Shaniel se rongeait les sangs. Sans montre, difficile de mesurer l’écoulement du temps. Ce monde était bien trop primitif. Et cette fameuse Barrière, cette magie des phénix qui les protégeait… l’avaient-ils seulement traversée, en franchissant la Porte ? Était-ce la raison pour laquelle son bracelet avait cessé de fonctionner ?
— Calme-toi, Shaniel. À marteler ainsi le parquet, tu vas finir par les réveiller.
— Il met trop de temps !
— Il n’a jamais dit que ce serait rapide. N’oublie pas qu’il doit les convaincre de l’accompagner. Ce ne sera pas simple.
— Ils le connaissent, se renfrogna Shaniel.
— Shani, soupira Rayad. La discrétion va rarement de pair avec la vitesse.
La jeune femme se tint tranquille quelques minutes, puis se pencha de nouveau à la fenêtre.
— C’est lui ! Je le vois !
Rayad leva les yeux au ciel. Elle était si surexcitée. Croyait-elle partir à l’aventure comme dans les histoires ? Elle allait avoir une sérieuse déconvenue.
— Ton sac est prêt ?
— Depuis longtemps. Le strict nécessaire, comme tu m’as demandé.
Rayad haussa un sourcil devant le bagage volumineux, mais s’abstint de tout commentaire. Quand il faudrait le porter, elle reverrait sa notion du mot « nécessaire ».
Alistair se glissa bientôt par la fenêtre entre-ouverte. Sur le balcon, les deux griffons prenaient tout l’espace. Grenat était le mariage d’un élanion avec une panthère des neiges ; un fin masque noir soulignait ses yeux rouges, son plumage était blanc, mis à part ses rémiges primaires noires. La deuxième moitié de son corps était couvert d’une fourrure dense, d’un gris pâle qui tirait sur le crème, avec de larges cercles noirs.
Zéphyr était le croisement d’un milan avec un lion ; son plumage était roux et noir, son pelage d’un ocre foncé.
Les deux animaux étaient massifs, avec leur tête de rapace, et leur arrière-train de félin ; leur taille approchait celle d’un petit cheval.
Shaniel se précipita sur Grenat, noua les bras autour de son cou.
— Tu m’as manqué, murmura-t-elle.
L’énorme bec claqua en réponse. Shaniel ajusta son sac en travers de ses épaules, caressa les douces plumes sur le dessus du crâne, enfourcha sa monture.
— Alors, vous attendez quoi, le déluge ?
Alistair reprenait son souffle. Rayad s’inquiéta de ses traits tirés.
— Tu veux te reposer ?
— Un instant, j’ai cru… j’ai préféré prendre de la hauteur. Un peu trop. Donnez-moi quelques minutes et il n’y paraitra plus.
Rayad s’approcha de Zéphyr qui lissait ses plumes.
— J’espère que tu as bien profité de tes vacances, mon ami !
Le griffon balança sa lourde tête en réponse. Rayad était heureux de l’avoir apprivoisé ; les scientifiques du Huitième Monde s’en étaient donné à cœur joie sur leurs expérimentations une fois le traité de paix signé avec la Fédération. Plus besoin de créer des améliorations pour les guerriers ! Alors ils s’étaient tournés vers les hybrides, soit à la demande de familles fortunées, soit pour rectifier les troubles de l’écosystème.
Dvorking leur avait offert les griffons pour leurs quinze ans. Il avait fallu à Rayad et Shaniel presque un an pour se faire accepter sur leur dos. Rayad n’avait compris que bien plus tard la manœuvre de son père : leur apprendre l’humilité.
Dvorking n’avait jamais rien laissé au hasard. Il avait toujours une longueur d’avance sur ses ennemis. Comment avait-il pu se faire surprendre ainsi ? Rayad espérait toujours un miracle. Que son corps fut une doublure, qu’il ne soit pas réellement mort, que tout ceci ne soit qu’un test de plus…
— Je suis prêt, annonça Alistair. Tu es sûr de toi ?
— Oui. La Porte est au nord et j’ai une bourse de la monnaie locale. Peux-tu nous guider ?
Alistair acquiesça.
— Alors en route. Nous partons.
*****
— Quelle bonne idée, vraiment, railla Shaniel.
Ils étaient devant la Porte, trempés d’avoir volé au travers des nuages, fourbus des quatre heures de vol.
Tout cela en vain.
Rayad avait tiré du lit le Prêtre qui s’occupait d’ouvrir le passage au sein de la Porte, pour se faire entendre que les Portes fonctionnaient grâce à l’énergie du soleil. Uniquement le jour.
Rayad s’était senti profondément mortifié. Le Prêtre leur avait claqué la porte au nez, sans sourciller sur les ailes d’Alistair, presque invisibles dans la nuit.
Le seul bon point de la soirée.
— Et maintenant, que fait-on ?
Leurs habits étaient détrempés. Shaniel avait froid, elle était fatiguée, et il n’y avait rien d’autre à faire que de patauger dans la boue.
— Revenons en lisière de la forêt, décida Alistair. Sous les arbres, nous serons un peu mieux abrités de la pluie.
Défaits, ils retrouvèrent d’un coup d’ailes l’abri des frondaisons.
— Dire que nous aurions pu dormir dans un vrai lit si monsieur n’avait pas été si impatient, marmonna Shaniel.
— Ce n’est que partie remise, rétorqua Rayad. Nous serons les premiers sur place.
— Crois-tu que le Prêtre sera si prompt à nous aider quand il reconnaitra les ailes d’Alistair ?
— À l’aube, le rouge illumine tout. Il ne pourra être certain. Tu ne voudrais pas être positive, un peu ? ajouta-t-il comme elle ouvrait la bouche pour protester. Maintenant tais-toi et essaie de dormir. Cela nous fera du bien à tous.
Shaniel serra les mâchoires et se détourna. La branche sur laquelle elle était assise était inconfortable au possible. Elle se blottit au maximum contre Grenat. L’animal sentait le mouillé, mais sa chaleur irradiait et Shaniel en avait besoin. Elle avait si froid qu’elle en claquait des dents. Comment son frère voulait-il qu’elle dorme dans ces conditions ? Shaniel bouillait de colère. Ce soir, impossible d’utiliser Alistair pour apaiser ses tourments. Elle était seule et elle détestait cette situation. Sans la confiance totale qu’elle portait à son frère, Shaniel les aurait poussés à rentrer au Palais.
Elle espérait juste ne pas se tromper.
*****
Alistair n’aimait pas ça.
Dans les airs, ils avaient été en sécurité ; ils étaient suffisamment hauts pour être hors portée des flèches éventuelles.
Maintenant qu’ils étaient au sol, la donne changeait. Certes, ils s’étaient réfugiés dans les arbres, mais ils restaient vulnérables. Et Alistair détestait que Rayad ne prenne pas la situation au sérieux. Il était seul pour les défendre, son bras blessé le gênait encore ; ce serait compliqué contre une attaque bien organisée.
La Fédération des Douze Royaumes était en paix, mais des bandits écumaient encore régulièrement les routes, et le lieu était propice à une embuscade. Les Mecers et les forces armées de la Fédération ne pouvaient pas être partout ; douze planètes, c’était grand.
— Monte la garde si tu y tiens, soupira finalement Rayad. Mais honnêtement, si près d’une Porte ? Je n’y crois pas.
Rayad aurait préféré que son ami se repose. Il n’ignorait pas qu’il avait été blessé lors de leur fuite ; du repos lui aurait fait du bien. Alistair ne changerait pas d’avis, maintenant qu’il s’était décidé.
Zéphyr au-dessus de lui, Rayad se cala du mieux qu’il put sur sa branche, et ferma les yeux.
*****
Shaniel et Rayad avaient réussi à s’endormir, mais Alistair ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il sursautait au moindre bruit, qu’il considérait comme suspect. Pourtant, il savait que nombre de créatures de la forêt étaient nocturnes et profitaient du couvert de la nuit pour chasser et se nourrir.
Au fil des minutes qui s’écoulaient, Alistair finit par se détendre. Rayad avait eu raison. C’était stupide de s’être cru en danger à deux pas d’une Porte. Il ajusta sa position contre le tronc, grimaça en frottant son bras blessé. Il n’avait pas osé en parler au Palais ; peut-être aurait-il dû. Faire confiance n’était pas dans sa nature et une blessure le rendait vulnérable.
Alistair soupira, jeta un dernier coup d’œil aux alentours. Toujours rien. Veiller alors que son corps demandait du repos serait vraiment stupide.
Ses yeux se fermèrent lentement, sa respiration s’apaisa.
Les feuillages s’agitèrent en contre-bas. Son cœur s’emballa et il bondit sur ses pieds. Cette fois, nul doute n’était permis, il y avait bien quelque chose. Il plissa les yeux ; difficile de discerner quoi que ce soit dans la pénombre des fourrés.
Les feuillages s’écartèrent, révélant plusieurs silhouettes ailées. Alistair s’immobilisa. S’il avait pu se confondre avec le large tronc, il l’aurait fait. Que l’un d’eux l’aperçoive et s’en serait fini de lui.
Des flèches sifflèrent aux alentours : les ailés n’étaient pas seuls. Des jurons leur échappèrent.
Les autres se rapprochèrent, maintenant qu’ils étaient en position de force. Trois ailés, des Émissaires s’il en jugeait par leur uniforme gris, et au moins quinze brigands. Même pour ces soldats d’élite, la partie serait compliquée.
Rayad s’éveilla en sursaut, se redressa en position assise. Avait-il rêvé ces bruits de combats ?
–Ne bouge pas, murmura Alistair à ses côtés.
–Qu’est-ce qu’il se passe ?
–Trois Émissaires. Quinze brigands.
Rayad ne répondit pas, et Alistair n’ajouta rien. Il aurait préféré se tromper et son prince avait encore du mal à admettre ses erreurs.
Puis il aperçut les lames d’acier entre ses doigts.
–Prêtons-leur main forte.
–C’est de la folie d’intervenir, souffla Alistair. Ils se retourneront contre nous dès qu’ils discerneront la couleur de mes ailes.
–Nous sommes en paix, Alistair. Si je me fais connaitre, ils te laisseront tranquilles.
Son ami haussa un sourcil.
–Vraiment ? Je ne tiens pas à être victime d’un regrettable accident. Nous devrions nous abstenir.
–Je sais, lui répondit Rayad sur le même ton.
–Mais ?
–Mais j’en ai marre de fuir encore et toujours.
En bas, l’un des ailés trébucha. Les deux autres se portaient à son secours, mais ils étaient aux prises avec plusieurs adversaires. Ils n’y arriveraient pas, songea Alistair.
La dague de Rayad vola droit dans la poitrine de l’assaillant, où elle se ficha avec un bruit mat. Tous s’immobilisèrent tandis que l’homme, toujours surpris, tombait au sol, raide comme un piquet.
Sans qu’Alistair ne puisse le retenir, Rayad sauta en contrebas. Alistair jura avant de le rejoindre, lame au clair. Une lame qui ne reflétait aucun éclat, en cristal Kloris noir. Profitant de la sidération, il porta deux attaques et deux corps s’écroulèrent.
–Mais qui es-tu ? souffla l’ailé derrière lui.
–Si je te le disais, tu ne me croirais pas, marmonna Alistair.
Il remerciait l’obscurité qui grisait toutes les couleurs.
Rayad à ses côtés, il avait déjà bondi plus loin. Les deux hommes combattaient ensemble depuis des années ; ils se complétaient parfaitement.
Du deux contre un. Ce serait un jeu d’enfant.
Sans vérifier si les Massiliens se joignaient à eux, Alistair attaqua. Très vite, la panique gagna leurs adversaires. Alistair comprit que la vue des yeux rougeoyants de Rayad en était la cause. Avec sa peau sombre, dans la nuit, on ne voyait qu’eux. Les étoiles à la lame effilées qui sifflaient dans la nuit, quasi invisibles, rajoutaient à son aura surnaturelle.
Alistair ne perdait pas de temps en vaines démonstration, allant à l’essentiel, efficace, comme son entrainement et son père lui avaient appris.
Bientôt, le seul bruit audible fut celui de leurs respirations hachées.
Il ne restait plus qu’eux, debout, et les Massiliens, toujours épée au clair. Méfiants.
Alistair préféra rengainer pour éviter tout malentendu et Rayad l’imita, avant de rabattre sa capuche pour masquer son regard. Les ailés s’étaient regroupés.
Un silence tendu s’installa. Rayad fronça les sourcils. Il savait Alistair chatouilleux avec son honneur ; auraient-ils dû s’abstenir d’intervenir ? Il n’arrivait pas à regretter son geste. Sa seule culpabilité était à propos de Shaniel, endormie seule dans l’arbre. Le fracas des combats ne l’avait apparemment pas réveillée, et il ne savait pas vraiment s’il devait s’en réjouir. Elle lui passerait un savon pour s’être mis en danger inutilement.
–Nous aurions pu les vaincre seuls, mais merci pour votre intervention, dit enfin l’un d’entre eux, chassant la tension.
–Vous auriez pu ? cracha une voix courroucée.
Une voix indubitablement féminine. Ils levèrent les yeux. Une Massilienne se posa auprès des siens, sanglée dans le même uniforme gris.
–Vous deviez m’attendre, rappela-t-elle. Que je confirme l’absence de renforts.
–Mais Taka, nous voulions seulement te prouver que…
D’un regard, Taka les fit taire. Alistair ne distinguait pas la couleur précise de ses ailes ; claires, ça c’était sûr. Les siennes devaient apparaitre foncées, et c’était une chance. Il n’aimait pas les cacher mais savait les relations conflictuelles entre son père et son ancienne nation. Il aurait préféré ne pas côtoyer d’autres ailés – même si une part de lui se demandait quelle aurait pu être sa vie si les choses avaient été différentes, s’il avait vécu au sein d’un peuple où les ailes étaient la règle, et non l’exception.
–Je suis Taka, Émissaire du Troisième Cercle, se présenta la Massilienne. Merci d’avoir apporté votre aide à mon groupe.
–Il nous a semblé peu judicieux d’assister aux combats sans y prendre part, répondit Rayad.
Malgré la capuche rabattue sur sa tête, il craignait d’attirer l’attention. Alistair avait eu raison, même s’il lui en coutait de l’admettre. Les Émissaires auraient pu se débrouiller seuls, sans qu’ils ne se mettent en danger.
Taka fronça les sourcils en avisant son compatriote.
–On se connait ? lança-t-elle.
–Espèce de sale traitre ! hurla une voix au-dessus d’eux.
Surielle atterrit devant eux, furieuse, les força à reculer.
–Alors comme ça, on part en pleine nuit, sans prévenir, après avoir juré que…
–Nous n’avons rien juré du tout, coupa Alistair, mécontent.
–Tu es bien comme…
–Tu les connais, Suri ?
Surielle fit volte-face, réalisa qu’ils n’étaient pas seuls.
–Taka ? dit-elle, surprise. Je ne te savais pas sur Sagitta ! Pourquoi n’es-tu pas passée nous voir ?
–Mission de routine, sourit la Massilienne. Des amis à toi ? Plutôt pas mal, mais aucun d’entre eux ne correspond à la description que tu m’as faite d’Esmyr !
–Des amis ? fit Surielle, incrédule. Oh non !
Taka se ferma.
–Ils nous ont porté secours, mais s’ils t’ennuient…
–Ce n’est pas ce que je voulais dire ! s’alarma Surielle. Juste que… tu sais, les parents…
Taka éclata de rire.
–Toi aussi, ils s’inquiètent que tu ne trouves pas un mari convenable ? Par Eraïm, ils n’ont pas mauvais goût, en tout cas !
–Ce… ce n’est pas du tout ce que tu crois ! bredouilla Surielle.
Elle jeta un coup d’œil inquiet autour d’elle. Comment se sortir de cette situation ? Le ciel s’éclaircissait à l’approche de l’aube. Bientôt, les ailes d’Alistair deviendraient visibles. Comment allait-elle les sortir de là ? Elle était furieuse contre eux, furieuse d’avoir subi un sermon gratiné par leur faute, pourtant…
–Je suis désolé, Surielle, dit Rayad en s’approchant d’elle. Nous voulions justement éviter d’avoir des ennuis.
–Taka, viens voir !
Les Émissaires n’avaient pas chômé. Les corps des ennemis avaient été regroupés. L’un de ses Émissaires lui présenta une poignée d’insignes.
–Je ne les reconnais pas, répondit-elle. Et toi, Surielle ?
La jeune femme examina l’objet. Deux croissants de lune opposés, dans un ovale. Cela ne ressemblait à aucun des symboles utilisés dans la Fédération.
–Stolisters, souffla Alistair qui s’était approché. Comment ont-il pu arriver jusqu’ici ?
Taka fronça les sourcils.
–Comment…
Les premiers rayons du soleil percèrent l’épais feuillage, renvoyèrent un éclat métallique.
–À terre !
Une pluie de flèches s’abattit sur eux. Alistair jura et porta la main à son côté. Une chance, la flèche n’avait fait que l’effleurer. L’un des Émissaires n’avait pas eu cette chance ; il ne se relèverait pas.
Rester immobile les laisser vulnérables ; Alistair bondit, Rayad à ses côtés. À sa surprise, Surielle et Taka le rejoignirent.
Les six hommes lâchèrent leurs arcs pour empoigner leurs épées ; trop tard pour deux d’entre eux qui s’écroulèrent juste après avoir mis la main sur leur lame. Leurs mouvements étaient désordonnés, et contre Surielle et ses compagnons, ils n’avaient pas le niveau. Ce n’était même pas un combat, songea Alistair alors que sa lame traçait un trait sanglant sur la gorge de son adversaire.
–Tu te débrouilles bien, nota Taka.
–Rayad ? s’inquiéta Surielle en avisant son visage pâle.
Alistair jura et le soutint alors qu’il titubait. Le protéger était sa mission première. Qu’est-ce qui lui avait échappé ?
–Mon père va me tuer, marmonna Surielle à ses côtés.
Elle semblait tout aussi inquiète que lui, même si pas pour les mêmes raisons.
Alistair remarqua alors le sang qui maculait la main de son ami, avisa la déchirure sur son ventre. Il pâlit.
Avec précaution, il aida Rayad à s’asseoir. Le rouge profond de ses yeux s’éclaircissait à vue d’œil.
–C’est mauvais, hein ?
Livide, Alistair ne pouvait qu’acquiescer. C’était un cauchemar. Ils étaient à des heures de la capitale, et leurs compétences en premiers soins ne feraient que retarder l'inévitable.
Près de lui, Surielle crispa les poings. Impossible ! Rayad avait été envoyé sur le sol de la Fédération pour être sauvé, pas pour y mourir ! N’y avait-il aucune solution ? Il avait besoin d’un guérisseur d’urgence. Eraïm, n’y avait-il rien à faire ?
Le monde bascula.
Surielle cligna des yeux, interloquée. Elle était seule.
La forêt avait laissé place à un décor immaculé, cotonneux. De la main, elle testa le sol – si on pouvait l’appeler ainsi – aussi impalpable que de la ouate. Des arbres formés de la même substance se dressaient autour d’elle.
Quel était ce délire ?
Les collines, les arbustes, le sol, le ciel : tout était fait de la même substance, douce, moelleuse, totalement incongrue.
Surielle se retourna. Ses amis n’étaient nulle part en vue. Où était-elle ?
Enfin, elle aperçut quelqu’un. À quelques mètres, un homme vêtu d’une longue toge plissée, d’un vert foncé. Les cheveux longs, retenus par un bandeau de cuir tressé, une palette de couleurs dans une main, un pinceau dans l’autre.
–Qui êtes-vous ? demanda prudemment Surielle.
L’homme se tourna vers elle, et son air pensif s’évanouit. La jeune femme remarqua immédiatement les yeux violets. Eraïm, dans quel pétrin s’était-elle fourrée ?
–Tu n’as rien à craindre, Surielle.
Et comment connaissait-il son nom ?
–Je suis Eraïm. Bienvenue dans mon domaine.
Surielle cligna des yeux, plusieurs fois, parfaitement consciente de sa bouche béante comme une carpe hors de l’eau.
–Comment suis-je arrivée ici ? parvint-elle enfin à articuler.
–Ne m’as-tu pas demandé de faire quelque chose ?
Oh. C’était totalement irréel.
–Vous êtes en train de me dire, commença-t-elle lentement, cherchant ses mots, que j’ai personnellement créé cette situation ?
Le Dieu acquiesça.
–Chaque fois que tu prononces mon nom, tu es en contact avec moi. Quand tu le fais sans y réfléchir, tu ne parviens pas jusque-là. Cette fois, tu y as mis tout ton cœur.
Surielle ouvrit des yeux ronds.
–Tout le monde peut faire ça ?
Eraïm éclata de rire.
–Je m’en préserve ! Non. J’ai choisi de me retirer de la vie des hommes, comme tu le sais. Les phénix sont mes seuls intermédiaires. Les phénix, et toi, qui possède les mêmes ailes.
Tant de révélations et de stupeur envahissait Surielle qu’elle ne parvenait plus à réfléchir. Avec effort elle se concentra, remisa ces informations dans un coin de son esprit. Il y avait plus urgent.
–Pouvez-vous le sauver ?
Le Dieu posa ses pinceaux et sa palette sur une petite table qui venait de se matérialiser.
–Viens.
Il accompagna sa demande d’un geste de la main. Une colonne jaillit du sol, s’orna d’une coupole à son sommet.
–Regarde.
La vasque s’anima, et Surielle découvrit ses amis en contrebas.
–Mais je suis là-bas ! s’étonna-t-elle.
–Oui. Le cours du temps te parait suspendu quand tu te trouves dans mon domaine. Est-ce ce jeune homme, dont tu souhaites si ardemment la vie sauve ?
Surielle hocha la tête.
–Il ne voulait pas être ici. Il voulait juste de l’aide pour récupérer son trône.
Eraïm fronça les sourcils.
–Un impérial. J’aurais dû me douter qu’il n’était pas des miens.
–Vous n’êtes pas le seul Dieu ? s’étonna Surielle.
–Orssanc devrait veiller sur lui, mais, en l’état actuel des choses… Très bien. Ton protégé ne mourra pas, cette fois.
–Je ne sais comment vous remercier…
–Tu dois trouver l’Éveillé.
–Pardon ?
–L’Éveillé, reprit patiemment Eraïm. Lui seul est capable de ramener Orssanc en son domaine.
–Et… comment dois-je m’y prendre ?
–Ca, lui répondit-il avec un sourire, c’est à toi de le découvrir. Va, maintenant.
Il posa deux doigts sur son front, et la jeune femme se sentit propulsée en arrière.
Quand elle cligna des yeux, elle était à genoux dans l’herbe, près de Rayad qui reprenait des couleurs.
–Que m’est-il arrivé ? s’étonna le jeune prince, perplexe.
Ainsi elle n’avait pas rêvé. La tête lui tournait. Trouver l’Éveillé ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?
–Tout va bien, Surielle ? s’inquiéta Taka. Tu as l’air ailleurs.
–Je l’étais.
Le regard d’Alistair se fixa sur elle.
–Tu as fait quelque chose.
Ce n’était pas une question et elle en avait parfaitement consciente. Surielle acquiesça.
–Ne me demande pas quoi ni comment ni pourquoi. Je n’ai pas encore de réponse à tout ça.
Le jeune homme ravala sa salive – et ses questions.
–Merci.
Il aida Rayad à se remettre sur pieds.
–Le soleil se lève, indiqua celui-ci. Réveillons Shaniel et partons.
Taka recula d’un pas, suspicieuse.
–Qui êtes-vous ? Je veux des réponses, cette fois.
Surielle hésita. Taka méritait de savoir, mais Surielle était incapable de prévoir comment elle allait réagir.
Les yeux rougeoyants de Rayad étaient suffisamment étranges pour la mettre sur une piste ; pourtant ce ne fut que lorsque le soleil les illumina tous que la connexion se fit dans son esprit.
–Qu’est-ce qu’il fait ici, Surielle ? questionna Taka.
Et sa voix n’était plus du tout enjouée. Elle avait pris des intonations glacées, impersonnelles.
Surielle sentit parfaitement la tension qui s’était installée, les Émissaires qui se regroupaient derrière Taka, sur le qui-vive. Sa question ne concernait pas Rayad, mais Alistair dont les ailes rougeoyaient avec les premiers rayons du soleil.
–Il a le droit d’être là. Il nous protège, intervint Rayad en croisant les bras.
Il soutenait son regard sans ciller, tout dans sa posture rappelant qu’il était un prince, et pas n’importe lequel, celui qui hériterait un jour du trône impérial.
–Vous ? railla Taka. J’avais cru comprendre que Surielle ne faisait pas vraiment partie de votre… groupe.
–Parce qu’il ne parlait pas d’elle, fit Shaniel.
La jeune femme était juchée sur son griffon, Zéphyr à ses côtés. Les Massiliens sursautèrent et murmurèrent tandis que Taka fronçait les sourcils devant ces créatures inconnues.
Shaniel sauta lestement à terre, ignora Taka et les ailés, pointa un index accusateur sur son frère.
–Qu’est-ce qui vous a pris de me laisser en plan ?
–Tu as le sommeil lourd, ma sœur, si le bruit des combats ne t’a pas réveillé, lui retourna Rayad avec un sourire.
Vexée, Shaniel se renfrogna.
–Voici donc Shaniel, ma sœur jumelle. Je suis Rayad et Alistair est notre… garde du corps, en quelque sorte.
–Des impériaux et un traitre, résuma Taka. Donnez-moi une bonne raison de ne pas vous arrêter.
–Nous sommes en paix, siffla Alistair. Crois bien que je le regrette autant que toi, ou je t’aurais fait ravaler tes paroles !
–Toi, me battre ? fit-elle, dédaigneuse. J’en doute. Je crains que tu ne mesures pas combien ma famille a souffert de votre existence. Donne-moi une seule bonne raison, répéta-t-elle, et ce sera ton dernier lever de soleil.
–Nous allons sur Mayar, intervint Rayad en s’interposant entre les deux ailés. Trouver un moyen de rentrer.
–Parfait, commenta sombrement Taka. Nous vous escorterons jusqu’à la Porte. Pas d’entourloupes. Si je vous revois sur le sol de la Fédération… je ne me montrerai pas aussi clémente.
Alistair était crispé mais la poigne de Rayad suffit à le faire tenir tranquille. Shaniel toisa la jeune femme, irritée de ne pas avoir son mot à dire.
Surielle hésitait, son regard errant entre Rayad et Taka. Eraïm, que devait-elle faire ?
Le monde bascula à nouveau et elle se retrouva auprès du Dieu.
–Je te l’ai déjà dit, Surielle. Trouve l’Éveillé.
–Mais comment faire ? Comment le reconnaitre ?
–Il arborera la marque d’une plume sur sa nuque. Va, mon enfant.
Surielle tituba en rejoignant le monde réel.
–Quelque chose ne va pas, Surielle ? s’enquit Rayad.
Pourquoi était-il toujours si prévenant avec elle ? Cherchait-il à compenser la froideur d’Alistair ? Il se leurrait. Jamais elle ne ferait confiance à l’un d’entre eux.
–Je vous accompagne.
Alistair soupira, maussade, mais Rayad et Shaniel étaient clairement surpris. Et Taka, mécontente.
–Je n’aime pas te savoir seule avec ces énergumènes, Surielle. S’ils te contraignent en quoi que ce soit…
–Laisse, Taka. S’il te plait. Et n’ébruite pas trop tout ceci.
–Mes hommes ont des yeux, Suri. Et comme moi ils n’attendent qu’un prétexte pour faire couler le sang.
–Je comprends, Taka. S’il te plait...
Taka se ferma.
–Va sur Mayar, fais les partir comme ils le souhaitent. Mais si tu dois mettre le pied sur Massilia en leur compagnie… je ne réponds de rien.
Surielle préféra se taire. La situation était explosive au possible, mieux valait ne pas la détériorer davantage.
Évidemment, Alistair ne demandait pas mieux.
–Je n’aime pas tes sous-entendus.
–Ils sont trop subtils pour toi, peut-être ? se moqua Taka.
Si elle pensait l’impressionner, c’était raté.
Alistair se rapprocha d’elle, ne s’arrêta que lorsque la pointe d’une épée l’en empêcha.
–Je ne te connais pas. Tu me fais porter la responsabilité de faits produits bien avant ma naissance. Crois-tu être la première ? Je peux t’assurer que non, et comme tu le vois, je suis encore là. Tu peux essayer de me tuer, mais sois prête à en assumer les conséquences. Si je dois mourir, je ne mourrai pas seul.
La voix d’Alistair avait la douceur du velours et le tranchant de l’acier. Surielle découvrait son cousin sous un nouveau jour. Son attitude, son arrogance, son regard fixé sur Taka… Comment réussissait-il à assumer ainsi son ascendance ?
L’Émissaire Taka ne répondit pas.
Surielle s’inquiétait. Un bain de sang serait une catastrophe. Si les impériaux et les Émissaires étaient tendus, c’est qu’ils en avaient parfaitement conscience.
Et qu’ils n’hésiteraient pas une seconde à soutenir le membre de leur groupe.
L’instant lui parut durer des heures, suspendu dans l’éternité. Le choix reposait sur les épaules de Taka. La responsabilité de la suite des évènements. Perdre la face devant ses hommes ? Déclencher un incident diplomatique ?
Lentement, Taka rengaina. Pinça les lèvres.
–Tu es intervenu pour sauver les miens. Considère que j’ai payé ma dette.
Alistair acquiesça avant de reculer d’un pas.
–Rentrez, poursuivit-elle. Pas un mot de tout ceci sans mon autorisation. Est-ce clair ?
–À vos ordres, Émissaire ! saluèrent-ils à l’unisson.
Puis elle braqua son regard gris sur Rayad, comme pour le jauger.
–Je vous accompagne sur Mayar.
Personne n’a pensé à ouvrir une auberge près des portes, pour que les voyageurs puissent attendre au sec le lever du soleil ?
Tant de révélations et de stupeur envahissait Surielle qu’elle ne parvenait plus à réfléchir.
→ envahissaient
Si je vous revois sur le sol de la Fédération… je ne me montrerai pas aussi clémente.
→ Ils vont sur Mayar qui appartient à la Fédération alors ils vont parcourir encore le sol de la Fédération…
J’aime bien le fait que l’interjection « Eraïm », si banale d’habitude, amène ici quelque chose d’extraordinaire mais que Surielle ne semble pas si troublée que ça.
Tu soulèves un point très intéressant avec ton auberge. J'ai placé les Portes loin des villes pour qu'ils soient moins vulnérables en cas d'attaque, mais.... ça reste un point tournant du commerce, et, en 20 ans, ils auraient pu changer. Rajouter genre un poste de garde aussi, et oui, au moins une auberge ou un truc. Je vais cogiter à tout ce background à intégrer ^^
Bien vu pour le sol de la Fédération... un simple "si on se recroise" ira mieux, en ce cas.
Oui Surielle va devoir apprendre à surveiller son langage. C'est d'ailleurs parce qu'elle dit le nom du dieu (genre Eraïm protège-moi ou un truc dans le genre) qu'elle ne meurt pas en s'écrasant au 1er chapitre. Peut-être que je devrais rajouter qu'elle remarque qu'il se passe des trucs bizarre quand elle prononce le nom du dieu, et/ou que ses prières sont souvent/toujours exaucées.
Merci pour le retour :)