Nous avons laissé Enora discuter avec sa cousine. Je suis frustré. J’avais pensé qu’en se réveillant, elle prendrait conscience de ce qu’elle est… de qui elle est.
Je fais les cents pas dans la bibliothèque qui d’ordinaire m’apaise avec ses murs lambrissés, et ses rayonnages remplis de livres, dont certains sont très anciens.
Le tapis étouffe mes pas et les rayons qui traversent la fenêtre me font de l’œil et s’étalent sur mon visage, le chauffant un peu. J’entends la meute qui s’entraîne derrière le manoir sur le terrain prévu à cet effet.
Roland est assis derrière le bureau et m’observe sans mot dire. C’est le silence dans ma psyché, je l’ai fermée à tout, seules mes oreilles collectent les bruits environnants, bande sonore qui accompagne ma réflexion.
J’ai veillé Enora pendant toutes ces heures où inconsciente, ses barrières se sont en partie effondrées. Je l’ai vu se débattre avec d’anciens souvenirs et s’élancer dans l’espace pour relier les deux mondes, mais son inconscient l’a ramenée sur la toile où elle s’est amusée comme une petite fille parmi les liens. J’ai senti son émerveillement, sa tristesse, mais aussi son amour pour les nôtres. J’ai pris cette vague de tendresse de plein fouet comme tous. C’était tellement surprenant que j’ai eu du mal à m’en remettre. Aucun Tyl-Arien n’est capable d’une telle chose à ma connaissance.
Nous n’avons pu capter que ses émotions et j’ai quitté sa chambre lorsque son mur s'est refermé à notre perception. Néanmoins, le lien n’est pas mort. Il palpite encore.
- Comment savoir qui elle est, de quelle branche elle descend ?
Je me tourne vers Roland qui attend patiemment que je lui ouvre la porte de mes pensées.
- On va commencer par sa mère, dit-il, et on pourrait également se rapprocher de Laure, sa cousine. Elle pourrait avoir des choses à nous dire. Il y a aussi son oncle et sa tante, savoir lequel des deux a un lien biologique avec sa mère.
Je hoche la tête et le regarde avec un sourire en coin avant de lui asséner :
- Tu pars du principe que le lien vient de la mère, mais on n’en sait rien. On suppose qu’elle a étouffé son pouvoir, mais les souvenirs d’Enora sont si flous et décousus que ça pourrait aussi bien être le père.
Roland hausse les épaules et rétorque
- On peut spéculer pendant longtemps sur le « qui », ça ne nous fera pas avancer. Enquêtons, mon frère, y a que ça à faire !
Il a raison, on doit s’y mettre et trouver, après tout c’est notre boulot de sentinelle.
Je suis néanmoins surpris par la pâleur des souvenirs de la jeune femme. Ils ont si peu de consistance que je me demande si on ne s’est pas leurré en leur accordant une valeur de réminiscence, sans compter ce manque d’affect. Elle a réagi à la vue de ces images plus qu’à leur sens, sans émotion aucune. C’est ce qu’il ressort de ce que j’ai pu lire en elle. C’est vraiment étrange, serait-elle effectivement de ces personnes qui ne ressentent rien ? Non ! impossible, je repense à sa colère non feinte, à sa joie quand elle a décroché et entendue sa cousine, là non plus aucune tricherie.
Roland me sort de mes pensées, car nous devons rejoindre la meute. Entraînement ! j’en ai sacrément besoin, ça nous défoulera. Nous nous précipitons comme des gamins vers le terrain où nous retrouvons nos amis.
La chambre où Enora est installée donne de ce côté, c’était intentionnel. Je veux qu’elle se pose des questions. J’espère qu’elle nous observe.
Cette partie du terrain est divisée en deux. Un parcours avec des agrès, un sac de frappe, un mur d’escalade pour les hommes et de l’autre des obstacles, des tunnels, des silhouettes molletonnées pour la meute. Et nous avons le bois pour courir.
Sira, Orion, Natan font face Nalia, Vigo et Lira. Nous les observons s’attaquer, s’éviter, claquer des mâchoires. Les femelles à peine plus petites ne sont pas les moins féroces. Plus agiles, elles attrapent les jarrets sans blesser. Le but est de rester alerte, pas d’occasionner des morsures.
Je me dirige vers un sac de frappe et laisse ma frustration fuser dans mes poings. Je me défoule, sautillant entre deux frappes, puis j’enchaîne droite, gauche. Roland vient m’aider en tenant le sac qui se balade trop.
Nous échangeons nos places. A moi de tenir, à lui de frapper. Il y va avec toute la hargne que je lui connais. Il manque même de m’en mettre une alors que je rattrape le sac qui m’a échappé.
Une bonne fatigue nous ramène vers les marches. Je m’assieds et siffle pour appeler nos compagnons qui jouent à présent. Roland est vautré à côté de moi, encore essoufflé, et la meute s’étale en demi-cercle face à nous.
Je pense en les regardant que, contrairement aux terriens, nous ne les caressons jamais, ils le prendraient très mal. Mes lèvres frémissent à cette pensée. Ils m’envoient les leurs dans la seconde
- Essaie pour voir, dit Orion grincheux, je te plante mes crocs dans le postérieur.
Aussitôt accompagnés des hochements de têtes de ses compagnons indignés.
- Ben moi je ne serais pas contre, susurre Sira, acclamée par les deux autres femelles qui se mettent sur le dos.
J’éclate de rire tandis que Roland lui donne une tape sur la tête. Ça ne m’étonne pas de cette chipie de Sira. Quant à Nalia et Lira elles provoquent, mais je sais que leur cœur est pris. Je leur fais un clin d’œil.
- Comment va-t-elle ? demande Nalia redevenue sérieuse.
- Aussi bien que possible, au regard la situation.
Je parle à haute voix tout en transmettant à mes amis ce qui s’est passé dans la chambre.
- Que comptes-tu faire ?
Vigo a posé la question en se levant et s’étirant. Je le regarde et souris. Ils savent ! on va faire notre boulot.
J’ai entendu une fenêtre se refermer. J’imagine comment elle a perçu la scène. Deux hommes discutant avec une meute de loups qui semble les comprendre.
Une question me percute soudain. Bon sang, j’avais complètement zappé ce détail, pourtant d’une importance cruciale.
- Avez-vous regardé l’état du roncier par lequel elle est sortie ?
Roland me file une claque mentale, je râle
- Evidemment, c’est la première chose qu’on a vérifié, dès qu’elle a été prise en charge.
Quel abruti je fais ! « c’est maintenant que tu t’en rends compte » Roland se fout de moi, et la meute est secouée de rire… façon de parler.
- Le roncier était bien fermé, reprend Roland. Donc…
- Donc elle l’a ouvert elle-même, sans s’en rendre compte.
Je lance mon regard vers le mur végétal qui nous protège « Ou bien il s’est ouvert de lui-même, en réponse à son aura ».
Je les regarde gravement, ils hochent la tête de concert, approuvant ma réflexion. Une certaine excitation s’empare de moi et se transmet à tous mes compagnons.
***
Je suis allongé habillé, les bras croisés derrière ma tête, je sais que cette nuit sera encore une longue suite d’heures à cogiter.
J’ai vu par les yeux de Roland qu’il a apporté son dîner à Enora qui me semble reposée et plus sereine. Même si son esprit m’est fermé, je sais lire les postures et expressions et je ressens les émotions. Je l’ai entendue s’enquérir de moi, soulagée je crois que je ne m'impose pas. En même temps je ne peux pas l’en blâmer, je n’ai pas la capacité de Roland à attirer la sympathie des hommes. Je suis exactement ce qu’elle pense et même si parfois j’aimerais qu’il en soit autrement, je n’y peux rien changer.
J’ai bloqué ma psyché dès qu’ils ont commencé à discuter afin de ne pas être indiscret, laissant à la meute le soin de m’alerter en cas de problème. Je savoure ce silence pour faire le point.
Je ne peux m’empêcher de penser à Enora et d’être envahi de questions. Y a-t-il une relation entre elle et le lien ? Je suis enclin à le penser car sinon la coïncidence serait énorme et j’ai franchement du mal à croire qu’il s’agisse d'un hasard.
Je souris, ému, en me remémorant, les volutes rubescentes qui glissaient sur la toile et ce sentiment d’inquiétude que nous avons tous ressenti à l’étonnante tentative d’approche avec les liens. Puis - mon cœur bat plus vite à ce souvenir - cette caresse audacieuse et légère qui a fait vibrer et se rétracter mon lien. De toutes les sentinelles présentes sur la toile, j’étais le plus proche et ce fut une sensation à la fois extraordinaire et rebutante qui s’est répercutée dans mon corps me faisant frissonner et m’inondant de sueurs froides. Mon esprit et mon corps se sont perdus dans cette vague qui a déferlé sur nous. Par tous les dieux, je crois que personne n’a jamais vécu cela.
Le choc que tous ont ressenti, m’a donné le temps de fermer mon esprit sur cette incroyable sensation que je veux garder pour moi. Un cadeau précieux, autant qu’inattendu, que je ne partagerai avec personne, pas même avec mon frère.
A la lumière des évènements, il est désormais évident qu’il ne s’agit pas d’un renégat. La bienveillance de son aura a imprégné l’espace et une magie puissante s’en dégage.
Mes divagations me ramènent sans cesse à la jeune fille. J’ai du mal à la dissocier de ce que qui s’est passé sur la toile ; de ce que j’ai ressenti, mêlé à la crainte de tout lien d’être touché. La seule peur qui domine les sentinelles est la rupture du lien qui interdirait le retour sur notre monde, bien que cela ne se soit jamais produit. Zark n’arrête pas de nous seriner que cela relève d’une stupide superstition qui s’est ancrée en nous au fil des décennies et dont on ne connaît pas l’origine. Soit ! mais mieux vaut ne pas tenter le diable.
Je soupire, je suis Tyl-Arien jusqu’au bout de mon âme et à la fin de ma mission je retournerai chez moi. Je ne prendrai donc pas le risque de rester coincer ici, quoi qu’en dise le Magister. Sinon, je suis bien obligé de reconnaître que je serais prêt à m’enivrer, à nouveau, de cette dualité de sensations merveilleuse, terrifiante… et troublante
Mon incapacité à croire au hasard fausse toutes mes perceptions puisque, au fond de moi, je suis persuadé qu’elle est l’origine du lien, donc de ce que j’ai ressenti. C’est un peu la pagaille dans ma tête. Je dois me détacher de ce qui a été tissé, par mégarde, entre ce lien rouge et le mien, bloquer toute réminiscence dans mon coffre-fort mental et poursuivre l’enquête.
Pour couper court à mes cogitations, je me lève et me dirige vers le quartier de la meute. Je n’ai pas besoin d’allumer, au risque de réveiller quelqu’un. J’adapte ma vision. Lorsque j’entre dans leur domaine, je vois des pupilles luisantes se tourner vers moi. Mes compagnons dorment, ils ont passé le relais à leur alter égo canin.
Ceux-ci sont collés les uns aux autres. Une moquette épaisse et des coussins sont prévus pour leur confort, mais ils préfèrent se regrouper dans leur chaleur de meute.
Mes compagnons n’apprécient pas forcément de se réveiller avec le museau du copain sur eux, mais le loup est un animal sociable et le rapprochement avec sa meute est dans ses gênes. Il lui est vital. Nous n’avons pas touché à cela, pour ne pas les rendre malheureux, lorsque leur esprit est au premier plan.
La période de sommeil est également le seul moment où je peux cajoler les loups, car si mes compagnons n’apprécieraient pas l’attention, l’esprit du loup, lui, adore les caresses. Je ne me prive pas de leur parler doucement et de les gratter derrières les oreilles, ils ferment à demi les yeux de bonheur, je les entends presque ronronner.
Cet intermède est également nécessaire pour des raisons évidentes d’obéissance. Quand mes compagnons sont absents, je représente l’Alpha qu’ils n’ont pas. En plus du plaisir que ces moments me procurent, c’est un devoir pour moi d’être avec eux régulièrement.
Je suis apaisé par ce partage avec mes amis loups. Je sais que Roland vient également de temps en temps se ressourcer auprès d’eux. Ils font partie de la « famille ».
Mes paupières battent, j’ai la flemme de remonter dans ma chambre. Je m’éloigne un peu d’eux pour ne pas les gêner au réveil et m’allonge sur les coussins. L’aube pointe lorsqu’enfin je me laisse aller au sommeil.
J'avance dans ma lecture avec plaisir, découvrant l'importance du lien et me posant des questions. A quoi ressemble vraiment Yaël ? Ses camarades habitent l'enveloppe de loups ? Et lui celle d'un humain ?
Quelques coquilles: des deux à un lien (a),première chose qu’on a fait (faite),
A bientôt !
Je crois que tu as répondu, en partie, à tes questions :)
J'espère que la suite te plaira
Merci pour tes annotations.
A bientôt
Le pdv de Yaël permet de découvrir la situation avec une vision totalement différente de celle d'Enora, les enjeux ne sont clairement pas les mêmes selon les personnages. On devine et découvre plusieurs éléments surnaturels, que l'on comprend plus ou moins bien. Cette histoire de meute est intéressante, je me demande si elle jouera un rôle important.
La relation entre Roland et Yaël semble assez profonde, je serai curieux d'en connaître mieux les racines.
Mes remarques :
"remplis de livres dont certains sont très anciens." de livres anciens suffit ?
"sur mon visage le chauffant un peu." virgule après visage ?
"sans mots dire." -> mot dire
"de quelle branche elle descend." point d'interrogation ?
"On va commencer par sa mère dit-il" manque de la ponctuation
"quand elle a décroché et entendue sa cousine," -> entendu (auxiliaire avoir)
"Le but est de rester alerte pas d’occasionner des morsures." virgule après alerte
"Je pense en les regardant que contrairement aux terriens," virgule après que "Comment va-t-elle demande Nalia redevenue sérieuse." point d'interrogation ?
"au regard la situation." -> au regard de la situation ?
"Roland de fout de moi et" -> se fout de moi ?
"Une excitation s’empare" -> L'excitation ? (avec une on a l'impression que tu vas ajouter un adjectif : une excitation folle par exemple)
"Je l’ai entendue s’enquérir de moi, soulagée je crois que je ne me montre pas." pas trop compris cette phrase
"Y a-t-il une relation entre elle et le lien." point d'interrogation ?
"quoiqu’en dise le Magister," -> quoi qu'en dise
"C’est un peu le bordel dans ma tête." le bordel à l'écrit, bof
"d’allumer au risque de réveiller quelqu’un." virgule après allumer
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ta lecture. En effet ils ont pour l'instant une vision très différente, Enora étant ignorante de qui est Yaël.
Je pense que tes questions trouveront leur réponse plus tard.
Merci pour tes remarques constructives.
J'espère que la suite te plaira.
A bientôt
Alors deux choses ont retenu mon attention.
D'abord, je trouve que Yaël s'entiche très rapidement d'Enora. Il parle déjà de relation alors qu'il l'a vu deux fois je crois?
2eme chose, il dit qu'il a capté qu'elle était déçue, sans lire dans ses pensées puisqu'il ne peut pas, mais... il était présent dans la pièce pour le voir à sa posture?
Bref, en tout cas, j'ai toujours envie de découvrir la suite :)
Merci pour le retour. En effet, je vais retravailler cette partie de Yaël. Il l'a voit par les yeux de Roland mais je ne l'ai pas précisé c'était évident pour moi mais pas pour lecteur, la preuve :)
Pour les sentiments, j'ai fait la même erreur, je sais qu'il la voit d'une autre façon que je ne peux pas dévoiler donc je vais revoir ce passage.
Merci encore, ça me permet d'améliorer
A bientôt