- Essaye avec un autre professeur, lui proposa Julie lorsque Marlène fit part de son malaise à ses amies. Tu sais, parfois, ils ont des approches différentes. Ça ne te coûte rien d'essayer.
Marlène haussa les épaules. Pourquoi pas, après tout. Elle n’avait rien à perdre.
Le lundi 15 septembre, elle se retrouva devant la salle de monsieur Benaleb, un grand black chauve vêtu d’un costume bleu. La salle de classe était complète mais le professeur lui fit un signe d’invitation. Marlène alla chercher un tapis dans la réserve et s’installa en silence, ses gestes alourdis par la lassitude.
Après avoir vérifié les méditations des élèves avancés, monsieur Benaleb vint s’asseoir devant elle, posant sur Marlène un regard calme et bienveillant.
- Raconte-moi, dit-il.
Marlène inspira mais ses mots débordèrent comme un torrent incontrôlé :
- Je veux passer la bulle, lâcha-t-elle, la gorge serrée, au bord des larmes. Mais elle ne veut pas. L'exploser au couteau serait simple, mais maître Beaumont m'a dit que ça n'était pas une solution envisageable. Je suis tellement frustrée ! Je la hais ! Je veux qu'elle disparaisse !
Les dernières syllabes tremblaient sous le poids de ses émotions. Monsieur Benaleb croisa les mains devant lui, ses traits empreints d’une gravité apaisante.
- Marlène, la bulle représente tes peurs, tes angoisses. C’est une couverture chaude au milieu d’un hiver rigoureux. Mais… regarde autour de toi. On est en plein été. Si je t’enlève brutalement cette couverture alors que tu crois encore être en hiver, ton esprit s’effondrera. Il luttera désespérément pour se réchauffer, même s’il fait déjà 30°.
Il fit une pause, s’assurant qu’elle l’écoutait.
- Ce n’est pas une ennemie. Elle ne te veut pas de mal. Si tu la déchires ou la détruis, ton esprit ne s’en remettra pas. Ceux qui choisissent cette voie se retrouvent piégés. Certains atteignent à peine une deuxième bulle avant de renoncer. Ils stagnent. Tu ne veux pas ça, n’est-ce pas ?
Marlène secoua la tête, mais son désespoir restait palpable.
- Alors quoi ? Je dois simplement l’accepter ? La remercier d’exister ? Ça fait une semaine que j’essaie ! J’y passe mes journées ! Elle ne bouge pas d’un centimètre !
Sa voix monta, chargée d’une colère qu’elle ne parvenait plus à contenir. Des larmes perlèrent à ses yeux, et sa respiration se fit haletante.
Monsieur Benaleb s’approcha et la prit dans ses bras, comme un père rassurant un enfant effrayé. Les autres élèves, concentrés sur leurs propres méditations, ne réagirent pas.
- Je suis nulle, murmura Marlène, la tête enfouie dans son épaule. Je suis complètement nulle. Je ne mérite pas votre aide, ni celle de l’école.
- Tu te trompes, lui répondit-il, sa voix grave résonnant comme un ancrage. Ce que tu manques, ce n’est pas de talent. C’est de confiance. On ne naît pas exceptionnel, Marlène. On le devient. Tu as ce pouvoir en toi. Crois en toi. Détends-toi. Médite.
Il s’écarta pour la regarder dans les yeux, son expression empreinte d’une sincérité désarmante.
- Je ne peux pas passer cette bulle pour toi. C’est un chemin que toi seule peux emprunter. Mais je t’en prie, Marlène… pas de couteau.
Elle hocha la tête, essuya ses joues humides et inspira. Réajustant sa position, elle ferma les yeux et se laissa glisser dans la méditation.
Lorsqu'elle apparut dans l'espace bleu qui lui tenait lieu de réserve personnelle, elle se crispa à la vue de la bulle.
Je n'ai pas besoin de toi, je n'ai pas besoin de toi, je n'ai pas besoin de toi, je n'ai pas besoin de toi… Tu m'emmerdes, disparaît ! J'en ai marre de toi, dégage !
Les injonctions défilaient dans son esprit, s’accélérant à chaque pensée.
Assez ! Tire-toi ! Bulle, va-t-en, je le veux ! J'en ai assez, je n'en peux plus, explose, va-t-en, transforme-toi en fumée ou n'importe quoi mais ne sois plus là.
Rien. La bulle restait là, immuable, oppressante.
- La bulle n'existe pas, entendit-elle la voix grave de monsieur Benaleb lui souffler. Si tu lui parles, c'est qu'elle existe. Or, elle n'existe pas. En tout cas, toi, tu ne veux pas qu'elle existe. Et comme c'est toi qui l'a créée, si tu ne veux pas qu'elle existe, c'est qu'elle n'existe pas. Elle n'est pas là.
Marlène serra les poings, son irritation grandissante. Plus facile à dire qu'à faire. Bon, alors, tu n'existes pas.
- Tu lui parles toujours, Marlène ! la rabroua monsieur Benaled.
D'accord, d'accord. La bulle n'est pas là. Il n'y a pas de bulle puisque je n'en ai pas besoin. Il n'y a aucun danger au-delà de la bulle.
- Au-delà de quoi ?
De la bulle, rétorqua Marlène, agacée.
- Au-delà de quoi ? répéta monsieur Benaled.
Marlène s’arrêta net, saisie par une illumination soudaine. S’il n’y a pas de bulle, alors il n’y a pas d’au-delà.
Elle ferma les yeux, une certitude naissant au creux de son esprit. Il n’y a aucun danger. Je suis dans mon propre esprit. Je ne me veux pas de mal. Tout va bien.
Une sérénité inattendue envahit son corps. Sa respiration ralentit, se fit profonde et apaisée. Elle se sentait protégée, enveloppée par une sensation de sécurité qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps.
Dans son esprit, elle ferma les yeux. Elle ne pensait plus à la bulle mais à l'espace autour d'elle. Elle faisait abstraction de la bulle. Elle n'existait plus. Elle leva la main pour toucher l'espace vide de magie plus loin et sa main y plongea. Marlène ouvrit les yeux. La bulle était toujours là mais elle était immatérielle. Ce n'était plus qu'une sphère de lumière blanche douce.
Marlène créa de la magie et celle-ci s'étendit dans le vide au-delà de la barrière de lumière. Dès que son aura de magie grandit, Marlène grandit en même temps qu'elle, si bien que la représentation de son corps dans son moi intérieur traversait maintenant la bulle de lumière. Marlène était aux anges. Elle continua à créer de la magie. Monsieur Benaled lui avait dit qu'il y aurait une autre bulle, plus loin, et elle comptait bien l'atteindre et la traverser, elle aussi.
- Marlène ? Tu veux bien rejoindre le monde réel, s'il te plaît ?
La voix de monsieur Benaleb était ferme, mais elle l’ignora, absorbée par sa découverte.
- Marlène ! Sors ! ordonna monsieur Benaled d'une voix très autoritaire.
Marlène grogna mais obéit à contrecœur.
- Pourquoi avez-vous… ?
Elle s’interrompit, pliée en deux par une douleur vive qui irradiait tout son corps, son estomac en feu.
- Un problème ? s'exclama un élève en sortant de méditation.
- Une jeune élève qui ne sait pas quand arrêter de créer de l'énergie, expliqua monsieur Benaleb d’un ton mesuré. Marc, tu veux bien l’accompagner au réfectoire ? Et veille à ce qu’elle mange suffisamment. Parle-lui en français, s’il te plaît.
- Aucun problème, monsieur, répondit Marc en se levant.
Il prit Marlène dans ses bras et la porta jusqu'au réfectoire. Là, il força Marlène à manger. Bientôt, il n'eut plus besoin de la forcer car Marlène mangeait, encore et encore. Viande, légume, fruit, poissons, sucre, graisses, protéines, tout y passa. Elle finit par avoir mal aux mâchoires mais elle continua tout de même. Enfin, elle fut rassasiée et elle se sentit bien. Elle remarqua à ce moment-là la présence d'un élève, un "grand", devant elle. Il lui souriait.
- Ça va mieux ?
Marlène hocha la tête. Marc avait un accent italien à couper au couteau mais son français était plutôt bon.
- Fais attention avec ça, continua-t-il. On peut en mourir, tu sais.
- Je ne savais pas, avoua Marlène, son visage rougissant de confusion. Je ferai plus attention.
Marc acquiesça et lança :
- On retourne en cours ? Il reste encore un peu de temps.
De retour en classe, Marc reprit sa méditation, tandis que monsieur Benaleb adressa à Marlène un regard entendu, laissant Marc lui avoir fait la morale.
Au déjeuner, Marlène avait encore faim. Elle venait de passer une demi-heure à accumuler de la magie, sans parvenir à atteindre la bulle suivante. Une sensation frustrante, mais son estomac réclamait une attention plus immédiate. Elle entama son deuxième poulet avec une ferveur presque animale, ignorant les conversations autour d’elle.
- Tu n'aurais pas quelque chose à nous dire ? lança Amanda d’un ton espiègle.
Marlène releva à peine les yeux de son assiette.
- J'ai réussi à passer ma bulle, marmonna-t-elle avant d’arracher une cuisse avec les dents.
Julie éclata de rire.
- Ça, je l'aurais parié.
La tablée entière s’esclaffa, partageant une complicité à laquelle Marlène échappait, trop absorbée par sa nourriture pour participer. Une fois rassasiée, elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise, un sourire discret se dessinant sur ses lèvres. Enfin, j’avance, pensa-t-elle. La satisfaction gonfla sa poitrine. Cette petite victoire la reboosta, ravivant sa motivation.
Mardi et mercredi, Marlène se présenta en cours de maniement de la magie pour apprendre à gérer sa gnosie. Cependant, contrairement à ce qu'elle avait pensé, ça n'avançait pas, bien qu'elle ait réussi à passer sa bulle. Les maux de tête étant toujours aussi fulgurants.
Au moins, la méditation fonctionnait. Elle méditait sans aide d'un professeur, ne souhaitant pas encombrer les cours alors qu'elle réussissait seule. Elle augmentait aisément ses réserves de magie. Consciente des limites de son endurance, elle réglait un réveil qui la tirait de sa transe toutes les heures. Si son corps tenait, elle continuait. Sinon, elle filait à la cantine, toujours ouverte, pour se ravitailler. Ses journées se résumaient ainsi : méditation, repas, méditation.
Jeudi, elle avait déjà traversé quinze bulles. À chaque passage, la résistance semblait s’effacer un peu plus, comme si son esprit apprenait à lâcher prise. Mais à mesure qu’elle progressait, accumuler davantage de magie devenait un défi physique. La fatigue s’installait plus rapidement, et ses besoins alimentaires explosaient. Elle avait l’impression de passer plus de temps à manger qu’à méditer.
Vendredi matin, Marlène s’effondra sur un banc de la cantine après avoir englouti treize pains au chocolat, vingt croissants et douze pains aux raisins. Tout cela pour voir son aura augmenter à peine. C’est ridicule… pensa-t-elle en essuyant des miettes de sa bouche. Décidée à trouver une solution, elle se dirigea vers Madame Juliette, le troisième professeur de méditation de l’école. Non pas qu’elle doutât de Maître Beaumont ou de Monsieur Benaleb, mais elle avait envie d’entendre une voix différente.
La salle de classe était déjà bondée, mais Madame Juliette lui fit un grand sourire en la voyant entrer.
- Marlène, bonjour, l'accueillit madame Juliette. Un souci avec le passage des bulles ?
- Oui et non, répondit Marlène avant de continuer : maître Beaumont et monsieur Benaleb m'ont appris à ressentir mes réserves personnelles, à les accroître et à passer les barrières de mon esprit, les bulles.
- Un de ces points te pose problème ?
- Oui et non, répondit Marlène. Au départ, tout se passait très bien mais maintenant, quand j'augmente mes réserves, j'ai faim. Je veux dire, j'ai toujours eu faim mais là, mon aura grossit à peine que je dévore un éléphant. Ça ne devient plus possible !
Madame Juliette hocha la tête.
- Je vois. Tu utilises trop d'énergie. Tu vas devoir apprendre à économiser.
- Économiser quoi ? demanda Marlène sans comprendre.
- Assieds-toi. On va voir ça ensemble.
Marlène obéit, allant chercher un tapis dans la réserve avant de s’asseoir en tailleur. Elle ferma les yeux, plongeant dans sa méditation. Très vite, elle sentit la présence calme de Madame Juliette dans ses pensées.
- Bien, ce que je voudrais, c'est que tu me dises comment tu fais pour augmenter tes réserves. J'imagine que tu n'en sais rien.
- En effet, avoua Marlène.
- C'est un peu comme si je te demandais comment tu fais pour respirer. Tu ne peux pas vraiment répondre. C'est naturel, ça se fait tout seul, point. Créer de la magie aussi. Ton corps l'a fait dès ta naissance. Donc, il va falloir que tu découvres comment ton esprit réalise ce miracle car je te rappelle que c'est un miracle. Très peu de créatures vivantes sont magiciennes !
Marlène hocha la tête.
- Comment je fais ? demanda-t-elle.
- Tu vas augmenter tes réserves, très peu, pour ne pas te fatiguer mais cette fois, tu vas observer. Je veux que tu puisses me dire ce que tu fais. C'est beau chez toi.
- Pardon ? demanda Marlène.
- J'aime bien cet endroit bleu aux reflets blancs. On se croirait au fond de l'océan. J'ai déjà vu des esprits d'élèves beaucoup moins accueillants. Mais pardon, je m'égare. Vas-y, concentre-toi.
Marlène rougit devant ce compliment inattendu, mais ne se laissa pas distraire. Elle se concentra pour produire une petite quantité de magie, assez lente pour qu’elle puisse observer. La magie apparut, mais tout se déroulait si naturellement qu’elle n’arrivait pas à comprendre.
- Ouah ! s'exclama madame Juliette. Marlène, crées-en moins.
- Moins ? répéta Marlène. Euh, je n'en ai déjà pas crée beaucoup…
- Moins, s'il te plaît, moins. Dans ton esprit, les règles physiques ne s'appliquent pas de la même manière que dans le monde réel. Tu pourrais "zoomer" sur une partie de ton aura ?
Marlène essaya et cela se fit naturellement. Elle voyait l'aura comme un brouillard dense autour d'elle.
- Tu peux zoomer davantage ? demanda madame Juliette.
Ce que Marlène percevait comme un brouillard dense devint une structure plus claire. À mesure qu’elle zoomait, le brouillard se révéla être des fibres, puis des fils noués, eux-mêmes composés de filaments. Les filaments, à leur tour, étaient formés de spirales de minuscules sphères.
- Impressionnant, dit Madame Juliette avec douceur. Voici ta représentation la plus élémentaire de l’énergie magique.
- Que dois-je faire ? demanda Marlène.
- Crée une sphère de magie.
Marlène se concentra et une nouvelle boule apparut, se plaçant dans la spirale, qui s'agrandit toute seule. Marlène créa plusieurs sphères d'un coup et au bout d'un moment, elles se détachèrent de la spirale de départ pour en former une nouvelle, agrandissant ainsi le brouillard. Marlène était épatée.
- As-tu vu comment ton esprit crée une sphère ? interrogea madame Juliette.
- Euh, non, je vais recommencer.
Marlène s'approcha de la sphère et créa de la magie mais elle tenta de le faire le plus lentement possible. La boule d'énergie fut d'abord percutée par un très gros ver bleu qui semblait être fait en eau et que Marlène voyait pour la première fois. La boule engloutit le ver puis se mit à grossir. Son équateur rétrécit et la boule se coupa en deux. La première resta sur le fils tandis que l'autre, libre, virevoltait gaiement.
- Bien, tu as vu, la boule d'énergie est d'abord frappée par un éclair, dit madame Juliette. Il doit contenir de l'énergie. Celle qui permet à ta magie de grandir. Cette énergie, nécessaire à cela, est créée par ton corps. Il provient principalement de ce que tu manges, et aussi un peu de l'oxygène que tu respires mais pour une très faible partie.
- Donc, ce que je mange me permet de créer le ver énergétique ?
- Exactement. Lorsque tu fais augmenter ta magie, tu fais grandir l'aura qui t'entoure, n'est-ce pas ?
- Oui. Mais alors… ça veut dire que je lance des milliards de ces vers en même temps ! comprit Marlène.
- C'est pour ça que tu manges comme dix, acquiesça madame Juliette.
- Mais alors, c'est inéluctable. C'est comme ça, et c'est tout, se dit Marlène.
- Non, heureusement que non, la contredit madame Juliette. Tu vas devoir économiser. Jusque-là, ça n'était pas bien grave si tu ne le faisais pas mais maintenant, ça devient essentiel.
- Et comment j'économise ?
- La création d'énergie, est, je te l'ai dit, naturelle, instinctive chez un magicien. Seulement, l'instinct ne cherche pas à économiser. Ce que j'aimerais maintenant, c'est que tu crées ton "ver énergétique" comme tu l'appelles, mais lui tout seul et pas dans le but d'augmenter ta réserve personnelle.
Marlène eut beaucoup de mal à faire cela car elle ignorait le mode d’emploi mais finalement, elle y parvint et le ver apparut. Cependant, il était attiré par les sphères et Marlène devait le retenir.
- Ce ver est aussi gros que les sphères. Pourrais-tu en créer un plus petit ? demanda madame Juliette.
Marlène fit disparaître le premier et se reconcentra pour en créer un autre, plus petit.
- Lâche-le.
Le ver fila droit sur la boule la plus proche et celle-ci se divisa en deux.
- Tu vois, dit madame Juliette, avec deux fois moins d'énergie, le résultat a été le même. Une division parfaite. Maintenant, il va falloir que tu essayes avec des vers de plus en plus petits, jusqu'à ce que la division ne se fasse plus. Tu sauras alors quelle quantité est nécessaire.
Marlène hocha la tête, déterminée.
- Pas maintenant, ajouta Madame Juliette en riant. File déjeuner. Tout le monde t’attend depuis une demi-heure.
Marlène sortit de méditation sans y croire mais sa montre indiquait 12h32. Elle balbutia une excuse avant de s’élancer vers le réfectoire. Julie et Amanda l’accueillirent avec un mélange de reproches et de soulagement.
- T’étais où ? s’écria Julie. On a cru que t’avais encore fait une crise ou un truc bizarre.
Amanda, quant à elle, ne tarda pas à monopoliser l’attention, racontant en détail ses baisers échangés avec un certain Antoine derrière la statue du parc ouest. Le sourire de Marlène s’élargit à mesure qu’elle écoutait Amanda. Le contraste entre leur quotidien et ses explorations magiques la fit rire.
Le lendemain, après un nouvel échec à contrôler sa gnosie, Marlène se réfugia dans la salle de relaxation. Assise en tailleur, elle entama une séance de méditation. Peu à peu, elle réduisit la taille de ses vers énergétiques, les observant disparaître à mesure qu’ils devenaient minuscules. Elle dut zoomer pour continuer à les distinguer. Les sphères magiques semblaient alors gigantesques, comme si elle avait collé son visage contre une montgolfière. Cette précision infinie la fatiguait, mais elle n’abandonna pas.
Dimanche matin, la nervosité l’envahit dès son réveil. Le premier match de PBM aurait lieu dans une semaine, et elle n’arrivait toujours pas à stabiliser sa gnosie. La frustration pesait sur ses épaules. Ses parents lui manquaient. Elle s'assit sur son lit, regarda son guide, puis l’activa. Son doigt hésita au-dessus du bouton d’enregistrement vocal. Finalement, elle le désactiva d’un geste brusque. Se levant, elle enfila ses chaussures et marcha droit vers le bureau de maître Gilain.
Le directeur, comme à son habitude, l'accueillit avec un sourire calculé, presque trop cordial.
– Marlène, quelles nouvelles ? Je t'attendais. Tes réserves d'énergie grandissent à un rythme stupéfiant. Toutes mes félicitations !
Marlène fronça les sourcils. Elle ne ressentait aucun exploit.
- Vraiment ? Pourtant, j’ai l’impression de stagner. Je n’ai pas médité tant que ça et depuis deux jours, je n’essaie même plus d’augmenter mes réserves, je me contente de perfectionner mes vers.
Elle croisa les bras, agacée par l’écart entre ses efforts et ses résultats.
- Marlène, tu réalises un miracle, et tu n’en es même pas consciente ! déclara maître Gilain avec emphase.
- Si vous le dites… répliqua-t-elle, dubitative. Mais si je suis si formidable, pourquoi je n’arrive toujours pas à contrôler ma gnosie ? C’est censé être la base, non ?
Le sourire de maître Gilain s’élargit, et son ton prit une inflexion professorale.
- Tu oublies une chose importante : tu es une néomage. Les règles ne sont pas les mêmes pour toi.
Marlène l’observa sans répondre, un sourcil haussé. Elle n’aimait pas les mystères inutiles.
- Je vais te donner un exemple, reprit-il. Te souviens-tu de ce qui s’est passé le jour de ton arrivée, lorsque maître Beaumont t’a guidée dans ta réserve ?
Elle acquiesça, sans comprendre où il voulait en venir.
- Oui. Il m’a montré comment accéder à ma bulle et m’a demandé de la remplir. J’ai simplement suivi ses instructions.
Maître Gilain la fixa d’un regard intense.
- Plus de la moitié des magiciens échouent à ce stade, annonça-t-il. Ils n’ont pas assez de magie pour y parvenir.
Marlène ouvrit la bouche pour répliquer, mais il leva une main pour l’interrompre.
- Et parmi ceux qui y arrivent, la plupart n’ont pas la capacité de dépasser ce seuil. Ils restent limités à leur première bulle, faute d’énergie suffisante.
Le silence se fit, pesant. Marlène sentait son cœur battre plus fort. Elle n’avait jamais envisagé de telles limitations.
- Alors, pourquoi cette école leur est-elle accessible ? demanda-t-elle sceptique. Ça doit coûter une fortune.
Maître Gilain eut un petit rire.
- En effet, mais ici, les riches payent pour que les moins fortunés puissent aussi apprendre.
Marlène sentit une bouffée de colère. L’idée qu’une partie de son argent serve à financer d’autres élèves l’irritait, mais elle comprenait qu’un magicien de fortune ait choisi de monter une école basée sur ce précepte, permettant à tous d’accéder à un bon enseignement de la magie. Pas étonnant que l’établissement soit plein à craquer.
- Quels sorts peut-on lancer avec très peu de magie ? demanda Marlène.
- La gnosie et la magie intra. Pour la magie inter, c’est impossible.
Marlène n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait le directeur mais choisit de ne pas l’embêter.
- La plupart des magiciens utilisent des objets magiques pour compenser. Ils les payent avec de l’argent fiduciaire puis les activent avec leurs pouvoirs. Ils sont souvent configurés pour être peu gourmands en énergie.
- Vous êtes un maître, lança Marlène qui commençait à recoller les morceaux. Vous savez manipuler la magie mais vous n’utilisez pas ou peu celle que vous créez vous-même. Vous utilisez celle gagnée par votre école.
- Tout comme le personnel, oui, répondit maître Gilain.
- Les professeurs doivent se battre pour venir ici, supposa Marlène.
Le visage du directeur se déforma en un sourire carnassier. Oui, les candidats devaient être nombreux, en conclut Marlène.
- J’espère maintenant que tu comprends que tu réalises des exploits.
- Non, assura Marlène. J’ai passé ma première bulle, super. Tout comme la moitié des magiciens, si j’ai bien compris.
- Il est difficile d’estimer la réserve d’un magicien et sa capacité de création, puisqu’il s’agit de données très personnelles, mais le CIM parvient à obtenir assez de volontaires anonymes pour réaliser des statistiques de temps en temps.
Marlène ouvrit grand ses oreilles.
- En moyenne, un magicien crée 1 um par jour et en possède une dizaine.
- Et si vous retirez de ces nombres ceux qui n’ont jamais rempli leur première bulle ? demanda Marlène qui voulait se comparer avec de vrais magiciens.
Les yeux de maître Gilain partirent dans le vide un instant avant de revenir. Il annonça :
- 10 um quotidien pour une réserve totale dépassant à peine la centaine d’um.
Marlène plissa les yeux.
- Ça ne te parle toujours pas, comprit-il.
Maître Gilain sortit un cylindre de grès et le posa devant elle.
- Remplis-le.
Marlène obéit sans réfléchir, versant toute sa magie dans le cylindre. L’espace bleu de son esprit devint vide, la laissant légèrement étourdie.
- 1 kum, annonça-t-il.
Elle resta figée.
- Quoi ?
Il répéta avec le même calme :
- Tu viens de verser 1 kum dans ce cylindre.
Marlène sentit son estomac se nouer.
– Mais… Vous avez dit que la moyenne était de quoi ? Dix um ?
Maître Gilain acquiesça.
– Dix um par jour, avec une réserve totale autour de cent um pour un magicien standard.
Elle resta sans voix. Sa magie était dix fois supérieure à la norme, et elle n’avait même pas conscience de ce potentiel. Reprenant lentement son énergie, elle sentit ses réserves se remplir partiellement, sans atteindre la bulle suivante. L’évidence s’imposa à elle : elle était différente. Unique. Exceptionnelle.
Et pourtant, le doute revenait. Cette puissance brute ne valait rien sans contrôle. La voix de Julie résonna dans son esprit : Avoir de la magie, ça ne sert à rien si tu ne sais pas t’en servir.
Elle serra les poings. Oui, elle avait de la puissance. Mais à quoi bon, si elle était incapable de maîtriser ne serait-ce que sa gnosie ? Cette pensée l’écrasa d’un poids nouveau, presque insupportable.