenant, ils en avaient après elle.

Quatre d'entre eux passèrent devant elle et ouvrirent la première porte avec une extrême précaution. Deux autres, le nécromancien et le magicien, étaient restés en haut de l'escalier, bloquant l'accès des marches.

- Pas de piège, annonça Hanson avant de rajouter : Cette pièce est vide.

Les hommes se déplacèrent vers la seconde porte. Martial et Anfer s'avancèrent un peu dans le couloir. Annabelle pouvait maintenant passer, mais tout juste. La jeune femme retint son souffle et se glissa en douceur derrière les deux hommes.

Elle commença à descendre mais s'immobilisa quatre marches avant la fin. Au-delà, chaque marche craquait. Annabelle avait suffisamment fait les frais des fines oreilles de sa nourrice pour le savoir. Elle ne savait que faire. Martial et Anfer étaient trop proches. Nul doute qu'ils l'entendraient. Elle regarda autour d'elle, quelque peu perdue. Elle entendit Hanson sortir de la seconde pièce et annoncer :

- Celle-ci aussi est vide.

- Un instant, dit Bree. Elle a utilisé la magie noire. Serait-il possible qu'elle soit capable de… ? Invisibilis visibilem fiat.

Annabelle se rendit compte que sa cape ne la dissimulait plus. Toutefois, aucun homme n'était tourné vers elle. Tous la cherchaient en haut. Elle était paralysée de terreur.

- Hanson, cherche-la dans la magie ! ordonna Bree. Et les autres, ouvrez grand les yeux !

Annabelle relança son pouvoir sur sa cape qui la rendit à nouveau invisible. Toutefois, la brèche dans la magie interpella Bree.

- Derrière vous ! s'exclama le Morden à Martial et Anfer. Dans l'escalier !

Annabelle descendit les dernières marches. Désormais, le bruit importait peu. Elle arriva dans l'entrée et vit sa mère et sa nourrice étendues sur le sol. La vision la choqua. Un instant, elle fut incapable de bouger.

Elle sentit un grand déchirement dans la magie puis vit le cadavre de sa mère se relever. Les bras tendus vers elle, elle semblait l'appeler par delà la mort. Annabelle tremblait, le visage recouvert de larmes alors que les six hommes descendaient au rez-de-chaussée.

- Invisibilis visibilem fiat, répéta Bree dès qu'il fut en bas.

Annabelle était visible. Elle sentit le regard avide des six hommes peser sur elle. Sans réellement comprendre ce qu'elle faisait, elle tenta de prendre le contrôle du cadavre de sa mère mais Anfer gagna le duel. Elle sentit un esprit frôler le sien. Elle se protégea. Hanson jura. Annabelle sentit une main se resserrer sur son bras gauche. Terrorisée et sans vraiment comprendre ce qu’elle faisait, elle redonna vie à sa vieille nourrice.

Lia se releva et fondit sur les six hommes. Annabelle sentit l'esprit étranger cesser de forcer le sien. Elle lança ses pouvoirs sur le bras qui la maintenait. Elle entendit un cri mais ne s'en préoccupa pas. Elle courut vers la porte, l'ouvrit et sortit.

Une fois dehors, elle relança ses pouvoirs sur sa cape. À nouveau invisible, elle bondit de l'autre côté de la rue. Le soir tombait et les rues étaient presque vides. Les six hommes la suivirent dehors.

- Invisibilis visibilem fiat, s'écria Bree.

Rien ne se produisit.

- À quelle distance agit ton sort ? demanda Hanson.

- Pas très loin, je le crains, lui apprit Bree. Quelques pas, tout au plus…

Hanson jura. Il chercha dans la magie mais comme d'habitude, un grand flou lui répondit.

- Ne peux-tu pas la contrôler ? demanda Bree.

- Pour qui me prends-tu ? J'ai essayé, qu'est-ce que tu crois ! Seulement, elle se protège ! s'exclama Hanson.

- Comment cela est-il possible ? Nul magicien ne peut résister à un ensorceleur ! cracha Martial.

- Elle se contrôle elle-même, expliqua Hanson. Elle lance ses pouvoirs d'ensorceleuse sur son propre esprit de magicienne. C'est très intelligent. Pour la contrôler, je dois me battre contre elle. Or, cela prend un peu de temps d'autant qu'elle n'a pas l'air mauvaise dans cet art. De toute façon, il faut que je sache où elle se trouve…

Les six hommes regardèrent autour d'eux. Un chien se mit à aboyer de l'autre côté de la rue. Hanson n'attendit pas. Il lança une propulsion d'air dans cette direction. Ils entendirent un cri suivi d'un bruit de chute. Annabelle avait été touchée.

Les hommes s'approchèrent, cherchant à tâtons. Annabelle se releva avec difficulté. Elle ne parvenait presque plus à respirer. J'ai probablement une côte cassée, pensa-t-elle. Elle utilisa sa magie pour se guérir. Teuss s'en rendit compte ce qui lui permit de la localiser aussi clairement que s'il l'avait vue.

Annabelle avait enfin repris son souffle lorsqu'elle fut attrapée par Teuss. Il la serra contre lui en souriant gaiement. Annabelle tenta de se défaire mais rien n'y fit. À nouveau, elle ne sut trop ce qu'elle faisait. Elle lança ses pouvoirs sur le magicien, Martial. Ses yeux devinrent vitreux et Teuss hurla de douleur en la lâchant. Anfer tenta d'attraper Annabelle mais Martial l'en empêcha.

- Martial ? Mais enfin, que ? s'exclama Anfer avant de se rendre compte que son ami n'était pas lui-même. Hanson ! Elle contrôle Martial ! Elle ne peut pas le contrôler lui et elle en même temps !

- Je ne sais pas où elle est ! répliqua Hanson. Je ne peux rien faire !

Martial les dévisageait. Les cinq autres hommes cessèrent les recherches. Ils ne voulaient pas faire de mal à leur ami et se doutaient qu'Annabelle n'hésiterait pas à le sacrifier. Annabelle s'éloigna en courant. Lorsqu'elle fut trop loin, elle perdit le contrôle sur Martial.

- Salope ! s'exclama le magicien en reprenant ses esprits. Elle va me le payer. Je vous le jure. Elle ne va pas s'en tirer aussi facilement. Cette putain a osé m'ensorceler. Elle va le regretter.

- Mais merde ! s'exclama Versatis. Comment une gamine peut-elle échapper ainsi à six êtres magiques confirmés ! Le roi ne va pas être content !

- Il demande où ça en est, confirma Hanson.

- Fais-lui un résumé complet et ne mens pas, dit Martial.

Hanson le regarda comme s'il venait de l'insulter.

- Évidemment que je ne vais pas lui mentir ! cracha l'ensorceleur. Pour qui me prends-tu ? Je sais reconnaître mes fautes et en assumer les conséquences, comme nous tous ! Maintenant, fermez-la, je me concentre pour lui répondre.

Hanson ferma les yeux et plongea dans la magie. Son visage était parfois marqué de soubresauts discrets qui disparaissaient rapidement. Il finit par rouvrir les yeux.

- Il n'est pas content, comme on pouvait s'y attendre. Il ne nous en tient toutefois pas rigueur. Après tout, il nous avait assuré qu'elle ne serait pas en mesure d'utiliser la magie. Il en a été très surpris et va faire des recherches. En attendant, nous devons continuer à la chercher.

- Ah oui ? Comment ? À moins qu'elle utilise la magie, elle est impossible à repérer, s'écria Anfer. Je vous rappelle que toutes nos tentatives de recherche directe se sont retrouvées vaines. Sommes-nous censés chercher au hasard ?

- Non. Sa Majesté demande à Versatis d'utiliser la voyance pour la trouver, leur apprit Hanson. Nous avons à notre disposition une foultitude d'objets ayant appartenu à Annabelle. De quoi faire venir des visions ou aider les cartes à nous dévoiler sa localisation.

Versatis hocha la tête. Ça n'allait pas être évident et ça pourrait prendre un certain temps.

- D'accord, pourquoi pas, admit Teuss. Et lorsqu'on l'aura retrouvée, on fera quoi ? Parce que je ne voudrais pas être pessimiste, mais on vient de se prendre une raclée contre cette môme. Alors, à moins d'avoir une meilleure stratégie, je ne vois pas à quoi la retrouver pourrait nous servir.

- Nous y réfléchirons, dit Bree. De toute façon, Versatis ne va pas la trouver demain, d'autant qu'elle va bouger beaucoup, ce qui ne va pas nous aider.

- Excusez-moi, intervint Martial, mais cette gamine n'a-t-elle pas tous les pouvoirs réunis en elle ? En ce cas, elle est aussi voyante. Si ça se trouve, elle saura qu'on arrive avant même de nous voir !

- Elle ne savait pas que nous venions aujourd'hui, fit remarquer Versatis, sans quoi elle serait partie. Peut-être ne contrôle-t-elle pas encore ce pouvoir. Ça serait la seule bonne nouvelle de la journée…

Les hommes hochèrent la tête. La jeune femme avait fait preuve d'une capacité extraordinaire.

- Comment croyez-vous qu'elle parvenait à être invisible ? demanda Anfer.

- Je pencherais pour sa cape rouge, répondit Hanson. C'était sûrement un objet magique.

- Et où aurait-elle trouvé un tel objet ? s'exclama Teuss. C'est de la haute magie, ça, non ?

- Elle est ensorceleuse, maugréa Martial. Elle a pu se la créer.

- Donc, résumons : elle a créé une cape, ensorcelé notre ami Martial et s'est contrôlée elle-même pour se protéger des autres ensorceleurs. Donc, on peut dire qu'elle maîtrise très bien ses pouvoirs d'ensorceleuse, commença Teuss. Lorsque je lui ai pris le bras dans la maison, elle m'a envoyé une décharge de douleur. Pour ça, elle a utilisé la magie blanche pour autre chose qu'un ensorcellement.

Hanson jura. La fillette était sacrément douée.

- Ensuite, continua Teuss, elle peut utiliser cette cape. Donc, elle sait utiliser ses pouvoirs de sorcière… Morden quoi. Puis, elle a ressuscité un mort, donc, la nécromancie n'a aucun secret pour elle. Enfin, elle s'est guérie en utilisant la magie druidique. Pour quelqu'un qui ne devait rien savoir faire, elle est sacrément douée.

- Trouver un moyen de l'atteindre ne va pas être évident… comprit Versatis.

- Personnellement, je ne vois qu'un moyen, dit Bree.

Les autres lui lancèrent des regards interrogateurs.

- Nous ne devons pas nous battre sur la magie mais sur le physique. Elle est seule, c'est une femme et elle est jeune. Nous ne devons jamais cesser de la poursuivre. Elle ne pourra pas tenir éternellement. La traque ne doit pas cesser une seule seconde. Versatis, au travail, au plus vite. Nous ne devons pas lui laisser le moindre moment de répit. Enfin… elle n'est pas bête, cette fille. Elle a de bonnes idées. Martial, si tu veux nous accompagner, il va falloir que tu acceptes que Hanson te contrôle à n'importe quel moment afin d'éviter qu'elle ne le fasse.

Martial fit la moue puis hocha la tête. Les six hommes retournèrent dans la maison, enjambèrent les corps désartibulés de madame Meriat et de Lia et montèrent à l'étage. Dans la chambre de la jeune fille, ils récupèrent un maximum d'objets personnels puis sortirent non sans avoir mis la maison sens dessus dessous et pris tous les objets de valeur. Ainsi, cela passerait pour un vol banal. Enfin, ils partirent sous une couverture invisible lancée par Martial. Ils rejoignirent l'endroit en dehors de la ville où ils avaient laissé leurs chevaux et Versatis commença les recherches.

 

############################

 

Abigaël se pencha sur le jeune garçon qui écrivait.

- C'est bien, Julian, très bien, le félicita-t-elle.

- Merci, madame, répondit Julian en souriant.

- Comprends-tu ce que tu écris ? demanda Abigaël.

Le jeune homme hocha la tête.

- Tu veux sortir jouer ? interrogea Abigaël en magia verborum.

Le garçon sourit et répondit :

- J'adorerais ça, madame, mais je n'ai pas fini mon travail.

Sa magia verborum était parfaite.

- Que feras-tu après avoir fini ce travail ? insista Abigaël.

- J'irai me recueillir afin de me rapprocher de nos dieux, puis j'irai jouer, répondit le garçon.

- C'est très bien, Julian. Je te laisse finir.

- Bonne journée, madame, finit le garçon.

Abigaël lui sourit puis sortit. Elmarion était dehors. Il montrait à Pierre, leur second élève, comment utiliser un arc. Le garçon était réticent. Il n'arrêtait pas de répéter qu'il était Morden et non archer mais Elmarion insistait. Le garçon finit par faire ce qui lui était demandé sans cesser toutefois de ronchonner.

- Ça avance, mon amour ? demanda Abigaël d'une voix douce en caressant le bras d'Elmarion.

- Il est insupportable ! s'exclama Elmarion. Il ne fait rien de ce que je lui demande. Il n'a de cesse de remettre en cause mes ordres, de me tenir tête et enfin, passe tout son temps libre à me réclamer de lui apprendre enfin comment lancer un sort. Tu n'as pas à supporter cela, toi !

- Non, en effet, étant donné que je ne sais pas lancer un sort. Je me contente de leur apprendre la langue magique. Le reste est de ton ressort. C'est un enfant, mon amour, normal qu'il soit impatient.

Elmarion hocha la tête. Il regarda Pierre qui lâchait sa première flèche avant de se tourner vers sa femme et de chuchoter :

- Je ne m’y fais décidément pas.

Abigaël haussa les épaules. Elle savait très bien de quoi son époux parlait. Après avoir raconté leur histoire à Ewin Craig, les deux amants durent recommencer devant le grand maître Morden, puis devant des groupes entiers de Mordens. Une conséquence, imprévue du couple, fit jour : la naissance d’une nouvelle religion. En apprenant l’existence des dragons noirs et leur implication dans la naissance des Mordens, tous les habitants de la forteresse se mirent à vénérer les puissantes créatures ailées. De fait, Elmarion et Abigaël furent nommés prophètes et on venait régulièrement leur demander des conseils, ce qui énervait prodigieusement Elmarion.

- C’est une bonne chose, assura Abigaël. Cette religion permet aux Mordens de gagner en humilité.

Abigaël ne termina pas sa phrase car la fin était connue d’Elmarion. L’humilité, la seule chose permettant à un Morden utilisant la magia verborum de ne pas devenir fou.

- Pierre et Julian ont été élevés dans cette religion. Ils seront d’excellents sorciers, continua Abigaël.

- Julian est bien parti mais Pierre est trop arrogant.

- C’est un enfant, rappela Abigaël. Laisse-le grandir en paix.

Elmarion hocha la tête. Abigaël avait raison. D'ailleurs, elle avait toujours raison. Elmarion sourit et embrassa sa femme.

 

############################

 

Taïmy discutait avec Pauline. Elle amenait un nouveau bébé Ar'shyia. C'était la première fois que la magicienne débutante amenait un enfant. La forteresse était en ébullition. L'arrivée d'un nouveau résident était toujours synonyme d'une grande fête et les autres enfants Ar'shyia le savaient bien. Taïmy prit l'enfant et le bénit. Le bébé gazouilla de bonheur. La bénédiction consistait en l'apposition du gant du grand magicien sur le front de l'enfant. L'apaisement, le calme et le bien-être qui en résultaient pour l'enfant étaient suffisants pour lui rendre le sourire quel que fut son état après douze jours de chevauchée.

- Alors, comme ça, tu es allée jusqu'au canyon de l’Est ? demanda Taïmy.

- Cet enfant était au dernier village avant le canyon, répondit Pauline.

- Tu as fait vite pour rentrer, remarqua Taïmy.

Pauline hocha la tête. Taïmy la félicita. Pauline sourit puis partit manger un morceau à la cuisine. Une nourrice vint prendre l'enfant : il avait besoin d'un bon bain. Yohan regarda son magicien puis dit :

- Un de plus. Il était temps. Liam ne devrait plus tarder à se séparer. Armand et Estelle grandissent bien. Nous redoutions tous qu’aucun autre Ar’shyia ne se montre. Un seul en dix ans, cela fait peu.

- La Perle nous a fait cadeau d'un nouvel enfant. Je l'en remercie, répondit Taïmy d’un ton humble.

Depuis la renaissance de la Perle, Taïmy était devenu un croyant plus qu'invétéré. Cela faisait souvent sourire Yohan. Il était évident que Yohan, en temps qu’ensorceleur, vénérait la Perle mais pas à ce point. Yohan ne pensait pas que la Perle fut à l’origine de l’existence de cet Ar’shyia. Ce don arrivait de manière totalement aléatoire. La perle n’avait fait que lancer la probabilité des milliers d’années auparavant.

- Dommage qu’on ne puisse pas profiter des centaines d’Ar’shyia adultes, dit Yohan.

Taïmy soupira. Cette conversation, il l’avait eue des milliers de fois avec son assistant et il commençait à se lasser sérieusement.

- On ne peut pas prendre le risque de former un adulte. Regarde ce qui est arrivé à Elna ! N’ayant pas été en contact jeune avec la magie, elle n’a jamais réussi à se séparer et a dû être déchirée. Cela la conduite à être une magicienne de faible puissance et surtout, d’être malheureuse toute sa vie, au point de se suicider en nous laissant une montagne de problèmes à régler.

- Tu exagères, répliqua Yohan. D’abord, Elna ne s’est pas suicidée à cause de sa séparation douloureuse mais à cause de la lutte entre Djumbé et Helman pour contrôler ses pouvoirs. Ensuite, elle t’a laissé une citadelle bien organisée.

- J’ai juste dû me rendre dans les montagnes des Thorens, envoyer deux personnes dans le temps et rencontrer des dragons. Tu as raison, aucun problème, la routine.

- Tu as volontairement changé de sujet, fit remarquer Yohan. Ce n’est pas parce qu’Elna n’a pas pu se séparer que les autres Ar’shyia adultes n’y parviendront pas. Elle était seule et ignorante. Eux auront des magiciens confirmés pour leur montrer la voie. Je crois que…

- Je sais ce que tu crois, le coupa Taïmy maintenant en colère, et ton avis m’indiffère, tu le sais. J’aimerais que tu me laisses. J’ai du travail.

Yohan recula et sortit de la pièce sans rien ajouter. Il savait que c’était totalement inutile. Quand l’archimage avait décidé de ne plus parler, on ne pouvait plus rien tirer de lui.

Yohan secoua la tête. À l’heure actuelle, la terre des mages ne comptait que quatre magiciens : Taïmy, l’archimage qui n’écoutait personne et gouvernait en fonction de ses humeurs. Julia, la femme de Yohan, douce et intelligente, mais trop timide pour oser contrarier son aîné. Depuis son mariage avec Yohan, elle avait été forcée de rester à la forteresse, ce dernier ne pouvant quitter son magicien. Elle avait donc remplacé Amel, le troisième magicien, dans son rôle de formateur des Ar’shyia, tandis que lui-même partait sur les routes à la rencontre du peuple. Enfin, Pauline, la dernière à s’être séparée, allait et venait, découvrant le monde avec bonheur. Elle avait demandé à rechercher des Ar’shyia. Sa mission venait d’être couronnée de succès.

- Tu t’es encore disputé avec Taïmy ? demanda Julia en arrivant auprès de Yohan. Ne dis pas non, tu fais toujours cette tête-là quand c’est le cas.

- Quelle tête ? répondit Yohan durement. Excuse-moi, continua-t-il avec douceur, je ne devrais pas rabattre ma colère sur toi. Tu n’y es pour rien.

Le couple s’éloigna et discuta en parcourant les couloirs de la citadelle.

- Toujours les Ar’shyia ? supposa Julia et son époux hocha la tête.

- Il y en a déjà si peu, chuchota Yohan. Quel dommage… Et puis, je trouve ça tellement triste pour eux. Imagine ! S’ils apprenaient qu’ils ont ce pouvoir à portée de main mais qu’on le leur interdit par crainte qu’ils le vivent mal. On devrait leur donner le choix. De plus, j’ai peur pour eux.

- Peur ? répéta Julia.

- Oui, peur que la tragédie d’Anaïs et Helman ne se reproduise.

Cela, Yohan ne l’avait jamais dit à sa femme.

- Comment ça ? demanda Julia.

- Et si un ensorceleur venait à prendre un de ces Ar’shyia pour en faire sa marionnette.

- Pourquoi le ferait-il ? répliqua Julia. Aujourd’hui, les ensorceleurs trouvent la source de leur pouvoir dans l’air ! Quel besoin auraient-ils de prendre celui d’un petit Ar’shyia ?

- Helman ne s’est pas contenté de prendre sa magie à Elna, il l'a aussi violée, uniquement parce qu’elle lui plaisait et qu’il avait la possibilité de le faire.

- Depuis l’arrivée de la magie de la Perle dans l’air, les ensorceleurs sont redevenus humains.

- On peut être humains et sadiques, humains et mauvais. Être humain n’a jamais empêché personne de commettre un vol, un meurtre ou un viol.

- Tu as fait partie de ceux qui étaient le plus en faveur de la libération des ensorceleurs. Tu as fait en sorte que la loi de restriction les concernant soit levée. Tu as dû te battre des semaines entières contre Taïmy pour cela et aujourd’hui, tu le regrettes ?

- Non ! Non, s’écria Yohan. Les ensorceleurs n’ont pas à devoir rester enfermés sous prétexte que l’un d’eux peut-être fera un acte maléfique. Si c’était le cas, tous les êtres humains du monde devraient être enfermés. Cela ne m’empêche pas d’avoir peur pour ces dizaines d’Ar’shyia sans défense. D’autant qu’il suffirait de les faire venir ici et de les former pour que…

- Pour que quoi ? le coupa Julia. J’ai beau être une magicienne confirmée, je suis sans défense contre toi. Tu peux me contrôler quand bon te semble et je n’y pourrai strictement rien.

Yohan jeta un regard horrifié vers sa femme.

- Je te fais confiance, assura Julia. Je sais bien que tu ne me feras jamais de mal. Je te dis juste que formés ou pas, les magiciens ne peuvent rien contre les ensorceleurs.

- J’ai toujours su que tu étais de l’avis de Taïmy à propos de mon peuple, et que tu n’as jamais voulu le dire ouvertement. Je comprends que ça soit difficile pour toi d’être entre ton mari et ton archimage.

- Je suis sûrement égoïste mais je crains pour ma vie, pour ma liberté, pour mon libre arbitre et pour celui de tous les magiciens et Ar’shyia. Avant l’arrivée de la magie de la Perle dans l’air, notre société vivait sur des bases simples mais fonctionnelles : les magiciens gouvernaient et en cas de problème, les ensorceleurs étaient les seuls remparts entre ces mêmes magiciens, et le peuple. Leur champ d’action était limité par leur faible accès au pouvoir, uniquement à travers un magicien. Un simple assistant suffisait à assurer une bonne protection à un mage. Aujourd’hui, tout cela est révolu. Si les ensorceleurs venaient et demandaient à prendre le pouvoir, nul ne pourrait les en empêcher.

- Ce serait si mal ? interrogea Yohan.

- Quoi ? s’exclama Julia, qui pensa avoir mal compris.

- N’importe quel ensorceleur ferait un meilleur travail que Taïmy, annonça Yohan.

- Si je ne te connaissais pas aussi bien, je dirais que tu veux faire un coup d’état, fit remarquer Julia en ouvrant de grands yeux.

- Tu sais bien que je ne désire pas le pouvoir. Commander ce pays ? Non, très peu pour moi. Je laisse ça à d’autres.

- Pourtant, tu te permets de juger le travail de Taïmy. Il commet des erreurs, je l’admets, mais il essaye. Il se tue à la tâche. Il ne s’arrête jamais.

- Il travaille trop, ne délègue rien, ne dort pas assez et commet de plus en plus d’erreurs. Il refuse de parler avec les ambassadeurs, annonçant qu’il a trop de travail. Les derniers émissaires Thorens ont été renvoyés chez eux sans avoir vu l’archimage. Les chacals du désert sont venus proposer un accord commercial mais Taïmy n’a jamais pris la peine de le lire. Une délégation venue du nord n’a même pas eu le droit de passer le pont sur le Berryl si bien que nous ne saurons jamais ce qu’elle venait nous dire.

- J’ignorais tout cela, assura Julia. Je vais demander à Taïmy de me confier la partie diplomatie.

- Il refusera, claironna Yohan. Il te trouvera des raisons. Peut-être même remettra-t-il en cause tes capacités pour t’en dissuader. Il veut tout contrôler mais c’est impossible. Gouverner, c’est aussi être capable de dire « Je ne sais pas » et « J’ai besoin qu’on m’aide ». Taïmy est beaucoup trop orgueilleux, prétentieux et hautain pour ça. Les Thorens nous tournent le dos. Tu te rends compte ! Pour la première fois de notre histoire, nous avions réussi à créer un lien avec eux et Taïmy est en train de le détruire. Tout va mal, Julia. Alors oui, j’ai peur, peur pour l’avenir, pas seulement celui des Ar’shyia ou des magiciens, celui de tout le monde, de notre pays, de notre peuple. J’ignore où tout cela va nous mener mais ça ne sent pas bon. Le pire est que j’ignore quoi faire, j’ignore comment procéder. Je me sens… inutile.

Julia ne sut que répondre. Jamais son époux ne s’était ainsi ouvert à elle et ses craintes rejaillirent sur elle.

- Je vais essayer de lui parler, dit Julia. Moi, il m’écoute. Nous avons toujours eu un lien particulier.

Yohan ne dit rien. Julia s’éloigna en silence. Yohan partit pour la salle d’armes. Il avait besoin de se défouler pour laisser sortir toute sa tension. Il était trempé de sueur quand sa femme revint. Yohan vit sur le visage de sa femme que la rencontre s’était très mal passée.

- Tu dois aller le voir, dit Julia.

- Il me réclame ? s’étonna Yohan.

- Non, mais je t’en supplie, fais-le changer d’avis.

Yohan vit le visage de sa femme se couvrir de larmes.

- Quelle décision affreuse vient de prendre l’archimage ? interrogea Yohan.

- Cela fait des mois que lui aussi craint pour les Ar’shyia. M’entendre le dire a précipité la mise en place de l’idée qu’il avait dans la tête.

- Qu’a-t-il fait ?

- Il a convoqué Abigaël de Kartos, annonça gravement Julia.

- Je ne comprends pas, dit Yohan.

- Elle a le pouvoir de rejeter la magie de la Perle. Si elle projette ses pouvoirs sur un magicien ou un Ar’shyia, celui-ci perd instantanément l’usage de ses pouvoirs pour devenir un humain comme les autres.

Yohan sentit son sang se glacer. Ainsi, Taïmy avait décidé, seul, de priver des milliers de gens d’un don fantastique. Yohan lâcha sa femme et se précipita dans le bureau du magicien. En chemin, il élabora son discours.

- Comment oses-tu blasphémer de la sorte ? s’écria Yohan en entrant dans l’office de Taïmy sans frapper.

- Je vois que Julia n’a pas tardé à te mettre au courant, accusa Taïmy.

- Tu dis toi-même que la Perle offre ce don aux gens et tu décides de le leur ôter ?

- Premièrement : tu ne crois pas à cette théorie alors ne viens pas me faire une leçon de théologie. Deuxièmement : le peuple de notre déesse a été anéanti parce que nous existons. Je pense que la magie sera ravie de savoir que nous avons débarrassé ce monde de plusieurs dizaines de petits blasphèmes. Troisièmement : tu vois une autre solution ?

Yohan comprit que Taïmy y avait beaucoup plus réfléchi que lui. L’ensorceleur se retrouva muet. D’un geste, l’archimage le congédia et Yohan ne parvint pas à élaborer la moindre réponse cohérente.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Honey41
Posté le 10/10/2023
Taïmy à l'air de prendre de mauvaises décisions, je me demande ce que ça va lui coûter ? la vie ? la torture ? ou la destruction de la magie ? que va devenir anabelle ?
Nathalie
Posté le 10/10/2023
Taïmy est dans une situation difficile. Il fait ce qu'il peut. Quelles vont être les conséquences ?
Vous lisez