Chapitre 9

Par Notsil

Iwar, Septième Monde, Empire des Neuf Mondes.

La chaleur de l’été n’empêchait pas les enfants de jouer à se poursuivre en riant. Armés d’épées en bois, ils couraient autour du patio, piétinaient les fleurs au grand dam des jardiniers, pataugeaient dans les fontaines pour s’asperger et se rafraichir.

La joyeuse cacophonie qui en résultait aurait réveillé les morts.

La tête endolorie, Sital ouvrit les yeux, se frotta les tempes en maugréant et se redressa. Où était-il ?

–Réveillé ?

Le Massilien ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. Éric aux Ailes Rouges. Celui-ci eut un sourire sarcastique.

–Les habitudes ont la vie dure ?  Le Seigneur Evan et Dame Ireth sont dans la chambre à côté, avec leur fille. Ils vont bien.

–Merci, marmonna l’homme ailé, soulagé.

–Il s’en est fallu de peu, admit le Commandeur. Anwa a été complètement rasée. Nous vous avons récupérés de justesse.

Sital frissonna.

–Que pouvons-nous faire ? Face à une telle puissance ?

–Le Seigneur Jahyr se propose d’en discuter dès que vous serez remis de vos émotions.

–Ils nous ont eus par surprise. J’ai réussi à faire évacuer le Seigneur Evan avant qu’Arian ne soit détruite. Nous pensions être en sécurité sur Anwa, et pourtant… Quand l’alarme a résonné, nous étions tous incrédules. Fuir de nouveau ? Encore ? Où être en sécurité ? Je les ai accompagnés à leur navette, mais c’est le trou noir ensuite.

–Un sacré choc pour ta tête, oui. Tu es chez moi, sur Iwar. Enfin, pour le moment.

–Que veux-tu dire ? s’inquiéta Sital.

–Il est évident que je suis une cible. Esbeth se prépare à quitter la maison avec les enfants.

Croit-il pouvoir vaincre les Stolisters à lui tout seul ? fit Iléor dans l’esprit de Sital.

Bien sûr que non, il prend la fuite avec sa famille.

Ce n’est pas ce qu’il a dit.

–Viens, ordonna le Commandeur.

Sital se leva, fit quelques pas hésitants avant de gagner en assurance. La chambre était sobre, petite, située au premier étage. Une large fenêtre donnait sur la cour intérieure ; des serviteurs couraient dans tous les sens, des soldats Maagoïs déplaçaient des caisses d’armes et de ravitaillement.

La maisonnée du Commandeur se préparait au combat.

Iwar était un monde peu peuplé, essentiellement réservé  à l’entrainement des Maagoïs, l’unité d’élite de l’armée impériale. Ce serait un gros morceau à avaler pour les Stolisters.

Sital suivit le Commandeur sur le balcon extérieur, plissa les yeux pour ne pas être ébloui par le soleil. De vertes collines entouraient la maison ; au loin, il discernait les neiges éternelles d’une chaine de montagnes. Contrairement à Massilia où seules les cimes dominaient, Iwar était dotée de larges plaines herbeuses, de plateaux abrupts, de marécages. La présence de montagnes lui restait étrangement réconfortante. Sital se demanda s’il arrivait au Commandeur de ressentir cette nostalgie ; jamais il n’avait évoqué le sujet devant lui. Les deux hommes se fréquentaient peu et réduisaient leurs échanges au minimum. Si Éric avait quitté sa famille pour rejoindre l’Empire de Dvorking, Sital avait été arraché à la sienne, capturé lors d’une des innombrables batailles qui avaient opposé la Fédération des Douze Royaumes à l’Empire des Neuf Mondes. Un collier d’esclave autour de son cou l’avait brisé ; offert au Seigneur Evan en cadeau de mariage, il avait fallu des semaines de soins à son nouveau propriétaire pour lui rendre quelque peu d’autonomie. Et sa liberté avait été rendue possible par la signature du traité de paix entre l’Empire et la Fédération.

– Sais-tu si Rayad et Shaniel sont arrivés en lieu sûr ? demanda Éric.

Sital acquiesça. Grâce au lien qu’il partageait avec son Compagnon Iléor, il était en mesure de communiquer avec tous les autres Compagnons.

Après sa défaite vingt ans plus tôt, le Commandeur n’avait pas repris de Compagnon, de ce qu’en savait Sital. Un moyen pour lui de rester à l’écart des tumultes qui avaient résulté lorsque la Fédération des douze Royaumes avait appris sa survie inespérée.

Ce qui réjouissait certains en avait désespéré d’autres.

– Je sais que c’est louable de vouloir les tenir à l’écart, mais, le prince Rayad ne devrait-il pas faire valoir ses droits au lieu de se terrer au loin ? osa demander Sital.

– Nous n’avons pas eu le choix. Jahyr et moi nous en sommes tirés de justesse, ce jour-là. La capitale brûle toujours, et ils continuent à les chercher. Si nous ne les avions pas envoyés par la Porte, ils auraient péri. Ou pire, ils seraient entre leurs mains.

– Et le Maitre-Espion Fayaïs ?

– Mort. Son second est introuvable. S’ils mettent la main sur son réseau…

Le Commandeur soupira. Sital le trouva fatigué. En même temps, ils n’étaient plus de la première jeunesse. Le temps des combats aurait dû être révolu pour eux.

– Jahyr organise l’évacuation par les tunnels, se reprit Éric. Il y a de nombreuses caches et nous connaissons le terrain. Nous y serons à l’abri d’un bombardement orbital.

– Il sera facile de gérer les soldats ennemis, commenta pensivement Sital. Mais avec notre flotte quasiment inutilisable, comment lutter contre leurs croiseurs ?

Contre toute attente, un sourire s’épanouit sur les lèvres du Commandeur. Le paysage derrière lui s’anima ; une paupière s’ouvrit.

Un œil mordoré apparut ; un œil dont le Commandeur aurait pu être un cil, songea Sital, partagé entre l’émerveillement et la sidération. La colline s’ébranla. Enfin, ce que Sital avait cru être une colline.

Et qui se révélait être la tête d’un immense dragon.

Eraïm me garde ! Est-ce bien ce que je crois être, Illéor ?

En effet. C’est un sacré tour de force qu’il a réussi là.

– Voici Teildreirrointh, un dragon de terre. Il a accepté de combattre à nos côtés.

– Un allié de poids, en effet, répondit Sital quand il eut repris contenance. Mais il est seul. Suffira-t-il ?

– Il n’est pas seul. Iwar abrite une centaine de ces géants. Je les conduirai et nous détruirons la flotte des Stolisters.

Sital siffla doucement.

– Un plan ambitieux. Presque suicidaire.

– Presque, acquiesça Éric. Nous n’avons pas le choix, de toute façon.

*****

Les enfants étaient couchés quand ils se réunirent en soirée. Après un repas copieux, des boissons chaudes circulaient.

Ils étaient peu nombreux. Éric et son épouse Esbeth, enceinte de huit mois. Le Seigneur Jahyr de Nienna, inquiet. Le Seigneur Evan d’Arian et Dame Ireth, les traits tirés, qui venaient d’évacuer la demeure du père d’Ireth. Leur fille Pazi, âgée de dix-sept ans, pâle après avoir dû quitter Anwa dans la précipitation ; un deuxième Monde qui n’était plus que poussière. Sital, leur ancien esclave devenu chef de leur garde personnelle.

– Il nous faut rallier les autres Seigneurs, dit Jahyr.

– Ceux qui sont encore en vie, souligna Evan. Les Stolisters les traquent, et avec succès. Comment ont-ils pu prendre une telle envergure ? Je croyais qu’ils n’étaient qu’un petit groupe de dissidents parmi d’autres ?

– Parmi d’autres, oui. Parce qu’ils étaient tous ensemble, sous différents noms. Leur projet a été très minutieusement préparé.

– D’où vient leur puissance ? demanda Evan. D’où sortent ces vaisseaux ? Je n’imagine pas l’empereur Dvroking, Orssanc garde son âme, être ainsi pris au dépourvu ! Il y en avait des centaines dans le ciel d’Anwa, au minimum !

– C’est le point qui me paraissait obligatoire à éclaircir, dit Jahyr. Tandis qu’Éric s’occupait de vous réunir, j’ai cherché des réponses ailleurs. Et notre invité a des révélations à vous faire.

Une silhouette demeurée immobile dans l’ombre s’avança. Elle abaissa sa capuche d’un noir profond, révélant le crâne lisse d’un Prêtre d’Orssanc.

Les poings se serrèrent autour de la table.

– Qu’est-ce que ceci, Jahyr ? demanda Evan, tendu. Le culte d’Orssanc a été démantelé !

– Et reformé, nuança Jahyr. Pour le fonctionnement de la Porte.

– C’est justement le problème, intervint le Prêtre d’une voix rocailleuse.

Une quarantaine d’année, la peau blanche de celui qui ne s’expose que peu au soleil. Ses yeux étaient d’un bleu pâle, délavé et brillaient d’un éclat déterminé.

– Explique-leur ta théorie, Bothik, dit Éric.

Bras croisés, le Commandeur était debout, à son habitude. Rester assis était contre sa nature.

– Après la tentative, heureusement avortée, de l’ancien Arköm de s’emparer du pouvoir, l’empereur Dvorking, Orssanc garde son âme, a interdit son culte et a fait détruire tous les Temples. La plupart des Prêtres et de leurs acolytes ont été passés au fil de l’épée par précaution. Je peux comprendre la défiance de l’empereur, malheureusement cette sanction extrême a attisé les rancœurs. Car que les choses soient claires. Seuls les Apôtres, les Prêtres les plus proches de l’Arköm, étaient au courant de ses intentions. Nous avons beaucoup soufferts de sa trahison, envers Orssanc et envers l’Empereur.

– Comment ça, envers Orssanc ?

– Orssanc est une déesse guerrière, mais n’a jamais apprécié les sacrifices humains. C’est l’Arköm qui a instauré cette pratique abominable, pour mieux asseoir son pouvoir. Le sang est son symbole, oui, et peut lui être consacré, mais n’a absolument pas vocation à provenir de sacrifices non consentis.

– Pourquoi n’avons-nous jamais été au courant de tout ça ? s’étonna Evan.

– Parce que l’Arköm nous a cloisonnés dès sa prise de pouvoir. Les Prêtres ont dû retourner au cœur des Temples dédiés à Orssanc, arrêter d’intervenir dans les écoles. Ceci couplé à la nouvelle forme du culte, qui dégoutait nombre de Seigneurs,  a conduit la foi en Orssanc à s’étioler. Les gens l’invoquent par habitude, mais le culte s’éteint. Et les Stolisters en ont profité, poursuivit-il, amer. Nous étions réduits à la clandestinité ; ils ont infiltré nos rangs, ont corrompu nos jeunes, leur promettant un avenir radieux et glorieux. Sous couvert de redorer le culte d’Orssanc, ils ont surtout appelé leur propre dieu : Orhim.

– Est-ce vraiment une mauvaise chose qu’ils remplacent Orssanc par un autre ?

– Oui. Orssanc ne répond plus à nos prières. La dernière fois où nous avons réussi à la contacter, sa présence était faible, son inquiétude palpable.

– Elle vous parlait réellement ? s’étonna Evan.

– Je sais que c’est difficile à comprendre pour des profanes, sourit Bothik. Mais oui, pour les plus avancés d’entre nous.

– Bothik est prêt à coopérer avec nous, reprit Jahyr. Ils ont un vaste réseau de contrebande et possèdent des infiltrés chez les Stolisters.

– Nous avons purgés nos rangs dès qu’ils ont révélé leur vrai visage, confirma Bothik. Tous nos aspirants ont passé l’initiation ; seuls les vrais adorateurs d’Orssanc peuvent être marqués comme tels. Comme ceci.

Le Prêtre releva sa manche, dévoilant les flammes rouges d’Orssanc sur son avant-bras.

– Renforcer le culte d’Orssanc bousculerait les Stolisters ? dit Evan, dubitatif.

– Si Orssanc a le soutien de son peuple, oui, elle repoussera le dieu des Stolisters. L’Empire est son domaine.

– Sauf qu’il est impossible de passer outre une interdiction formelle impériale. Nous devrons donc convaincre le prince Rayad de revenir sur cette proclamation ?

– Absolument.

– Et ce dieu, Orhim, comment agit-il ?

– Comme la plupart des dieux, il peut percevoir certains courants de l’avenir. Donc permettre aux Stolisters de choisir leurs objectifs tactiques. Sans le soutien de leur dieu, sans le fanatisme qu’il engendre… ils ne sont que des hommes.

– On va dire que c’est une bonne nouvelle, lâcha Evan. Et concrètement, on fait quoi ?

– Le prince Rayad refusera de rester sur le sol de la Fédération une minute de plus que nécessaire. Nous devons regrouper nos forces, nous organiser pour lui permettre d’agir quand il reviendra.

– S’il revient, marmonna Evan.

– Quelle autre solution avons-nous, Evan ? dit doucement Jahyr. La mort de l’empereur Dvorking, Orssanc garde son âme, ne nous fait pas seulement perdre nos privilèges. Les Stolisters ont imposé leur figure de proue, cet Orhim, et se montrent impitoyables avec tous ceux qui refusent de le reconnaitre. Ils cherchent à éliminer les Familles, je te rappelle, pour imposer un nouvel ordre.

– Je sais, je sais, soupira Evan en massant ses tempes. Mais je préfère envisager le pire. Que se passera-t-il, à ton avis, si Rayad ne revient pas ?

– Ce qu’il se passe chaque fois que la lignée impériale fait défaut, répondit Jahyr en croisant les bras. Une guerre civile entre les Familles pour décider à qui revient le pouvoir. Chacune ayant ses propres arguments légitimes en sa faveur, bien sûr.

Evan frissonna.

– Tu conviendras avec moi, poursuivit Jahyr, que le moment n’est pas opportun. Si nous nous déchirons, les Stolisters imposeront leur règne de terreur.

– Serait-ce si terrible ? murmura Ireth. Que nous importe l’un ou l’autre, quand nous récoltons le sang et les larmes ?

– Nous étions dans le cercle des privilégiés de l’Empereur Dvorking, Orssanc garde son âme, objecta son époux. Jahyr a raison. Les Stolisters veulent anéantir les Familles pour placer leurs pions. Néanmoins… il serait intéressant d’entendre leurs revendications. Ne serait-il pas possible de trouver un terrain d’entente ?

– C’est toi qui suggère cela, s’étonna Jahyr, alors que ta belle-famille a été éradiquée, alors que ton monde a été détruit ?

La douleur crispa ses traits un instant, mais Evan acquiesça.

– Si nous ne pouvons lutter de front contre eux… cela nous permettrait au moins de temporiser.

– Très bien, dit finalement Jahyr. Nous pouvons monter une délégation. Es-tu d’accord également, Éric ?

Le Commandeur haussa les épaules.

– Palabrez si vous le souhaitez. Ce sera toujours une diversion. Mais je doute qu’il nous soit si facile d’éviter le combat. Car ils arrivent.

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