Chapitre 8

Par Bow

Le jeu « action-vérité-sans-action » se poursuit et l’heure tourne. A seize heures, Léa ouvre une boîte de gâteaux. Elle s’aperçoit alors que son placard est presque vide.
— Il faudra que j’aille faire les courses bientôt.
— Tu fais les courses toute seule ? demande Quentin.
Elle ouvre le frigo pour sortir la bouteille d’Iced-tea qui n’avait pas été terminée le matin, et se rend compte que le frigo non plus n’est plus très plein.
— Non, avec ma voisine, Céline.
Il lui jette un regard curieux.
— Elle a quel âge ?
— Vingt-trois ans. C’est une personne vraiment gentille, elle a été très présente pour moi quand mes parents sont morts.
Quentin hoche la tête d’un air pensif.
— J’aurais aimé l’être aussi…
Léa se sent touchée par ces mots. Elle comprend qu’il aurait voulu la consoler, mais à cette période elle n’osait pas vraiment s’avouer qu’elle avait besoin de soutien.
— Mais tu as été présent toi aussi, tu m’envoyais des lettres.
— Je ne t’ai pas consolée une seule fois… Parce que tu me l’avais demandé. Mais en fait j’aurais peut-être dû.
Elle se souvient combien elle refusait qu’on l’aide, elle voulait être plus forte que tout ça et elle s’empêchait d’y penser. Avec le temps et un peu de recul, elle sait que l’aide de son ami n’aurait pas été de trop, mais elle lui est quand même reconnaissante de lui avoir obéi.
— Non, je te remercie vraiment de m’avoir écoutée. Je t’avais demandé de ne pas m’en parler, c’est ce que tu as fait et c’est très bien. Je t’assure que ça m’aurait fait souffrir si on avait continué de ressasser tout ça. Avec toi, au moins, j’étais heureuse. Tu étais la seule personne avec qui je pouvais parler sans qu’on ne me rappelle sans cesse mes parents, et ça, ça m’a vraiment aidée. Plus que tout le reste.
Elle se sent fière d’avoir réussi à dire tout ça. D’après l’air satisfait qu’affiche Quentin, elle sait que cela a fait son effet, même si tout n’était pas forcément vrai. Mais ce qui compte n’est pas l’intention, mais ce que cela créé chez l’autre et dans cette circonstance Léa est contente d’avoir pu soulager son ami.

A dix-neuf heures Quentin retourne manger chez ses grands-parents, et malgré les insistances pour que Léa l’accompagne, celle-ci refuse. Elle se chauffe une boîte de petit-pois.
   Après le dîner elle regarde la télé. Il n’y a rien de spécialement bien, elle tombe sur une émission sur la forêt amazonienne. De toute façon elle ne regarde pas, elle a trop d’idées en tête. Elle prend conscience que là, en ce moment, elle est heureuse. Il y a des moments comme ça où elle fait le point et se rend compte qu’absolument tout va bien. Et ce moment en fait partie. Certes, elle n’a plus de parents, mais ça de toute façon ce sera comme ça toute sa vie. Alors autant penser au reste, et pour le reste tout va bien. Sa maladie n’est plus très présente, elle n’est pas stressée pour ses devoirs puisqu’elle n’en a plus, le printemps est de plus en plus avancé, Quentin se trouve à une centaine de mètres d’elle, demain il passera la journée avec elle, et pour l’instant elle est assise sur son canapé, sous une couverture, devant la télé, elle n’a ni chaud ni froid ni faim ni mal nulle part, et elle se sent confortablement bien. En se disant cela, les paroles d’une chanson lui viennent en tête et elle se sent encore mieux.

There is no pain, you are receding.
A distant ship’s smoke on the horizon.
You are only coming through in waves.
Your lips move but I can’t hear what you’re saying.
When I was a child, I had a fever.
My hands felt just like two balloons.
Now I’ve got that feeling once again, I can’t explain, you would not understand.
This is not how I am.
I have become comfortably numb.

Devant l’ennui de l’émission, elle finit par s’endormir. Lorsqu'elle se réveille il est une heure du matin. Déconcertée, elle cherche la télécommande pour éteindre la télé. Quand elle la trouve enfin, elle se met face à la télé et pose son doigt sur la touche « éteindre », sans appuyer. En face d’elle, un vieux film en noir et blanc est diffusé. Par curiosité, elle appuie sur la touche « info » pour voir le titre. « Jeux interdits ». Sa grand-mère lui a beaucoup parlé de ce film, elle aimerait bien le voir, pour une fois qu'elle en a l'occasion. Mais tout ce qu’elle voit c’est une petite fille dans une gare qui crie « Michel ! Michel ! » et laisse place au générique de fin. Dommage, elle aurait dû se réveiller un peu plus tôt. Elle éteint la télé et monte se coucher.

A deux heures et demie, elle se rend compte qu’elle ne s’est pas encore endormie depuis qu’elle est dans son lit. Elle déteste les nuits d’insomnie. Ça fait longtemps qu’elle n’en a pas eu, pourtant. La dernière fois que c’est arrivé, ses parents étaient encore là. Du coup elle attendait sagement le sommeil dans son lit et elle ne se levait pas pour éviter de les réveiller. Mais maintenant… Il faut qu’elle en profite. La nuit est à elle, elle peut faire tout ce qu’elle veut et elle est seule dans la maison.

Il est presque trois heures, dehors il fait froid, il fait nuit, le vent balaie les arbres, et Léa se rend dans « la salle oubliée ». Elle l’a baptisée comme ça parce que c’est la salle de la maison dans laquelle elle va le moins. Sa maison est très grande, et elle n’a pas besoin de beaucoup de place pour vivre, alors il y a certaines pièces où elle ne va jamais. Celle-ci est un peu comme un grenier, c’est là que s’entassent toutes les vieilles choses que ses parents ont mises là parce qu’ils ne s’en servaient plus. Elle se tient devant la large porte en bois. Cela fait des mois, peut-être même des années qu’elle ne l’a plus ouverte. Elle pose sa main sur la poignée, et dans une inspiration solennelle, ouvre la porte.
   La lampe ne marche plus. Heureusement qu’elle a une lampe de poche. Le faible faisceau lumineux éclaire la poussière qui trône dans cette salle depuis des lustres. Au centre de la pièce, il y a une table et des vieilles chaises empilées dessus. En changeant sa lampe de direction, Léa découvre plusieurs cartons, remplis d’ancienne vaisselle, et d’autres débris de verre. En regardant un peu plus loin, elle aperçoit une tête de girafe, qui lui dit vaguement quelque chose… et en une seconde tout lui revient. C’est une grande girafe en tissu, une énorme peluche, la sienne, quand elle était toute petite. Depuis tout ce temps elle pensait que ses parents l’avaient jetée, et en fait elle était là, dans cette pièce. Elle se précipite et enjambe avec difficulté les piles de vieux objets, et parvient enfin à sa trouvaille, la gentille girafe qu’elle avait prénommée Sibane. A ses pieds, il y a plusieurs autres jouets, tous les trésors de son enfance. Elle s’agenouille et prend dans sa main une vieille poupée qui a un peu pris la poussière. Au moment où elle lève le bras pour l'essuyer, elle sent du tissu sur sa peau. C’est un rideau. C’est étrange, dans ses souvenirs elle n’avait pas l’impression qu’il y avait un rideau dans cette pièce. Mais en fait, elle n’a jamais vraiment pris le temps d’explorer cette salle, et elle ne s’est donc jamais rendue compte que dans cette pièce, il y a un rideau, et sûrement quelque chose derrière.
   Avec lenteur et non sans une certaine appréhension, elle ouvre doucement la lourde tenture. Finalement, il n’y a rien de très extraordinaire, à première vue. Un lit et quelques meubles, tous entassés les uns sur les autres. Ça y est, elle s’en souvient maintenant. Tout cela appartenait à l’époque où son arrière-grand-mère vivait ici. Par curiosité, elle s’approche des meubles, mais elle sait bien que tout est vide. Son ancêtre a emmené presque toutes ses affaires avec elle lorsqu’elle est allée en maison de retraite, et à sa mort c’est sa fille, la grand-mère de Léa, qui a tout récupéré. Léa ouvre les tiroirs de la table de nuit. Il n'y a plus rien à l'intérieur. Mais en ouvrant le deuxième elle s’aperçoit qu’il est moins profond que les deux autres. Comme si le fond était surélevé. Elle sait que ce n’est qu’un détail cependant elle ne veut pas croire qu’il ne s’agisse seulement d’un défaut de fabrication. En temps normal elle aurait eu la flemme de chercher plus longtemps, mais cette nuit elle n’a rien d’autre à faire. Elle appuie au milieu du tiroir, puis dans les coins. En pressant sur le coin inférieur gauche, le coin supérieur droit se soulève. Elle appuie plus fort, puis parvient à retirer une plaque de bois, dont les dimensions sont exactement celles du tiroir. Un double-fond. Et pour comble, en dessous de ce faux fond, il y a un objet. Quelque chose qui ressemble à un très vieux livre, dont la couverture est noire, et sur lequel, dans un petit rectangle blanc jauni par le temps, est écrit « Journal de Louise ».
   Elle adorerait l’ouvrir, mais elle se dit que ce serait dommage de le faire maintenant alors que la fatigue commence enfin à se faire sentir. Et puis elle préfèrerait partager cette découverte avec Quentin.

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