Une nouvelle journée à trier des papiers. Qui eût cru qu’en ne faisant rien de ses journées, on accumulait autant de papiers administratifs ? Olivier en reçoit toutes les semaines. Au début, il se contentait de les empiler dans une grande boîte en carton, persuadé qu’il s’en occuperait plus tard. À l’époque, il y avait plus important. Il y avait Maude. Mais la boîte n’arrête pas de se remplir et elle est de plus en plus lourde à déplacer, à cacher dans un coin abandonné de la maison.
Pendant que Maude fait l’une de ses longues siestes de l’après-midi, Olivier décide de trier sa montagne de papiers. Il découvre des factures d’hôpital, des comptes-rendus d’enquêtes — sûrement une demande de leur assurance suite à l’accident, des témoignages, des cartes de vœux de proches inquiets, ainsi qu’un accord de principe à signer pour valider le congé sabbatique que lui offre son travail. Les mots de soutien se mêlent à la description de l’accident, les termes médicaux se mélangent aux termes juridiques et très vite, Olivier sent un mal de crâne s’installer. Quand la sonnette retentit, il décide de le voir comme une libération. Lui qui redoute toute interaction sociale se félicite maintenant qu’on vienne l’interrompre chez lui. Le blabla administratif attendra.
Le soulagement est de courte durée. Derrière la porte d’entrée, il découvre Susan, leur voisine d’en face. Elle tient dans ses mains un plat en verre recouvert d’une feuille d’aluminium. Certainement des lasagnes. Susan adore cuisiner et elle ne rate jamais une occasion de partager ses créations avec ses voisins. Susan, c’est le genre de femme au physique discret que les gens ne remarquent pas, jusqu’à ce qu’elle se mette à parler. Sa bonne humeur et son énergie surprennent alors la plupart de ses interlocuteurs. Olivier se souvient de leur première rencontre : elle était venue se présenter lors de leur emménagement dans le quartier. Malgré ses petits bras, elle les avait aidé à vider tout un camion de déménagement, puis avait pris le temps de cuisiner des muffins pour accueillir dignement ses nouveaux voisins.
Susan, c’est le genre de voisine à prendre les devants. Surtout en cas de coup dur. Olivier réalise alors que cela a dû lui coûter de ne pas se précipiter chez son voisin dès qu’elle a entendu parler de l’accident. Pour une fois, Susan a attendu.
Olivier la sent mal à l'aise, presque gênée. Une première. Mais il faut avouer que n'importe qui serait un peu troublé dans une telle situation. Ce n'est pas tous les jours que l'on célèbre un retour à la maison après un accident presque mortel. Difficile de trouver une carte de vœux sur le sujet. Et faut-il vraiment choisir des lasagnes comme cadeau censé remonter le moral ? Après tout, la sauce bolognaise qui s'étale entre les couches de pâtes ressemble fortement aux restes du conducteur d'en face.
— Si je dérange, je peux repasser plus tard. Olivier ?
Il réalise qu'à force de divaguer, il a raté la moitié du discours de sa voisine.
— Excuse-moi, qu'est-ce que tu disais ?, demande-t-il avec un sourire forcé. Je ne suis pas très réveillé aujourd'hui.
— Sûrement à cause de la pleine lune. Ça me le fait à moi aussi.
— La lune. Oui, ça doit être la lune.
— Enfin bref, je t'ai amené de quoi manger. Ça fait des jours que j'hésite à passer pour prendre des nouvelles, mais je n'osais pas déranger. J'imagine que tu as besoin de temps... Et d'espace aussi. Et puis je me suis dit "Susan, il n'y a qu'un moyen de le savoir, c'est d'y aller". Alors me voilà !
— Comment pourrai-je refuser des lasagnes maison ? Elles sont magnifiques, on va se régaler.
Olivier prend le plat de pâtes. Susan lui sourit timidement, puis lance quelques regards curieux derrière lui, comme pour jauger l'état de la maison. Maintenant que ses mains manucurées ne tiennent plus son offrande, Susan les tord nerveusement. Olivier comprend que sa voisine n'en a pas fini avec lui et qu'il va devoir être patient. Susan ouvre la bouche, puis la referme. Finalement, elle se lance.
— Dis-moi... Je ne veux pas faire ma commère, mais hier soir j'ai aperçu quelque chose. Devant chez vous.
— C'est-à-dire ? Quelque chose de suspect ?
— Je ne sais pas. J'ai peut-être rêvé. J'attendais le retour de Marc. Il faisait déjà sombre dehors et je crois que j'ai vu Maude. Elle sortait les poubelles. Sur le moment, ça m'a semblé étrange, mais j'ai reconnu son long gilet.
Olivier sourit à l'évocation du fameux gilet serpillière. Difficile de ne pas le remarquer, effectivement.
— Tu vas croire que je cherche la petite bête, continue Susan avec un sourire gêné. Mais j'avais cru comprendre que Maude n'était plus vraiment en état... Enfin tu sais, après l'accident.
— Oh, je vois ce que tu veux dire !
Olivier pose doucement sa main sur le bras de sa voisine. En temps normal, il ne se serait pas autorisé un geste aussi intime. Après tout, il ne connaît pas bien Susan. Il ne l'a croisé qu'à quelques rassemblements de voisins. Mais il ressent sa confusion. Il se doute que l'annonce de leur accident a depuis longtemps fait le tour du voisinage, et que le pronostic de sa femme en a inquiété plus d'un. Il ne peut pas leur en vouloir. Ils se posent des questions. Surtout qu’Olivier n'a parlé à personne des progrès discrets de sa femme. Il se demande à quel point sa médecin serait ébahie de la voir aller et venir (doucement, certes) dans la maison.
— Je pense que même les médecins avaient baissé les bras, mais Maude est incroyable. Elle se bat si fort, chaque jour, pour faire quelques pas. J'ai de la chance.
Face à lui, Susan reste interdite.
— Parfois, elle se lance des petits défis. Ne me demande pas pourquoi elle a choisi de sortir la poubelle, c'est sûrement son côté ordonné. Mais rassure-toi, le sac était léger. Je ne veux pas qu'elle se fatigue trop vite, elle a encore tellement de progrès à faire. J’espère qu’au printemps, elle pourra venir se promener dans le quartier. Je lui dirai d’aller te saluer.
Olivier se tourne vers le salon et tend l’oreille. Il entend Maude tourner dans le lit. Elle a dû se réveiller de sa sieste. Il va pouvoir lui amener sa collation. Sa femme ne mange pas beaucoup, alors Olivier a trouvé une astuce : il lui donne de petites portions tout au long de la journée.
— Encore merci pour les lasagnes, Susan. Et merci pour ta visite. Je dirai à Maude que tu es passée. Ne m’en veux pas de ne pas te faire entrer, mais elle n’est pas encore assez en forme pour recevoir des visiteurs.
Susan hoche la tête d’un air entendu.
— Je comprends. Olivier… Prends soin de toi.
Elle lui tapote rapidement l’avant-bras, puis fait demi-tour pour rentrer chez elle.
Dans la chambre d’amis, Olivier retrouve Maude assise au bord du lit, le regard perdu dans le vague. La couette est soigneusement lissée, comme si personne n’avait dormi dessous. Il faut dire qu’avec son petit gabarit, Maude laisse peu de traces.
— Susan est passée nous dire bonjour. Elle nous a fait ses fameuses lasagnes, tu sais, celles dont tu peux dévorer une barquette entière. J’en réchaufferai un peu pour ce soir. Ça te dit ?
Comme toujours, sa question ne reçoit aucune réponse. Elle lui jette un regard absent, puis se tourne à nouveau vers la fenêtre. Olivier pensait s’être habitué au mutisme de sa femme, mais après avoir discuté quelques minutes avec la voisine, il réalise qu’avoir une conversation lui manque. Il réalise surtout que ce n’est pas Maude qui n’est pas prête à recevoir des visiteurs, mais lui qui n’est pas prêt à ce que les autres découvrent la vérité : Olivier n’a pas tué sa femme, mais c’est tout comme.
On souhaiterait aussi avoir les impressions de Maude, mais bon, je suppose que le titre n'aurait pas été aussi bien utilisé si on avait les impressions des deux protagonistes principaux.