La ville semblait s’écarter sur leur passage, repoussée par la sirène de police et les lumières rouge et bleu. Hébété, Sofiane regardait par la fenêtre. Visages ahuris, terrifiés, curieux. Les immeubles, les magasins, les rues.
Sa mère habitait là-bas.
Est-ce qu’ils allaient s’en prendre à sa mère ?
Il voulut demander, mais sa gorge était sèche, son cerveau incapable d’agencer une phrase. Il se tourna vers Leïla, qu’il n’avait jamais vu si concentrée sur sa conduite. Ses mains blanchissaient autour du volant, elle se mordait la lèvre. Il prit conscience de leur vitesse, prit conscience qu’elle n’avait pas sa ceinture. Si elle devait freiner brutalement…
— Ta ceinture, articula-t-il.
Elle ne répondit pas, mais ses yeux glissèrent une demi-seconde sur le rétroviseur extérieur. Sa vitesse décrut légèrement, elle s’autorisa un feu rouge et boucla sa ceinture.
— Toi aussi, derrière, lâcha-t-elle entre ses dents serrées.
Fatou s’exécuta avant de reprendre Gros sur ses genoux. Celui-ci avait arrêté de s’époumoner, et ronronnait maintenant comme un cyclomoteur. De trouille, de soulagement, peut-être.
Sofiane croisa le regard de la petite dans le rétro.
— Merci pour le chat, bredouilla-t-il.
Elle hocha la tête et enfoui son visage dans la fourrure du félin. Sofiane se tourna à nouveau vers Leïla, ses synapses reprenaient du service. Elle conduisait à une allure plus raisonnable, quoique encore trop rapide.
— Quitte la ville, dit-il.
— Non, vraiment ? répliqua-t-elle avec sarcasme.
— Okay, je la ferme.
— Je veux bien.
Il croisa les bras, fixa l’extérieur.
— Ça fait plaisir de te voir, admit-il.
Elle ne répondit pas. C’était compréhensible. Des mois de silence pour ça.
— Je sais que t’aurais préféré des excuses, un burger et de la bière.
— J’ai intérêt à les avoir un jour.
Il sourit. Et ce sourire lui parut si incongru, si déplacé, qu’il se mit à rire nerveusement.
Leïla finit par couper la sirène et les gyrophares, avant d’adopter une conduite normale. Personne ne les avait suivi. Sofiane s’autorisa à respirer, mais son amie restait tendue et crispée. Elle sursauta quand sa radio grésilla.
— Leïla ? l’appelait une collègue.
— Pas un bruit, dit-elle à ses passagers.
Même Gros parut ravaler son ronronnement.
— Je suis là, dit-elle en prenant la radio.
— On peut savoir ce qui se passe ?
Quand elle lui jeta un coup d’œil, Sofiane résista à son envie de juste hausser les épaules. Elle n’aurait pas supporté, et lui-même se serait baffé.
— Des tarés s’en sont pris à une gamine et son père, résuma-t-elle. Mais ça va, ils ne nous suivent pas.
— Tu retournes au poste ?
— Ouais, je vais faire ça. Je me suis pas mal éloignée cela dit, ça va me prendre un bon quart d’heure. On arrive.
— D’accord.
Elle raccrocha et, aussitôt, Fatou dit d’une petite voix :
— Je ne veux pas retourner là-bas.
— On n’y va pas, la rassura Sofiane en se lui souriant. Pose-nous n’importe où, Leïla, on…
— Oh que non. Je veux des explications, et maintenant. T’as deux minutes.
Elle se gara de travers dans une petite rue, enclencha les warnings et se tourna vers lui d’un air décidé, le fusillant de ses yeux clairs.
— Je t’écoute.
Il resta perplexe de longues secondes, avec la sensation quasi physique de sentir les évènements infuser sous sa peau, dans ses neurones… Il y avait des choses à raconter, mais il ne savait pas comment, les mots refusaient de lui venir.
Dans le rétroviseur, Gros et Fatou l’observaient comme une seule et même personne. Le regard de la gamine le mettait mal à l’aise. Il semblait y en avoir tellement, derrière ces iris. Il sut alors comment démarrer.
— Fatou est comme moi.
Les sourcils fournis de Leïla se froncèrent d’incompréhension. Il précisa :
— C’est une mutante aussi, professeur Xavier.
— Tu veux dire qu’elle ne peut pas se blesser ?
— Non, c’est autre chose. Elle…
Il se tortilla pour regarder Fatou.
— Tu es particulièrement forte, hein ? demanda-t-il.
Aucune enfant ordinaire n’aurait cassé le poignet de quelqu’un d’une torsion. Peu d’adultes l’aurait fait, même. Et il avait senti sa poigne, dans l’appartement, un autre que lui aurait eu les phalanges écrasées.
L’attention de Fatou tomba sur ses mains, qui caressaient inlassablement le chat. Il n’y avait plus d’assurance sur son visage, juste l’ombre terrifiée d’une gosse aussi perdue que Sofiane l’était.
— C’est pas moi, dit-elle tout bas, c’est le Diable. Parfois, le Diable me contrôle et me force à faire de mauvaises choses.
Elle paraissait sur le point de pleurer.
— Tu m’as sauvé la vie, rappela Sofiane. T’as sauvé Gros. C’est pas une mauvaise chose, ça.
Il passa sous silence que ça avait impliqué blessures et morsures, Fatou le savait parfaitement.
— Admettons, dit Leïla en brisant le silence. D’où elle vient ? D’où tu viens ? se reprit-elle en s’adressant directement à elle.
Son ton radouci et la prévenance sur son visage attendrirent Sofiane. Leïla lui avait manqué.
— Burkina Faso, répondit-elle après une hésitation.
— Et tu es venue avec ta maman ou…
Leïla laissa sa question en suspend, s’adressant à moitié à Sofiane, qui prit le relais. Il raconta, avec une soudaine facilité, l’homme qui s’était présenté à son appartement, l’aéroport, la balle qui ne lui avait absolument rien fait. Quand il eut terminé, son amie avait échangé son air sévère contre une expression perplexe.
Le silence se trémoussa progressivement au fond de Sofiane, lui rappelant l’urgence de la situation. On les attendait au poste de police, incessamment sous peu, et la suite dépendait de son amie.
— Laisse nous là, décida Sofiane. On va se débrouiller. Tu peux dire que je t’ai agressé.
— Tais-toi, je réfléchie.
Elle fixait le pare-brise, une virgule réflexive creusée entre ses sourcils et les mains nouées sur le volant. Ses cheveux crépus domptés en chignon serré la rendait sérieuse et professionnelle. Sofiane connaissait bien les deux Leïla : la policière inflexible et sa meilleure amie pleine de rire. Le chignon sans fantaisies, et la cascade de mèches sur sa peau nue.
— On va changer de voiture, dit-elle soudain, et aller chez ma mère.
L’estomac de Sofiane fit une embardée, dans une mélange de joie, de soulagement et de culpabilité.
— Fais pas ça, dit-il à contrecœur. Tu vas avoir des emmerdes.
Elle lui adressa un regard intense.
— Tu as toujours su juger une situation pour agir comme il fallait, répondit-elle. Aujourd’hui, tu refuses d’aller porter plainte ou de chercher de l’aide auprès de la police. T’as préféré passer par moi, alors que tu m’avais pas contacté depuis des mois. Pourquoi ?
Il baissa les yeux sur ses doigts croisés, prenant conscience qu’il était en chaussettes, et que son t-shirt avait été troué par une balle.
— Parce qu’on aurait été séparés, avec Fatou, avoua-t-il. Et je ne voulais pas.
Il s’entendit parler, ressembler à un gamin capricieux, et aller préciser sa pensée quand Fatou intervint, d’une voix ferme :
— On ne doit pas se séparer.
Ils se tournèrent vers elle. Ses yeux brillaient comme des braises nichées dans un éclat de charbon.
— Pourquoi ça ? s’enquit Leïla.
— Je ne sais pas, admit la petite, mais on se connaît et on ne doit pas se séparer.
Leïla chercha plus d’explications auprès de Sofiane, qui secoua la tête d’un air désolé.
— Je ne comprends pas non plus, mais c’est ça. C’est un sentiment viscéral. Je suis aussi perdu que toi.
— Raison de plus pour aller voir ma mère, déclara-t-elle en désactivant les warnings.
Avant de démarrer, elle se laissa retomber contre le dossier en soupirant.
— Je suis désolé, Leï.
Elle esquissa un sourire un peu blasé.
— Je sais. T’es toujours désolé. Mais moi aussi je le suis, j’ai pas assurée quand tu avais besoin d’aide.
Elle tourna la clef.
— T’as assuré, protesta Sofiane. C’est moi qui…
— On en parlera plus tard, le coupa-t-elle doucement. Faut changer de véhicule avant de quitter la ville. J’ai pas sorti ma bagnole depuis un moment, y a pas grand monde qui la connaît, ça pourra le faire.
— À tes ordres.
Elle recula dans la rue et, aussitôt, Sofiane se mit sur le qui-vive, le palpitant accélérant douloureusement.
— Je peux aussi te poser une question ? dit-il.
— Tu l’as déjà fait, mais recommence.
Il sourit. Un spasme des zygomatiques.
— T’es venue à cause à mon coup de fil, mais sans renforts, fit-il remarquer. T’as toujours eu bon instinct, mais là t’as pas fait appel à un collègue. Pourquoi ?
— Parce que quelqu’un avait demandé après toi, hier, révéla-t-elle les lèvres pincées. C’est un collègue qui a filé ton adresse. Il y a aussi eu un avis de recherche pour une enfant qui correspondrait à Fatou. Et puis…
Elle haussa les épaules.
— Et puis je t’ai toujours fait plus confiance qu’aux autres.
Petite remarque sur le dialogue : les deux questions successives que Leïla et Sofiane se posent mutuellement sont formulées comme "en reflet" l'une de l'autre :
"— Tu as toujours su juger une situation pour agir comme il fallait, répondit-elle. Aujourd’hui, tu refuses d’aller porter plainte ou de chercher de l’aide auprès de la police. T’as préféré passer par moi, alors que tu m’avais pas contacté depuis des mois. Pourquoi ?"
"— T’es venue à cause à mon coup de fil, mais sans renforts, fit-il remarquer. T’as toujours eu bon instinct, mais là t’as pas fait appel à un collègue. Pourquoi ?"
Je me demandais si c'était fait exprès. Et par ailleurs, même si comme d'habitude j'aime beaucoup tes dialogues et leur naturel, pour ces deux répliques-là j'ai l'impression que les personnages s'adressent peut-être davantage au lecteur (comme pour lui donner des éléments de contexte) qu'à leur interlocuteur, ce qui diminue un peu le naturel du truc à mes yeux.
Hâte de continuer, en tout cas !!
Petit bout par petit bout... ça fait des sacrés bouts ! Merci, déjà, pour cette lecture ♥
Alors, je n'avais absolument pas fait exprès pour ce dialogue en reflet. Techniquement j'aime bien (j'aime les reflets) mais si tu trouves que ça perd en naturel, et que c'est gênant, faudra que je les reformule !
Toujours des retours très intéressants de professeur Erybou !
A vite !
{*} Coquille : "Tais-toi, je réfléchie." (réfléchis)
{*} Le mystère s'épaissit autour des pouvoirs. Je me demande ce que tu vas en faire. D'habitude, je t'assure que je vois à peu près où vont les histoires, mais celle-ci je ne trouve pas, alors je me laisse porter. Lecture toujours aussi fluide.
Moi je suis ravie que tu apprécies Leïla ♥ C'est vrai qu'avec vos commentaires je vois la thématique famille, mais je ne suis plus certaine d'avoir axé volontairement le thème dessus xD Pas à ce point en tout cas. J'aime bien !
Hehe Bon ben j'espère que tu aimeras la destination, mais tant mieux si se laisser porter te convient !
Bisous
Je crois qu'on entend parler pour la première fois de Burkina Faso ? En tout cas, pour le coup, tu peux oublier une de mes remarques précédentes : pas besoin de caractériser plus l'accent de Fatou, tu as raison !
Dans le détail plus formel :
— Toi aussi, derrière, lâcha-t-elle entre ses dents serrées. -> j'ai pas compris pourquoi "derrière" ?
Elle hocha la tête et enfoui -> enfouit
la rassura Sofiane en se lui souriant. -> un petit bug se/lui
Tu peux dire que je t’ai agressé. -> agressée
— Tais-toi, je réfléchie. -> réfléchis
Peu d’adultes l’aurait fait -> auraient ?
alors que tu m’avais pas contacté -> contactée
T’es venue à cause à mon coup de fil -> double "à"
A bientôt !
Merci beaucoup pour les fautes ! Vous m'aidez à cleaner ce texte bien comme il faut, je vous en suis reconnaissante ♥
Tant mieux pour l'accent, si la mention ici suffit !
Merci de tous tes retours, Liné !
C'est le chapitre des explications. J'ai l'impression d'un truc plus grand qui dépasse Sofiane et Fatou. Pas au niveau de ces gens qui cherchent Fatou, ça c'était établi dès le début, mais un truc plus... spirituel/mystique/fantastique. Pourquoi se retrouvent-ils, qu'est-ce qui les lie ? Je me demande même si on aura de "vraies" réponses. J'en suis frustré d'avance xD (mais c'est le jeu du fantastique huhu)
En tout cas leur relation à tous les deux est touchante. N'empêche que c'est bien pratique, cette amitié avec Leïla qui lui fait plus confiance qu'aux autres :P
Plein de bisous !
Ah, tu as un bon instinct ♥ Tout sera expliqué à la fin, ne t'en fait pas (j'aime bien quand un roman, une série ou un film laisse un blanc sur certaines explications parfois, mais ce texte n'était pas assez dense pour ça)
Ahaha tu n'as pas dans ton entourage cet.te/ces personnes avec qui tu ne poserais pas de questions dans une situation importante ?
Bisous ! Merci de ta lecture !
C'est chouette d'avoir pris une femme comme chevalier qui sauve le pauvre héros, ca change des poncifs!
Bon, en revanche, ça craint du côté de la police, on sent qu'ils ne sont pas nets sur cette affaire.
Je me dis aussi que ce n'est pas une super idée d'aller chez la mère de Leila, parce que la piste ne va pas être dure à suivre. Sauf si personne ne sait où elle habite, ce qui m'étonnerait un petit peu quand même...
Aussi je vais arranger ça, mais les deux types qui voulaient récupérer le type chez Sofiane ne sont pas de la police. Ils se présentent comme des collègues et c'est bien le cas. Je changerai ça, ainsi que le message qu'il envoie à Leï
Oh, et "avec la sensation quasi physique de sentir les évènements infuser sous sa peau," >> je suis tombée amoureuse de cette phrase ♥
Ca avance, d'ailleurs, alors je pourrai bientôt mettre la suite sur PA
Leïla a bien de la chance de passer chez tes perso coup de ♥ ! Je trouve toujours compliquée d'évoquer un personnage et de devoir le révéler après, les gens ont le temps de s'en faire une idée (mais dans ce texte les évènements s'enchaînent peut-être juste assez pour qu'on ne se penche pas trop dessus)
Merci encore !