Le lendemain à huit heures et demie, Léa sonne chez les grands-parents de Quentin. C’est lui qui lui ouvre. Il a l’air tout endormi, avec les cheveux ébouriffés, mais il a surtout l’air surpris.
— Léa, il est tôt…
Elle est gênée pendant un moment. C’est vrai que se faire réveiller avant neuf heures un jour de vacances, c’est un peu tôt.
— Désolée…
— Ce n’est pas grave. Viens, entre, il fait pas chaud dehors.
Il la fait entrer dans la cuisine et allume la radio. Une jolie musique mélancolique en émane et rappelle à Léa que ses parents lui manquent, mais elle sent au fond d'elle qu’aujourd’hui sera tout de même une belle journée.
I give her all my love, that’s all I do. And if you saw my love you’d love her too, I love her.
She gives me everything, and tenderly the kiss my lover brings, she brings to me. And I love her.
A love like ours could never die, as long as I have you near me.
Bright are the stars that shine, dark is the sky. I know this love of mine will never die, and I love her.
— C’est quoi?
Il n’a pas l’air de comprendre tout de suite, et pendant qu’il sert une tasse de lait chaud à Léa, celle-ci lui désigne le poste de radio.
— Les Beatles. Celle-là c’est Paul McCartney qui la chante.
Elle boit une gorgée avant de se rendre compte que c’est trop chaud.
— Tu as les mêmes goûts que ma voisine.
Son ami sourit et s’assoit en face d’elle en croisant les bras sur la table.
— Et toi tu aimes bien ?
— Oui je commence à m’y habituer, c’est vrai que c’est pas mal.
Un silence s’installe. Léa boit son lait et Quentin la regarde, sans rien faire, avec un air de marmotte encore endormie.
— Tu ne manges rien ?
Il secoue la tête.
— En général je n’ai pas faim le matin.
Léa change de sujet, encore intriguée par sa découverte nocturne.
— Si je suis venue te chercher aussi tôt c’est parce que j’ai trouvé quelque chose cette nuit.
Son ami lui répond par de gros yeux.
— Qu’est-ce que tu fais la nuit, tu ne dors pas ?
— Pas cette nuit, je n’y arrivais pas.
— Et qu’est-ce que tu as trouvé alors ?
Elle lui lance un regard malicieux.
— Je ne peux pas te le dire ça comme ça, il faut que tu viennes voir.
Il sourit et se lève.
— D’accord, je vais m’habiller et j’arrive.
Après quelques minutes, il revient et tous les deux s’en vont chez Léa. Elle l’emmène dans la salle oubliée, et il ne manque pas de commenter chaque chose qu'il voit, fasciné par cette pièce sombre et mystérieuse. Léa s'accroupit devant la vieille table de chevet et ouvre le tiroir.
— C’est… C’est un journal ?
— Oui, celui de mon arrière-grand-mère.
Quentin ose à peine le toucher.
— Et qu’est-ce qu’il y a écrit dedans ?
— Je ne sais pas, je t’ai attendu pour l’ouvrir.
— Tu crois qu’on peut ? demande Quentin.
— Qu’on peut quoi ?
— Ben… Le lire.
Léa n’y avait pas pensé. C’est vrai qu’au fond, un journal, c’est secret. Et son arrière-grand-mère n’aurait sûrement pas aimé qu’on touche à sa vie privée, si elle a caché son journal de cette manière c’est peut-être pour une raison. Mais Léa a tellement envie de l’ouvrir qu’elle préfère trouver une excuse.
— C’est une écriture d’enfant qui a écrit « Journal de Louise », et en général les enfants n’ont pas vraiment de secrets. On n’a qu’à lire seulement quelques pages.
Quentin hoche la tête d’un air d’approbation. Il suit Léa jusqu’à la salle de jeux, qui est un peu devenue la salle où ils sont le plus souvent. Ils s’allongent par terre, sur le ventre, et ouvrent une page au hasard.
Samedi 14 avril 1928.
Aujourd’hui je suis allée jouer avec Lucie. Au début on a un peu discuté dans ma chambre, et ensuite on s’est rendues compte qu’il faisait très beau dehors, alors on est allées dans la forêt. On a pris le chemin habituel. D’abord la petite clairière, ensuite on tourne à droite et on arrive sur notre chemin à nous. On a discuté pendant le trajet, et ensuite on est arrivées chez le couple. C’est notre endroit préféré. Là on a joué au jeu habituel, mais cette fois il n’y avait plus beaucoup de cailloux. Je crois qu’à force de les déplacer tout le temps, un jour il n’y en aura plus du tout. Mais pour l’instant on en profite tant qu’il y en a. J’adore jouer avec Lucie. Aujourd’hui on s’est promis qu’on resterait toujours amies, même quand on serait grandes. On n’habitera pas ensemble, mais juste à côté. Plus tard je compte habiter à Paris. J’adorerais vivre là-bas, je n’y suis jamais allée mais papa m’en parle souvent. Il dit qu’en ce moment c’est la fête, parce que depuis que la guerre est finie les gens veulent s’amuser. Pourtant ça fait longtemps qu’elle est finie, la guerre, mais c’est comme ça. Quatre ans de malheur, ça met du temps à rattraper, c’est pour cela que ça fait dix ans qu’on s’amuse. Je n’ai plus le temps d’écrire, maman veut que je donne à manger aux chevaux. A bientôt, mon journal.
Quentin fronce les sourcils.
— Le couple ?
Léa se dit comme lui que c’est dommage qu’il n’y ait pas plus de précisions.
— Peut-être des membres de sa famille. Une petite maison en pleine forêt…
Quentin hoche la tête.
— Mais au fait de quelle forêt parle-t-elle ? Elle habitait où ton arrière-grand-mère en 1928 ?
— Elle est née en 1919, donc elle avait neuf ans à ce moment-là. Elle n’habitait pas ici, puisque cette maison a été construite quand elle s’est mariée. Mais je ne sais plus où elle habitait quand elle était enfant, il faudrait que je demande à ma grand-mère.
Il a l’air encore plus intéressé.
— Tu pourrais lui demander maintenant ?
— Le téléphone ne marche toujours pas, il faudrait que je lui envoie une lettre…
Il rit et sort son téléphone portable en le tendant à Léa.
— Tiens, ça ira sûrement plus vite.
Elle prend l’objet en remerciant son ami, et descend pour chercher le numéro de sa grand-mère. Lorsqu’elle le trouve, elle le compose et attend une réponse.
— Oui ?
— Bonjour mamie, c’est Léa.
— Léa, je suis heureuse de t’entendre. Ton téléphone marche de nouveau ?
— Non, c’est le portable d’un ami. J’avais une question à te poser…
Sa grand-mère a l’air très attentionné, comme toujours, en fait.
— Oui je t’en prie ma chérie.
— Elle habitait où ta maman quand elle était enfant ?
Un petit silence à l’autre bout du fil fait comprendre à Léa que la mémoire de Félicie n’est pas toujours très performante.
— Elle habitait… à quelques mètres de ta maison je crois.
— Comment ça ?
Finalement sa grand-mère parvient à s’éclaircir les idées pour lui donner un peu plus de précisions.
— C’était une vieille maison de fermiers, un peu plus loin dans ta rue. Lorsqu’elle s’est mariée, en 1938, elle et mon père ont fait construire une nouvelle maison un peu plus loin, celle dans laquelle tu habites maintenant.
— Et l’ancienne maison, qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— Elle a été détruite un peu plus tard, pendant la guerre. Mais pourquoi veux-tu savoir tout ça ?
Mieux vaut ne pas lui parler des lettres et du journal pour l’instant, Léa préfère taire cette histoire.
— Juste comme ça, je me demandais. Et au fait, est-ce que tu connais une certaine Lucie qui aurait été une amie de ta maman ?
— Ça ne me dit rien…
Pour éviter que sa grand-mère ne lui pose trop de questions sur cette enquête, Léa finit par raccrocher en lui disant qu’elle l’embrasse. Elle rend le téléphone à Quentin en soupirant.
— On n’est pas très avancés…
— Oui… C’est bizarre que ta grand-mère ne connaisse aucune Lucie, alors qu’apparemment c’était la meilleure amie de sa mère.
— Moi non plus je ne connais pas les amis d’enfance de mes parents. Et puis la mémoire de ma grand-mère vacille un peu en ce moment. Mais au moins on sait que Louise habitait dans cette rue, et donc qu’elle parle bien de la forêt qu’on connaît. Et puis maintenant que j’y pense, on sait aussi que Lucie n’habite pas loin, puisqu’elle jouait avec Louise quand elles étaient petites.
Quentin secoue la tête.
— Elles ont très bien pu se rencontrer à l’école. Et puis justement, Louise dit qu’elle habitera juste à côté de Lucie, plus tard. Ça veut dire que ce n’était pas le cas au moment où elle l’a écrit.
Une idée traverse alors l’esprit de Léa, et son visage s'illumine.
— Mais alors peut-être que cette Lucie… C’est la voisine ?
— Quelle voisine ? Je croyais que ta voisine s’appelait Céline…
— Oui, je sais, mais alors une ancienne voisine. Elles ont dit qu’elles habiteraient juste à côté. Si ça se trouve, elles ont tenu leur parole, et un jour une Lucie a habité dans la maison d’à côté.
Il hoche la tête avec un petit sourire.
— Oui, mais de quel côté ?
C’est vrai, Léa a des voisins à gauche, à droite, et en face. Comment savoir dans laquelle de ces trois maisons a un jour habité Lucie ?