Amaya chuta. La neige glacée l’accueillit, acérée. Le cheval ne s’occupa plus d’elle. Libéré, il s’évanouit dans le blizzard. La jeune femme gémit et tenta de se relever. Mais une contraction violente la jeta à terre. Son cri se perdit dans le ciel cotonneux. Les larmes gelaient sur ses joues.
Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Comment avait-elle pu quitter le village malgré les signes d’un accouchement imminent ?
Elle s’agrippa à tronc, l’écorce griffa ses doigts gourds. Elle avait atteint la forêt, Asha n’était plus très loin. Elle allait la rejoindre. Elle y arriverait.
Elle fit un pas, s’enfonçant dans la neige jusqu’au genoux. De nouveau, une contraction. Elle s’effondra.
Elle ne parvint pas à se relever.
Un mot, comme un râle, s’envola dans la tourmente pour jouer avec les flocons.
— Asha…
*
Le sentier était jonché d’épines. Les ronciers formaient un mur qui l’enserrait étroitement. Asha ne put le suivre sans s’écorcher les bras et les jambes. Elle se mordit la lèvre face à la douleur acide et se résolut à pénétrer toujours plus loin dans l’obscurité.
La canopée dense ne laissait pas voir le ciel vide. Aucun animal ne chantait dans la nuit. Seuls les ronces chuintaient de temps en temps.
Le chemin était long, silencieux et agressif.
Asha faillit abandonner et partir en courant. Elle crut ne jamais pouvoir arriver à destination.
Mais elle finit par apercevoir un espace un peu plus large, un semblant de clairière. Là, un monticule d’épines se dressait. Loin d’êtres immobile, le végétal s’enroulait sur lui-même comme un serpent.
La jeune femme ne trouva pas d’autre sentier. Elle déglutit et fit un pas en avant.
— C’est toi, l’Autre ?
Les épines sifflèrent, se rétractèrent.
— Je suis Asha. Je suis venue te parler. Je viens d’apprendre ton existence et… je voudrais te connaître.
Le buisson acéré grinça. Ses filaments se glissèrent les uns contre les autres. Ils révélèrent peu à peu une forme humaine. Puis, la silhouette se mua en bras en jambes lacérées, et en un visage dur.
— Bon… bonjour… tenta la visiteuse.
— Je ne suis pas l’Autre, je suis Ronce. Pars.
La voix ressemblait à la sienne, mais en plus grave. Asha se rendit compte que la chevelure de cette identité était en fait le buisson de ronces. Son œil droit, jaune vif, la transperçait d’une haine brûlante, dans que son œil gauche inexistant s’ouvrait sur une orbite vide et insondable. Elle se mit à trembler.
— Mais… j’ai besoin de toi pour regagner mon… notre corps…
— Je ne veux pas t’aider.
— Pourquoi ?
Ronce plissa son iris cerclé de noir. Portée par sa chevelure crissantes, elle se projeta brusquement jusqu’à Asha qui faillit tomber à la renverse.
— Je te hais.
L’intéressée sentit les larmes chatouiller ses yeux.
— Je… Je ne t’ai rien fait…
— Rien ? Tu es sûre de ça ?
Elle recula tout aussi violemment qu'elle s’était approchée.
— Comme quand tu t’es jetée vers le danger ? Quand tu as pardonné à celui qui nous a tués, à celle qui nous a violés ?
— Je…
— Quand tu t’es isolée pour mettre au monde un monstre de sang-mêlé ?
— Ne parle pas comme ça d’Eryn !
Ronce eut un rictus.
— Cette enfant nous a empêchés de retrouver la tribu, nous a exposés à plusieurs menaces. Tu ne penses pas à celle qui est morte pendant l’accouchement ?
— Celle… ?
— Tu ne t’en souviens pas, bien sûr.
— Tu… te rappelles des anciennes vies… ?
Une pointe de mélancolie para le visage anguleux de la jeune femme.
— Cinq personnes ont disparu…
Elle retrouva son air hargneux.
— Et c’est uniquement de ta faute !
Asha secoua la tête au milieu d'un torrent de larmes.
— Je… Je n’ai pas fait exprès… Je ne savais pas…
— Et tu crois que c’est une excuse ?!
Ronce s’approcha encore, effleurant son interlocutrice de son souffle ferreux.
— Pars.
L’intruse fit un pas en arrière, ne parvenant pas à soutenir son regard. Son esprit lui hurlait de courir loin de cette rage amère. Mais un cri lointain la retint. Elle sursauta et tendit l’oreille, mais le hurlement se délita. Elle sentait la détresse de quelqu’un. Quelqu’un qu’elle aimait. Elle serra les poings.
— Non. Tu vas venir avec moi, et nous allons reconquérir le Sanctuaire.
Sa voix était encore chevrotante, mais elle réussit à lui insuffler un peu de force. Ronce la dévisagea longuement.
— Je te hais, répéta-t-elle. J’aurais voulu que ce soit toi qui meurs.
— Eh bien ce n’était pas moi.
Elle prit une inspiration rêche.
— Je… je te promets de tout faire pour empêcher d’autres vies de disparaître.
— Et tu promets de te tenir loin de tous ceux qui nous ont fait du mal ?
— Non… Lohan est mon…
— Tu me dégoûtes.
Ronce recula.
— Pars.
— Mais…
— Nous nous sommes reconnectées au Sanctuaire. Tu as ce que tu veux, laisse-moi tranquille.
Asha hésita, se demandant si elle mentait. Mais la prunelle corrosive de l’identité criait certes la haine, mais aussi l’honnêteté. La visiteuse hocha la tête et fit demi-tour.
Elle sortit du sentier empli d’ombres, repassa par le tunnel et la forêt calcinée. Elle courut malgré son souffle court, dévalant la pente sans prendre garde à son équilibre. Elle ne s’effondra cependant pas.
Mosha et Plume l’attendaient à côté du ruisseau. Elles souriaient.
Asha, sans un mot, leur prit la main. En face, le gouffre avait disparu. Une petite clairière sereine les attendaient. Un chêne trapu la surplombait, accompagné en son centre par une fleur bleue. Quatre chats luisaient dans l’obscurité. Ils semblèrent les saluer d'un mouvement de tête. Hautes dans le ciel brillaient quatre étoiles. L’une d’elle était faible.
— Je dois y aller, dit Asha.
Les deux autres opinèrent.
Bientôt, le Sanctuaire s’évanouit, laissant place au monde tangible.
Asha ouvrit les yeux. À côté d’elle, une forme eut un sursaut. C’était Clervie. L’herboriste se mit à pleurer.
— Tu es réveillée… souffla-t-elle.
Eryn, qui dormait dans ses bras, s’agita. Lorsqu’elle vit sa mère se redresser, elle lui bondit dessus.
— Mâ !
La jeune femme étreignit sa fille.
— J’ai dormi longtemps ? demanda-t-elle.
Clervie hocha la tête en essuyant ses larmes.
— Plusieurs jours. J’ai cru que tu n’allais jamais te réveiller. Tu est tombée d’un coup, tu respirais à peine… Je ne comprenais pas, tu n'avais aucune blessure et…
— Merci d’avoir veillé sur moi, et sur Eryn.
La guérisseuse opina, incapable de parler.
— Désolée, murmura Asha à la petite blottie dans ses bras.
Malgré l’envie persistante qu’elle avait de la serrer contre elle, elle s’en dégagea. Eryn grimaça, se débattit.
— Amaya va mal, déclara sa mère. Je sens sa présence, et sa détresse. Je vais aller la chercher.
Elle confia l’enfant à Clervie et s’habilla rapidement. Ses jambes semblaient molles, le monde se mit à tourner. Elle dut cependant s’appuyer contre le mur de la maison.
— Repose-toi ! la pressa la Porteuse. Tu viens de sortir d’un coma.
— Je me suis régénérée, ça ira.
Elle tenta maladroitement de cacher son mal. Les vertiges la poursuivaient, mais ils étaient bien moins pressants que la faiblesse d’Amaya. Asha sortit sans écouter les conseils de sa mère.
Le blizzard l’accueillit, sifflant, acéré. Elle n’eut pas besoin d’appeler, une masse pâle fonça sur elle en hennissant. Flaé faillit la faire tomber.
— Oui, moi aussi je suis contente de te revoir. J’ai besoin de toi, s’il te plaît.
Il comprit l’urgence et présenta son dos. Elle monta à crue, il se lança aussitôt au grand galop. La forêt enneigée se mit à défiler, informe et livide. Le cheval avait du mal à progresser dans la poudreuse. Asha se blottit contre son enclume et l’encouragea en silence. Le froid était incisif, toujours plus vif et pénétrant. Elle ne sentit vite plus ses doigts ni son nez. Elle se mit à frissonner. Mais elle ne céda pas aux éléments.
Après une longue chevauchée, elle finit par atteindre son but. Un amas de neige tapi sous un tronc d’arbre. Un gémissement émergea, perçant la tourmente. La Sylvienne bondit au sol pour dégager Amaya de l’étreinte funèbre. Cette dernière, à la fois pâle et rouge, se contenta de grimacer. Asha détacha son manteau pour l’en envelopper.
— Il va falloir monter sur le dos du cheval. Est-ce que tu t'en sens capable ?
La prêtresse hocha vaguement la tête. Elle se mit soudain à hurler. Son amie pâlit en voyant du sang à moitié gelé marbrer son manteau.
— Allez, il faut faire vite !
Flaé s’agenouilla pour lui faciliter la tâche. Elle n’eut pas le temps de le féliciter. Elle dut se cambrer pour permettre à la villageoise de se jucher sur son dos.
— Relève-toi !
Il obéit, non sans difficulté. Il parvint tant bien que mal à se mettre sur ses pattes tremblantes. Asha rejoignit Amaya, elle n’eut pas à se faire prier pour que sa monture prenne immédiatement le chemin du retour.
Si l’aller avait été long, le retour fut interminable.
La prêtresse hurlait et manquait de tomber à chaque contraction. Son amie, qui la maintenait difficilement à cheval, n’entendait presque plus que ses dents qui claquaient violemment. Elle était prise d’une fièvre brusque, glacial, qui la pénétrait jusqu’aux os, rongeant au passage sa peau, ses muscles, ses organes. Le froid était si froid qu'il en devenait brûlant.
Clervie attendait devant la maison, déjà affolée.
— Aide-moi à la redescendre ! lui cria sa fille.
Amaya, incapable de s’accrocher, se laissa tomber dans les bras de la guérisseuse, manquait de l’écraser. Asha réussit cependant à la retenir un peu. Elles la traînèrent à l’intérieur, laissant une large trace de sang dans la neige. Flaé, lui, disparut sitôt sa charge évaporée. Il devait se presser vers un abri.
Une fois le lourd rideau de peau renforcé de nattes refermé, une chaleur timide caressa les trois femmes. Mais la villageoise n’en profita pas longtemps. Les contractions reprirent, plus fortes, plus douloureuses. Ses compagnes l’installèrent sur le dos, n’ayant pas la force de la tenir accroupie.
— Elle est gelée, je ne sais pas si elle tiendra le choc ! s’inquiéta Clervie.
— C’est normal qu'elle saigne autant ?! paniqua Asha.
Avant que l’herboriste n’ait le temps de répondre, Amaya laissa tomber sa tête en arrière.
— Reste avec nous ! Eh, regarde moi ! s’écria la Porteuse.
Les deux femmes affolées ne virent pas Eryn s’approcher doucement. La petite posa les mains sur le bras de la jeune femme mal en point.
— Qu’est-ce que… commença Asha.
Amaya eut un gémissement, puis un sursaut. Ses joues reprirent des couleurs. Clervie effleura sa peau, les yeux écarquillés.
— Elle est chaude, constata-t-elle.
Son regard médusé de porta sur Eryn.
— Merci, souffla Asha en étreignant sa fille.
Mais très vite un hurlement jaillit. L’accouchement se poursuivait. Eryn recula en pleurant.
— Elle a rompu une artère ! s’exclama Clervie. Plis ton manteau et appuie-le là !
La Sylvienne s’exécuta, ne prenant pas le temps de chasser la neige de sa veste de peau.
— Où en est le bébé ? s’inquiéta-t-elle.
— Là, on commence à voir sa tête, essuie vite le sang !
Tout en disant ça, Clervie alla chercher de l’eau dans une jarre. Elle nettoya activement le périnée de la villageoise.
— Courage, la tête est presque sortie !
Un cri presque inarticulé lui répondit. Asha qui s’occupait tant bien que mal de l’hémorragie, dégagea une main qui vint saisir celle d’Amaya. Cette dernière lui broya les doigts.
— Allez, encore un effort ! l’encouragea la guérisseuse.
Un long hurlement qui semblait arracher la gorge. La Sylvienne vit un paquet rouge et violacée émerger brusquement. Clervie n’attendit pas et s’en saisit, sectionnant le cordon avec sa serpe de cueillage.
— Bravo, il est sorti !
Le bébé toussota, avant de se mettre à vagir. Amaya releva faiblement la tête, les larmes se mêlaient déjà au rire sur son visage bleuâtre. Elle tendit des bras tremblants. Mais l’herboriste ne lui donna pas son enfant. Au lieu de ça, elle jeta un regard sombre à Asha. La jeune femme posa le sien le nourrisson et eut un frisson. Sa jambe droite était tordue et atrophiée, les doigts de la main du même côté étaient fusionnés entre eux.
— Donnez… le…
Clervie se mordit les lèvres, mais finit par tendre l’enfant. La nouvelle mère ne remarqua rien, le regard vague. Elle le posa sur sa poitrine en souriant.
— Il faut le nourrir, osa Asha.
— C’est… c’est vrai…
Elle dégagea les habits de son amie pour que le bébé puisse accéder à son sein. Amaya grimaça quand il attaqua son téton.
— Fille ou… souffla-t-elle.
— C’est un garçon.
— Ah…
Elle voulut dire quelque chose, mais n’en eut pas le temps, sa tête bascula en arrière. Elle s’affaissa, flasque. Ses deux compagnes bondirent sur elle.
— Qu’est-ce qu’il lui arrive ?!
Le nourrisson reprit ses vagissements, Eryn ses pleurs.
— Elle s’est évanouie, tempéra Clervie malgré sa voix fébrile. Il faut qu'elle se repose.
Sa fille poussa un soupir rêche, puis hocha la tête.
— Je vais nourrir l’enfant.
— Je la nettoie et la mets à l’aise.
En voyant un autre qu’elle téter le sein de sa mère, Eryn accourut et voulut bousculer son cadet.
— Non, tu attends, la gronda sa mère.
Elle lui jeta un regard noir, mais ne se remit pas à pleurer. Le nouveau-né s’endormit avant même de fermer la bouche, son visage se barbouilla de lait. Asha l’essuya avec tendresse.
— Tu sais quand elle la se réveiller ? demanda-t-elle à sa mère qui récupérait le délivré.
— Non. Il se peut qu’elle se ne réveille pas.
— Ne… ne dis pas ça…
— C’est une possibilité, je dois t'en avertir. Ce n’est juste pas la plus probable.
Clervie pointa ses yeux durs vers le bébé.
— Il faudrait…
— Non.
Asha planta ses prunelles implacables dans les siennes.
— Je me fiche de la tradition, ajouta-t-elle froidement, et de ce que tu penses. Cet enfant vivra, même s’il est difforme.
L’herboriste se pinça les lèvres.
— Comme tu veux.
Amaya remua, attirant tous les regards vers elle. Mais elle ne reprit pas conscience. Son amie s’approcha et déposa son fils endormi à côté d’elle. Leur visage paisible se ressemblait. Elle caressa tendrement leur joue.
*
De la douceur, de la dureté. De la douleur, de la gaieté. Amaya ressentait tout cela à la fois.
Lorsqu’elle s’éveilla, pâteuse, la première chose qu’elle vit fut un nourrisson qui sommeillait près d’elle. Elle se remit à pleurer.
Des froissements de tissu attirèrent son regard. Asha s’approchait, une Eryn endormie dans les bras. Le soulagement baignait ses traits doux.
— Merci… murmura la prêtresse, tu m’as sauvée…
L’autre hocha la tête, un sourire presque larmoyant étirant ses lèvres. Néanmoins, un soupçon de doute dans ses prunelles aviva une flamme inquiète dans le cœur d’Amaya.
— Il y a… un problème… ?
— Ton fils…
Asha fit un signe de menton vers le bébé. La poitrine de la nouvellement mère se serra. Elle saisit délicatement le nouveau-né qui remua à peine. Sa jambe droite difforme s’agita un peu. Les larmes coulaient abondamment sur le visage de la villageoise.
— Dis-moi… c’est normal que je le trouve si beau ?
La fée eut un instant d’hésitation.
— Je vois bien sa déformation, reprit son amie. Mais je ne peux pas le trouver plus parfait.
Asha sourit.
— Je crois que c’est normal.
Amaya berça doucement son enfant.
— J’ai eu tellement peur pour toi…
— Comment tu vas l’appeler ?
La prêtresse déposa un baiser sur son front.
— Pazo. Ça veut dire « paix » en dialecte côtier.
La fée demeura un instant muette. Puis, elle se glissa jusqu’à Amaya pour poser sa tête sur son épaule. Cette dernière fit de même.
Les deux femmes fermèrent les yeux.
*
Un groupe de singes galopa au-dessus d’eux, leur projetant une nuée de feuilles. Transportée sur un brancard de bois, Keira pouvait voir leur ballet énergique et vertigineux. Elle aurait pu s’émerveiller de leur grâce et de leur aisance. Elle aurait peut-être dû. Au lieu de ça, elle attendit, raide, une pause dans leur périple pour se redresser.
— Je voudrais faire quelques pas, lança-t-elle à Rhun. Tu m’aides ?
Le Rauraque hocha la tête malgré ses traits tirés. Il passa son bras sous le sien pour la soutenir tandis qu’elle se levait difficilement.
— C’est trop tôt pour ça, protesta Ealys.
— Ça va, répondit sèchement sa sœur.
La faiblesse de son corps gangrenait son esprit. Elle était devenue dépendante des autres, elle avait besoin d’aide pour tout. Se nourrir, ou même faire ses besoins seule lui étaient interdit. Elle était la dernière alitée parmi les blessés. Elle ne supporterait pas ça longtemps.
— Doucement, tempéra Rhun alors qu’elle tentait quelques pas.
Elle ne répondit pas, concentrée. Ses muscles la lançaient, ses blessures pire encore. Mais elle ignorait leur signaux de détresse. Seule comptait la distance qu’elle parvint à parcourir.
— Ça suffit, insista sa sœur. Rhun, rassieds-la.
Keira grogna mais ne protesta pas, cette fois. La Rauraque l’aida à se réinstaller. Ses gestes emprunts de prévenance l’agaçaient autant qu’ils la touchaient. Il venait de perdre son père mais, comme Oèn un an auparavant, continuait de s’occuper d’elle. Oèn…
Elle sentit à peine les larmes dévaler ses joues. Leur caresse était devenue si familière.
— Keira…
Elle se blottit dans les bras de son compagnon, sans un mot.
— Si j’avais été…
Sa vix sifflante l’irrita tant qu’elle interrompit sa phrase. Ealys l’avait prévenue, pourtant. Elle ne reparlerait plus jamais comme avant.
— Il n’y a pas de si, la contredit le rouquin. On aurait tous aimé que ça se passe autrement. Mais c’est pas possible. On doit l’accepter.
Malgré ses paroles, un sanglot lui échappa. Calybrid vint prendre le relais.
— Vous êtes courageux, tous les deux, leur souffla-t-elle. Laissez faire les larmes et le temps.
Ses lèvres portaient un sourire tendre et encourageant. Elle dégageait une force que Keira ne pourrait égaler. Le seule pouvoir qu’elle possédait, elle, c’était celui de tuer. Et c’est bien ce qu’elle comptait faire.
La traversée de la jungle fut longue et laborieuse. Keira dormit, la plupart du temps. Elle voulait éviter l’ennui lancinant et mélancolique qui accompagnait son transport. Rien n’était pire que de n’avoir rien à faire. Elle enviait ceux qui la portaient, au moins pouvaient-ils s’oublier dans l’effort.
Lorsqu’elle huma le parfum iodé d’une mer, son cœur accéléra un peu sa cadence. Elle ne sut pas si c’était de joie de franchir une étape de son voyage, ou de peur de quitter la terre où Oèn reposait. Comme à l’aller, les villageois du petit port de pêcheurs où le bateau s’amarrait les dévisagèrent. Leur air étonné et curieux l’énerva. Elle eut envie de leur crier de s’éloigner. Elle se retint tant bien que mal.
Elle sentit bientôt le sol devenir malléable. La bateau l’accueillit en grinçant, et avec lui vint la nausée. Dérisoire face à la douleur de ses blessures, elle n’en demeurait pas moins terrible. L’ennui se mêla à elle dans un imbroglio répugnant et douloureux.
Elle demanda à Rhun de l’installer près du bastingage pour qu’elle puisse observer la mer, à défaut de se passer le temps. Elle vit la Terre morte. Ce nom lui allait si bien. Téta s’éloigna d’eux, s’assombrit, s’affina, jusqu’à disparaître à l’horizon. Keira sentit les larmes venir à ce moment. Mais rien n’émergea de ses yeux rougis. Elle se sentait comme ce paysage.
Vide.
*
Bachir avait transcrit tout ce qu’il pouvait. Leur mission était achevée.
Le Pilier révèlerait bientôt tous ses secrets.
Lohan aurait dû être soulagé et enthousiaste. Heureux.
Mais il pensait à Asha, aux Sylviens. Avec le savoir de l’Ancien Temps en mains, Adhara n’avait jamais représenté une aussi grande menace pour eux.
L’expédition rangea prestement les tentes et toutes les installations. Ils furent prêts à partir en quelques heures.
— Vous allez bien ? s’enquit Sethy alors qu’ils quittaient l’ombre pesante du Pilier.
— Oui, répondit simplement Lohan.
Juno lui avait enlevé quelques bandages, mettant au jour l’expression torturée de son visage. Il regrettait presque de ne pouvoir plus se cacher derrière ses pansements.
— Nous allons enfin nous mettre en route pour la Cité des ombres, commenta Azad, ce n’est pas trop tôt.
— Elle est aussi incroyable qu’on le dit ? demanda Sethy.
— Encore plus ! s’égaya Fiona.
Lohan n’apporta pas plus de précisions au jeune prince.
Il n’avait pas envie de retourner à la Cité.
Pour se distraire de ses noires pensées, le Porteur se concentra sur ses ombres. Tapies au creux de sa cape, il les avait avancées en avant de lui pour percevoir les inégalités du chemin boueux. Il décida de les étendre plus encore. Pour ne pas reproduire l’erreur qu’il avait commise avec Sethy, il les modela en longs filaments sans doute difficiles à percevoir dans la pénombre de la jungle. Dès que les fils d’ombres rejoignaient celles d’autre chose, Lohan pouvait en détailler tous les contours. Ils frissonna d’excitation. Il put compter lui-même les seize membres survivants de l’expédition.
— Continuez à me tenir, le prévint Sethy qui lui tendait son bras, vous risquez de tomber.
— Merci.
Pourquoi ne lui disait-il pas la découverte qu’il venait de faire ? Il ne le savait pas lui-même, peut-être redoutait-il qu’on le craigne. Ses ombres qui serpentaient discrètement aux pieds de la troupe étant les mêmes qui avaient tué Kaïs et Neyl.
Le sol humide de la jungle engloutissait les sandales de Sethy presque jusqu’à la cheville. Pourtant, le jeune prince maintenait son bras à un niveau constant pour l’aider. Lohan sentit une bouffée douce le prendre, une de celles qui ne lui venaient que récemment. Une envie d’étreinte impromptue. Il n’y céda pas, mais caressa le sommet du crâne du Hêk.
— Qu’est-ce que vous avez ? s’étonna ce dernier.
— Merci de me tenir la main.
— De rien !
Sa voix était gaie, entrainante. Lohan aurait aimé avoir cet entrain.