Chapitre 71

Palais de la Mer Éternelle - Cité d'Ys

Les hurlements de Calys avaient laissé place à un silence glacial. La Reine Dahut venait de quitter la cellule où son gardien des côtes était enfermé depuis deux jours, et sa silhouette noble glissa jusqu'à Lirion, qui tentait de se reposer contre Elara, somnolente.

Il se redressa à son arrivée et crut déceler une once de fatigue dans le regard de la Reine.

— Lirion, sauve Calys. S'il continue comme ça, nous devrons l'enfermer définitivement. Je ne veux pas perdre mon gardien.

— Pourquoi ne pas avoir tenté de convaincre Noémie de rester à Brocéliande ? demanda-t-il.

Elle fut prise d'un petit rire froid, et Elara leva les yeux pour répondre à sa place.

— Morgane Meyer s'est vu donner le même statut qu'un gardien, et c'est elle qui a demandé à protéger Noémie. Elle considérait que c'était sa responsabilité, puisqu'elle s'était engagée à rapatrier les humains qui le souhaitaient.

— Tu veux dire que lui interdire en public aurait été compliqué ?

— Oui. Et attendre qu'elle reparte sur Terre pour la faire kidnapper de nouveau est difficilement envisageable, car on saurait qui est la commanditaire.

La Reine la fixa, stoïque, pinçant imperceptiblement les lèvres. Elara savait qu'elle avait tout fait pour que Calys ne perde pas sa compagne, allant jusqu'à l'isoler, la manipuler avec Eylren et lui mentir, mais au final cela n'avait pas suffi. Elle compatissait pour l'ondin qui gisait dans la pièce d'à côté et sentait bien que Lirion souffrait de son impuissance à l'apaiser.

— Je peux essayer de lui parler s’il est suffisamment calme pour ne pas m'attaquer, proposa Elara en serrant la main de Lirion.

Lirion tressaillit, mais la Reine lui sourit, reconnaissante.

— Merci.

Le Hoper aux cheveux tricolores saisit sa flûte et se mit à jouer avant même d'arriver en cellule, sentant un miasme épais représentant le tumulte de ses émotions.

Calys avait été contraint sur une chaise par des lianes fleuries appartenant à la Reine, et son regard froid retrouva un semblant de vie au contact de la musique qui l'hypnotisait.

Ses yeux retrouvaient peu à peu leur vitalité, et Elara s'avança vers lui.

— Rendez-moi ma compagne, dit-il d'une voix rauque, abîmée par les cris.

— Calys, on ne peut pas la ramener contre son gré, répondit Elara en secouant doucement la tête.

Il fut pris de tremblements et prit une longue inspiration.

— Pourquoi venir me parler ?

— Pour que tu comprennes pourquoi elle est partie et que ce n'est peut-être pas terminé pour toujours.

Il sembla s'adoucir et ses yeux retrouvèrent davantage de lumière. Lirion sentait clairement une once d'espoir pointer dans cette masse sombre qui enveloppait l'ondin.

— Parle.

— Est-ce que tu connais l'âge de Noémie ?

— Elle a dix-neuf ans, c'est une femme adulte.

— Effectivement, mais c'est très jeune à l'échelle d'une vie humaine. Elle est étudiante, elle vit chez ses parents et a des préoccupations qui vont au-delà de ce qu'une jeune de son âge devrait assumer.

— Elle parlait de son frère.

— Noémie a mis un point d'honneur à s'occuper de son frère, qui souffre d'un handicap. Je ne connais pas le contexte exact, mais je suspecte ses parents de l'avoir négligé, et elle pense être responsable de son bien-être.

— Son frère pourrait venir à Brocéliande si elle veut s'en occuper...

— Est-ce que tu lui as proposé ?

— Non.

Elara soupira, gardant une voix calme.

— D'un point de vue extérieur, voilà comment je te perçois : un ondin incapable d'empathie, qui s'est approprié une humaine pour la garder sous son emprise, ce qui est intolérable pour une jeune femme sensible et anxieuse comme Noémie. Sa réaction va au-delà de simplement fuir pour retrouver sa famille.

— C'est ma compagne, je la protégeais, elle n'était pas ma prisonnière. Elle s'est offerte à moi, a validé notre union. J’aurais pris soin d'elle et de son frère si elle m'avait demandé.

— Faire l'amour avec quelqu'un, ce n'est pas promettre l'amour éternel... C'est peut-être le cas pour toi, mais pas pour les humains. Puis, elle a l'air de toujours faire passer les autres avant elle. Elle ne t’aurait pas demandé de l'aide à moins que tu sois proactif à ce sujet.

Il resta silencieux un moment, et Elara reprit la parole.

— Est-ce que tu comprends pourquoi elle a senti qu'elle devait s'éloigner de toi et retourner sur Terre ?

Il garda le silence un instant, la fixant d'un air contrarié, puis ouvrit la bouche.

— Pourquoi est-ce que tu t'es laissé convaincre par le Hoper ?

Elle lui sourit.

— J'ai douze ans de plus que Noémie, je sais ce que je veux dans la vie, j'étais prête à m'engager émotionnellement dans une relation sérieuse. Et puis, Lirion n'a rien à voir avec toi. Il a respecté mes sentiments et a vraiment été présent pour moi. Je lui fais confiance.

— Je ne pourrais pas être comme lui.

— Et on ne te demande pas d'être une autre personne. Juste de prendre le temps de mûrir et de laisser du temps à Noémie pour grandir aussi.

— Est-ce que si je lui parle elle reviendra ?

— Peut-être, c'est son choix. Mais ça pourrait prendre des années, il faudra être patient. Lui montrer que tu n'es pas juste un ondin possessif qui ne fait aucun compromis et qui pense pouvoir tout régler par la violence, mais un homme qui respecte ses sentiments. Réfléchis bien à ce qu'elle t'a dit, ça pourrait être un début.

Il acquiesça en silence et sembla un peu plus calme.

— Si tu as besoin de faire passer des messages, je pourrais t'aider à lui envoyer, mais c'est à la condition que tu fasses un travail sur toi-même, parce que je ne compte pas t’aider à la harceler ou lui mettre la pression.

— Merci, dit-il du bout des lèvres.

— Je t'en prie.

Elle se releva et quitta la cellule avec Lirion, qui avait arrêté de jouer depuis un moment. La Reine sembla soulagée, et ils partirent le cœur plus léger.

Alors qu'ils se rendaient sur les murailles de la cité pour admirer la mer de nouveau calme, Elara repensa aux événements des derniers jours : Lirion l'avait secourue et soignée, puis il était parti au domaine Drindod pour la fin de la cérémonie de Lammas afin de récupérer les cristaux qui n'avaient pas été totalement consumés lors de l'invocation de l'aberration. Lirion était arrivé à temps pour neutraliser Calys, et depuis ils avaient juste eu le temps de sécuriser le laboratoire.

La situation au palais était loin d'être réglée, mais Ivinus avait enfin accepté de collaborer, et avec l'aide apportée à Calys, Elara espérait pouvoir convaincre la Reine de se montrer clémente envers le Sylvestre et son clan. Elle avait besoin du soutien de toutes les grandes familles, y compris celles qui ne partageaient pas ses idées. La seule manière de régler durablement les problèmes qui rongeaient Brocéliande était de chercher à les comprendre.

Lirion frotta son visage dans le cou de sa compagne pour la sortir de ses réflexions et l'embrassa doucement alors qu'elle se blottissait contre lui, frissonnant de la brise du soir.

— Est-ce que tu penses que Noémie reviendra ici ? demanda-t-il en la fixant de ses yeux ambrés.

— Ils sont très amoureux l'un de l'autre, et c'est une jeune femme sensible qui a le sens des responsabilités. S'il devient son roc et qu’il la soutient pendant les prochaines années, je pense qu'elle reviendra, et leur relation n'en sera que plus forte.

Lirion fredonna un air, la serrant plus fort contre lui alors qu'ils admiraient l'horizon cramoisi.

— Rentrons, dit-il enfin. Il commence à faire froid.

Elle acquiesça, et ils laissèrent le vent et les embruns salés derrière eux pour retrouver la chaleur de leur nid.