Chapître 8

Par Ysaé

La chambre d’hôtel était petite, mais très douillette : rideau en Jaccard rose et doré, secrétaire en acajou et papier peint fleuri. Il y flottait une agréable odeur de lavande, et Olivia se sentit très sale, par contraste. La réceptionniste lui indiqua les horaires du diner, puis la laissa seule.

La porte fermée, Oliviasauta immédiatement sur le lit et s’enfonça dans le joli édredon en plume d’oie avec un soupir d’aise.

— Enfin !

Elle sentit la fatigue des derniers jours tomber sur elle, et s’endormit en quelques secondes.

 

A son réveil, la pièce était plongée dans la pénombre et l’heure du diner largement dépassée. Un plateau avait été posé sur le secrétaire, composé d’une assiette de feuilles de vigne farcies, de fromage et de petites pâtisseries au miel. La jeune femme ressentit un léger malaise à l’idée que quelqu’un ait pu pénétrer dans la chambre durant son sommeil, mais chassa vite ses inquiétudes en dévorant le délicieux repas.

Elle revêtit ensuite le peignoir en nid d’abeille mis à disposition par l’hôtel et descendit le l’escalier qui menait directement aux bains chauds. Une première pièce couverte de mosaïque vert émeraude et équipée de robinet dorés permettait de se décrasser avant d’accéder aux bains. Les lieux étaient vides, envahit par les bruits d’eau et de tuyauterie. Olivia se frotta au savon, heureuse de cette sensation retrouvée de propre, puis se rinça et enroula une serviette autour de son corps. En poussant la seconde porte battante, elle fut assaillie par une forte odeur d’herbes aromatiques. Il faisait très chaud, et elle resta debout quelques instants pour s’habituer à la lourdeur ambiante. Deux bassins ronds surmontés de vapeur blanche occupaient la moitié de l’espace, faiblement éclairés.

Olivia laissa sa serviette sur une patère et glissa doucement dans l’eau.

— Bonsoir, susurra une voix, la faisant violement sursauter.

Le client de l’hôtel, le grand avec les taches de rousseur qu’elle avait rencontrées plus tôt dans la journée, se prélassait à quelques mètres d’elle, l’eau jusqu’aux épaules.

— Oh, Je suis navrée de vous avoir fait peur ! Je pensais que vous m’aviez vu. Permettez-moi de me présenter : je suis Balzénus Rivald, du clan Lanius.

Sa voix résonnait contre les parois carrelées de rose et de vert.

La jeune femme se concentra. A force de changer d’identité, elle allait finir par s’emmêler les pinceaux.

— Corinne Mahe, du clan Jeannette.

— Le clan Jeannette ? De quelle contrée est-ce donc ?

— Du village de Momo, s’entendit-elle répondre avec une pointe d’agacement.

Elle savait qu’aux onsens, les Luftzans adoraient discuter comme au bar pmu, mais l’idée d’échanger avec un inconnu curieux lui donnait le bourdon. Après avoir lui avoir expliqué son envie de tourisme à Harfang et son métier de tailleur, elle finit, à bout de patience, par lui poser quelques questions.

— Je travaille dans l’administration Impériale, dit-il avec un sourire. Oh, rien de très passionnant, mais je vois un peu de pays. Cet hôtel, c’est un peu mon QG lorsque je séjourne dans la capitale.

Il s’était approché d’elle pour ne pas avoir à hausser la voix, ce qu’Olivia nota avec agacement.

Balzénius semblait aussi à l’aise, nu dans cette chaleur humique, que dans un salon mondain. Il conversait avec l’aisance d’un homme habitué aux rencontres, soucieux de lui être agréable, le trait d’humour subtil. Olivia, elle, s’enfonçait dans des sables mouvants : les lieux, les personnes, les institutions qu’ils évoquait lui était complétement étrangers, c’était comme être sur une autre planète, jouer une partie dont elle ne connaissait aucune règle. Comment avait-elle pu penser qu’elle pourrait passer incognito dans cette ville ? C’était pire qu’à la campagne !

— Je vais aller me coucher, l’interrompit-elle au bout d’un moment, une paume sur son front.

Elle avait réellement mal à la tête.

— Vous vous sentez bien, Jeannette ?

Au lieu de détourner le regard — ce qui aurait permis à Olivia de se lever et de partir sans paraître nue devant lui — Balzénius s’approcha encore à travers la brume chaude, avec un air de sollicitude qui aurait été approprié en d’autres circonstances. Il leva une main rouge et moite, comme pour lui toucher l’épaule, et Olivia n’en attendit pas plus pour s’écarter avec force éclaboussures.

— Je ne suis pas intéressée par les hommes ! hurla-elle avec une agressivité qui la surprit elle-même.

Si elle avait su les conséquences qu’aurait cette unique phrase ! L’incrédulité, la surprise s’étaient peints sur les traits de Balzénius.

— Bien sûr, je comprends, toutes mes excuses, je ne voulais pas…

Olivia fit mine de contempler les mosaïques, mâchoires contractées. Alek était à présent concentré sur son elle, forcément, et l’idée de l’inquiéter, où qu’il put être, ajoutait à sa colère. Ce Lufzan ne pouvait-il pas dégager de cet endroit, qu’elle puisse enfin profiter des bains seule ?

Faisant écho à ses pensées, la serviette suspendue à une patère se souleva comme un fantôme, gonflée par un courant d’air généré comme par enchantement. Le Souffle se manifestait, et Olivia trembla à perspective terrifiante de reproduire le carnage de Momo, ignorant comment contrôler le phénomène, s’il dépendait ou non de son entière volonté.

— Ecoutez, dit Balzénius, inconscient du danger qui pesait désormais sur lui, pour me faire pardonner de mon incroyable impolitesse, je serais votre guide demain pour visiter la ville. C’est mon jour de congé.

La jeune femme s’obligea à respirer profondément : peu à peu, les bruissements du vent diminuèrent en intensité. Il était inutile de paniquer. Elle avait sur-réagit, Balzénius était manifestement un gentleman et ne lui ferait aucun mal. La proposition du Lufzan tombait à point nommé : sans aide, il lui faudrait des jours pour retrouver le café Blar, et elle serait bientôt à cours d’argent.

— C’est moi qui suis désolée, marmonna-t-elle. Ne vous sentez pas obligé, pour demain.

— Au contraire, tout le plaisir est pour moi.

Enfin, après avoir convenu d’une heure de rendez-vous, l’homme quitta le bassin.

 

Le lendemain, Olivia rejoignit Balzénius dans le hall de l’hôtel après un copieux petit-déjeuner : celui-ci discutait activement avec Martha, la Gérante au chignon choucroute. Malgré la chaleur qui s’annonçait, il avait revêtu un complet en lin crème, ce qui lui conférait une allure toute britannique ; une broche-édate en forme de scarabée, épinglée sur le revers, indiquait ses trente ans bien sonné. Olivia s’efforça d’oublier l’aspect rustique de ses propres vêtements.

Ils marchèrent toute la matinée dans les belles rues de la Capitale, faisait halte devant les monuments les plus remarquables — c’était le mot. Olivia se demanda, émerveillée, comment les édifices parvenaient à tenir debout tant ils semblaient légers et aériens. Elle prit quelques repères, à toute fin utile : les quartiers d’Harfang s’étendaient en escargot autour du Palais et sa cité impériale, traversées d’un bout à l’autre par l’immense Avenue des Pygargues.

Ils mangèrent dans un restaurant à l’ambiance feutrée où Balzénius avait ses habitudes. Olivia manqua de s’étrangler lorsque le serveur leur récita cérémonieusement le menu au prix modique de cinq Becs — une fortune. La mort dans l’âme, elle commanda la même chose que Balzénius, et ne prit aucun plaisir à déguster sa salade de cactus et son ceviche, trop consciente qu’elle gaspillait là ses dernières économies. Elle aurait également apprécié davantage sa pavlova aux kiwi et à la mangue si elle avait su qu’à la fin du repas le Lufzan réglerait la note avec une désinvolture toute galante. Il donnait le sentiment d’être ce genre de personne dont la générosité naturelle ne s’encombrait pas de calcul, le genre de personne à la sincérité bienveillante. Olivia avait presque honte de sa réaction de la veille.

Et pourtant… n’était-ce pas étrange en soit que Balzénius lui inspira une telle confiance ? Depuis quand un homme, manifestement à l’aise financièrement, trouvait-il plaisir à accompagner une jeune touriste sans le sous, rencontré la veille dans un sauna ?

La prudence restait de mise, et Olivia guettait les petites questions anodines qui aurait pu la pousser à se trahir, soupesant chacun de ses mots avec une concentration épuisante. Durant le repas, elle demanda à visiter la zone sud-est, seule indication qu’elle possédait pour localiser le fameux café de Tilma. Balzénius marqua son étonnement : ce n’était pas une zone des plus agréables, ils n’y trouveraient pas un musée, et sans doute peu de boutiques. Olivia insista, assurant qu’à sa connaissance, certains cafés y proposaient des pâtisseries exceptionnelles. Il fut donc décidé de faire un tour d’une heure, avant de rentrer à l’hôtel des Chamois. Ils prirent le tram dans un nuage de fumée bleue, et s’arrêtèrent devant un quartier dont la figure tranchait effectivement avec les jolies petites rues du centre-ville. Des maisonnettes en bois brulée ceinturaient un canal aux eaux saumâtres, façades à hostilité silencieuse. Les passants étaient aussi ternes que les lieux ; même la belle lumière blanche de l’après-midi ne parvenait à rehausser leur allure maussade.

— Voyons-donc ces fameuses pâtisseries, dit son compagnon d’une voix douce.

— On m’a sans doute mal renseigné… hésitât Olivia.

Mieux valait revenir seule, maintenant qu’elle connaissait l’arrêt, et prendre le temps d’inspecter chaque devanture. Ils reprirent le tram en sens inverse, cheminèrent tranquillement jusqu’à l’hôtel avant de se séparer dans le hall d’entrée. Olivia le remercia avec chaleur : elle avait réellement passé une journée agréable.

— N’hésitez pas si vous avez à nouveau besoin d’un guide, dit-il par politesse. Oh, et tenez, je pense savoir ce que vous cherchiez, et vous en trouverez plus volontiers au Nord, près des quais.

Il lui glissa dans la main une minuscule pierre-épître, puis remonta les escaliers.  

 

Olivia le regarda partir en se demandant ce qu’il avait voulu lui dire. Son poule s’était accéléré en une demi-seconde, il lui fallait consulter le message de cette pierre. Elle s’isola dans sa chambre, et s’obligea à recouvrer son calme. Pour prononcer la formule dans la bonne langue, il lui fallait imaginer s’adresser à l’épître, ce qui ne fonctionnait pas toujours du premier coup.

 

Ecoute, écoute…

Le souffle du vent réchauffe la terre

Les bourgeons ont éclos.

Ecoute ma chanson. L’été arrive bientôt...

 

Olivia localisa le dernier message de Balzénius :

L’établissement se trouve au 35ème degré dans le quartier nord d’Harfang. Vous y trouverez les meilleures fréquentations. Je vous souhaite un excellent séjour en ville.

Voilà qui était bien mystérieux. De quel établissement parlait-il ? Un salon de thé ? Mais dans ce cas pourquoi parler de fréquentations ? il y avait dû y avoir un quiproquo, elle n’y comprenait rien.

 

Elle attendit que la nuit tombe, sautant le dîner pour économiser ses Becs restants. Son esprit s’accrochait à deux scénarios ; le premier, inespéré, où elle se voyait entrer dans un café à l’ambiance chaude et festive, commander une bière, et où soudainement une voix familière qui lui répondrait :

— Et voici ta bière, Olivia !

Tilma se tiendrait devant elle, avec son sourire de canaille et ses yeux mordorés brillants de joie. Alors, la vie deviendrait facile, son amie à ses côtés pour la protéger et la guider dans ce bas monde.

Et puis il y avait cette image, angoissante, où elle imaginait le fameux Roy lui répondre qu’il n’avait jamais eu de nouvelle de Tilma. Que faire, alors ? Sans argent, sans soutien ? Comment trouver du travail, un logement ?

Des choses qui lui aurait semblé évidente dans sa ville natale, à Rennes : lire les petites annonces, postuler dans une boucherie avec son CV… ici, elle n’aurait aucune idée sur la façon de procéder.

Elle se rinça le visage à l’eau froide, lava sa seconde tenue pour le lendemain, puis décida de sortir. La Gérante la salua lorsqu’elle traversa la hall d’entrée. Dehors, l’air embaumait la nourriture : sur les terrasses, les clients bavardaient devant de belles assiettes, comme un soir de fin de semaine. Olivia reprit le tramway, et descendit au même arrêt de la zone sud est. Elle crut d’abord s’être trompée de station, tant l’atmosphère du lieu était complètement différente de l’après-midi : partout, les loupiottes éclairaient la rue, une mélodie aux accents de jazz s’échappait d’une des bicoques toute proche. Ailleurs, d’autres musiques résonnaient à travers les murs minces.

Comme autant de fêtes intimes, derrière les devantures noires.

 

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