Chapitre 8

Trois cent soixante-douze pierres composaient le plafond de la chambre de Lyne. En se montrant tatillon on pouvait réduire ce nombre à trois cent soixante et onze et demi, car un moellon particulièrement gros se terminait dans le couloir. La guerrière était sûre de son résultat parce qu’elle avait compté à quatre reprises les blocs de roche avant de réussir à s’endormir. Elle avait aussi hésité à entreprendre un cinquième recensement lorsqu’elle s’était réveillée plus tôt que prévu, mais avait finalement passé le temps en relisant les notes qu’elle avait rédigé la veille.

De diverses informations circulaient déjà au sein des domestiques et de la garde, mais beaucoup de choix paraissaient étranges ou absurdes lorsqu’on n’était pas dans les confidences du pouvoir. L’éclairage de Soreth avait aidé Lyne à mieux les comprendre, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’un grand nombre restaient plus dictés par l’égo et la cupidité que le bon sens. Elle y voyait la preuve que même en Erellie l’avidité faisait des ravages, et ne trouvait guère agréable d’imaginer qu’autant de travail pouvait à tout moment s’écrouler à cause de l’égoïsme de certains. Heureusement, la nation avait aussi pu compter sur des individus dévoués et honnêtes pour survivre et prospérer. La jeune femme avait d’ailleurs accepté d’en faire partie en rejoignant les prétoriens et était bien décidée à leur faire honneur.

Soreth lui ayant expliqué qu’elle n’avait pas besoin d’équipement particulier pour le voyage, l’ancienne sergente se contenta de prendre son épée bâtarde, sa cotte de mailles fraîchement nettoyée et un bouclier gris récupéré dans la soirée. Les mercenaires ne se promenaient pas avec les armoiries du royaume sur leur écu.

Lorsqu’elle eut rassemblé ses affaires et accepté de ne pas se battre d’avantage avec ses cheveux rebelles, elle quitta sa chambre sans un regard en arrière et descendit les marches de la tour quatre à quatre, pressée d’entamer sa première mission. Maintenant que ses appréhensions l’avaient abandonné, elle s’impatientait de découvrir l’Erellie et ses splendeurs.

Elle ne s’arrêta pas sur le palier du prince, ils s’étaient donné rendez-vous dans les écuries, mais verrouilla méticuleusement la porte du rez-de-chaussée comme il le lui avait demandé. Posséder une clef de l’antre de Soreth n’était pas grand-chose à côté des secrets qu’il partageait avec elle, toutefois, lorsqu’elle ferma l’épaisse serrure de la fortification, elle éprouva une pointe de fierté se rappelant quelle était la seule à avoir ce privilège.


 

En hiver, l’entrée des écuries échappait à la ferveur matinale. Le chant des oiseaux y remplaçait donc le brouhaha des tâches quotidiennes, et la grande cour pavée, où les cavaliers se réunissaient habituellement pour sortir, était complètement vide. Plutôt que de patienter dans le vent et le froid, Lyne pénétra dans le long bâtiment sans attendre Soreth.

Elle esquissa un sourire en sentant l’agréable odeur de paille fraîche qui y flottait, plus jeune elle adorait se cacher dans les meules avec ses frères, et balaya du regard les boxes où des chevaux piaffaient d’impatience. Finalement, ses yeux s’arrêtèrent sur deux montures attachées dans le couloir, harnachées et prêtes à partir. La première aurait été entièrement noire sans la flamme nacrée qui s’étalait entre son front et son museau. La seconde était pie, baie sur le dos et blanc au niveau des pattes.

Supposant qu’il s’agissait de ses nouveaux compagnons de voyage, il n’y en avait pas d’autre de préparés, la prétorienne se dirigeait vers eux lorsqu’une voix fluette la fit se retourner.

— Te voilà Lyne !

Cette fois, la garde royale n’eut aucun mal à reconnaître la fillette qui venait d’entrer dans les écuries. Elle s’inclina autant que sa cotte de mailles le lui permettait.

— Bonjour, princesse Shari.

Elle se redressa ensuite et détailla l’enfant qui s’approchait à grands pas. Elle avait les cheveux et les yeux de sa grand-mère, mais sa peau était plus foncée et son regard pétillait d’une malice qu’elle n’avait pour l’instant vue que chez Soreth.

— Est-il vrai que mon oncle et toi partez en voyage aujourd’hui ? questionna-t-elle avant de soupirer et d’ajouter. Il va tout le temps dans notre domaine à la campagne, mais il ne veut jamais m’y emmener.

— Je suis sûr qu’il a ses raisons, répondit Lyne d’une voix qu’elle espérait convaincante.

Shari afficha une mine perplexe avant de changer brusquement de sujet.

— Es-tu réellement la meilleure escrimeuse de la capitale ?

La soldate laissa échapper un rire gêné. On ne lui avait jamais posé cette question.

— Eh bien, le grand maître Valis et la capitaine Ecyne sont des bretteurs inégalables. Moi je me trouve en dessous d’eux, avec une dizaine d’autres. Je suis la plus jeune par contre.

— Ouah ! J’aimerais bien te voir te battre. Les gardes royaux me permettent parfois de regarder leurs entraînements, mais ils ne veulent pas que je les affronte alors que j’ai un maître d’armes moi aussi. J’espère qu’un jour je serais une guerrière légendaire comme ma grand-mère.

—  Tu y arriveras si tu persévères !

Galvanisée par la réponse, l’interlocutrice de Lyne acquiesça vigoureusement et lui accorda un magnifique sourire.

— Comme ça plus tard je pourrais conduire nos troupes au combat !

— Vous savez, reprit la prétorienne en se demandant si la discussion n’était pas en train de lui échapper, ce n’est pas une partie de plaisir de se retrouver au milieu d’une bataille.

— Évidemment que c’est dangereux ! Grand-père a même perdu un œil à la guerre. Il ne le dit pas, mais cela a dû lui faire drôlement mal. Et toi ? Tu t’es souvent battu ?

À nouveau surprise, la garde royale prit un moment pour réfléchir. Il n’était pas convenable de parler de ce genre de chose avec une enfant, mais elle n’avait pas envie de lui mentir. Surtout si elle comptait être un jour à la tête d’un bataillon.

— Vous n’êtes pas la première à me le demander, princesse, mais le travail d’un garde est de protéger la population, pas de combattre. On ne le fait que si on ne peut pas l’éviter. En plus, on affronte souvent des ivrognes ou des voleurs apeurés. Ils ne méritent pas d’être blessés. Quelques fois je me suis retrouvée dans des batailles plus dangereuses, mais ce n’était…

— Dis donc Shari ! Je ne suis pas sûr que ta mère veuille que tu écoutes ce genre d’histoire.

Le regard de Lyne se détacha de son interlocutrice, aussi étonnée qu’elle, et se posa sur Soreth, qui venait d’entrer dans les écuries. Il avait revêtu un ensemble bleu ciel en soie, sans doute afin de donner l’impression qu’il ne faisait que partir en voyage d’agrément, et avançait vers les deux femmes en souriant. Plutôt que de le saluer poliment, sa nièce lui tira la langue.

— Elle n’était pas au courant ! Tu n’étais pas obligé de le lui dire. Maintenant, elle ne voudra plus rien me raconter.

La guerrière secoua gentiment la tête.

— Ne vous inquiétez pas, princesse. Lorsque nous reviendrons, je vous parlerai du géant ivre que ma compagnie a dû maîtriser. Personne n’est mort, mais nous avons cassé beaucoup de meubles et je n’ai plus pu me lever pendant une semaine.

Shari cessa instantanément de bouder et gratifia la garde royale d’un grand sourire ; elle n’oublierait pas cette promesse. Lyne opina, soulagée d’avoir pu changer de sujet grâce à l’arrivée du prétorien. Elle était de bonne humeur et, même si elle savait qu’elle retournerait tôt ou tard sur un champ de bataille, elle n’avait envie ni d’y penser ni d’en parler. Soreth passa une main affectueuse dans les cheveux de sa nièce et l’entraîna en direction des chevaux.

— As-tu vu nos montures ? Lyne aura le noir et moi la baie.

— Ils sont gigantesques ! Comment s’appelle la tienne ?

— Apalla, comme la dragonne légendaire.

La princesse acquiesça, approuvant le choix de son oncle, puis se tourna vers Lyne.

— Et le tien ?

Même si la soldate ne fut pas surprise par la question, elle commençait à comprendre son interlocutrice, aucun surnom convaincant ne lui vint à l’esprit. Ennuyée, elle adressa un regard interrogateur à Soreth. Il avait répondu rapidement, il devait avoir d’autres idées en réserve. Hélas, il se contenta de ricaner d’un air amusé et de hausser les épaules. La guerrière le maudit intérieurement, puis, devant les prunelles insistantes de Shari et l’absence de palefrenier pour lui indiquer si l’animal avait déjà un nom, elle se résigna à choisir la première chose qui lui passait par la tête.

— Zmeï. Il s’appelle Zmeï. Cela vient des plaines méridionales, parce que… je suis sûr qu’il aimerait y galoper.

La princesse opina du chef et sourit à pleines dents. L’explication la satisfaisait. À côté d’elle, Soreth serra la mâchoire pour s’empêcher de rire. Lyne lui jeta un regard faussement outré avant d’esquisser un sourire discret. Elle se souviendrait de sa trahison.

Le prétorien laissa sa nièce s’occuper quelques minutes des chevaux, puis lui rappela qu’ils devaient y aller. Elle tenta alors de le prendre par les sentiments, l’accusant de ne jamais partir en voyage avec elle, mais battit en retraite devant l’étrange rictus qu’il arbora en guise de réponse. Malgré cette déconvenue, elle salua les deux cavaliers d’une voix enjouée avant de sortir des écuries au pas de course.

Quand elle eut disparu par la porte, Soreth leva des yeux amusés au ciel et rejoignit Lyne qui vérifiait le harnachement des montures.

— Zmeï, hein. Ce n’est pas mal comme nom.

— J’ai connu un chien qui s’appelait ainsi. Il était gentil, mais très baveux. J’espère que celui-ci le sera moins.

— Il y a des chances, ricana Soreth.

Il marqua une pause pour flatter l’encolure d’Apalla, qui n’appréciait pas que son confrère monopolise l’attention, puis reprit.

— Même s’ils sont équipés comme des chevaux de voyage, il s’agit de montures de guerre. Ils sont robustes et entraînés pour le combat.

— Oh, s’amusa la soldate grisée par l’imminence de leur départ, ils sont sous couverture comme nous alors.

Soreth laissa échapper un éclat de rire et monta prestement sur Apalla. Lyne l’imita avec plus de difficulté. Elle avait des notions d’équitation, mais n’avait pas pratiqué depuis longtemps. Les gardes n’en avait pas l’intérêt en ville. Lorsqu’elle en avait parlé au prince, il lui avait expliqué qu’une chevauchée de plusieurs jours serait l’occasion de s’améliorer. Elle avait acquiescé sur le moment, mais espérait de tout cœur ne pas chuter devant lui.


 

Ils sortirent du château par la porte-ouest, afin d’esquiver les nobles en promenade, et s’engagèrent dans une rue peu fréquentée. Bien que le départ de Soreth soit officiel, il ne tenait pas à se faire remarquer. Moins les gens le voyaient et moins ils poseraient de questions. Rattrapée par la fraîcheur matinale, Lyne frissonna sous sa tunique tandis que le ciel rougissait paresseusement. Elle resserra le laçage de son gambison et enroula une étoffe de laine autour de son cou pour se réchauffer. Devant elle, Soreth l’imita en boutonnant sa cape noire. Ils ne pouvaient plus discuter emmitouflés de la sorte, mais la guerrière préférait cela au froid.

Déléguant à Zmeï le soin de suivre la marche tranquille d’Apalla, la prétorienne laissa son regard vagabonder le long des rues de la cité. Même si elle comprenait le choix du prince d’éviter les artères principales, elle regrettait qu’ils ne puissent pas passer par la criée ou l’impasse de la soif. Elles renfermaient encore un peu de l’esprit qui les avait égayées pendant le solstice d’hiver, et la jeune femme aurait apprécié d’y profiter une dernière fois des chants du port et du parfum des marrons chauds. Consciente que cela n’arriverait pas, elle s’accommoda à la place de l’ambiance des allées étroites qu’ils empruntèrent.

Elle écouta les bruits des enfants qui jouaient dans les rues, ceux des artisans qui travaillaient dans les arrière-cours, et celui des goélands dont l’avidité pour la nourriture n’avait d’égal que la grâce avec laquelle ils planaient au-dessus des flots. Elle savoura aussi l’odeur d’iode que le vent charriait depuis la mer, ainsi que les couleurs éclatantes des fanions que les citoyens avaient accrochés à leurs maisons pour les fêtes. Elle ne savait pas quand elle reviendrait, mais elle était sûre que d’ici là Lonvois lui manquerait.


 

Quand les prétoriens atteignirent la porte sud de la ville, ils se joignirent à la foule de voyageurs et de marchands qui s’y trouvaient et s’engagèrent sur la route de la Liberté, l’une des principales voies commerciales de l’Erellie. Celle-ci partait de Lonvois, à l’extrême nord-est du continent, et descendait au sud-ouest jusqu’à la frontière du royaume avec le duché d’Aquétie. Elle bifurquait ensuite plein ouest pour gagner les monts d’Argent et Hauteroche. La route était presque calme en hiver, mais elle ne désemplissait pas durant la saison des récoltes, et Lyne s’y rendait souvent pour régler des querelles entre les voyageurs.

Au fur et à mesure de leur avancée, les habitations laissèrent place à des champs dans lesquels les paysans profitaient de l’absence de neige pour sarcler le sol, et des pâturages où des troupeaux de vaches, de chèvres et de moutons dévoraient l’herbe qu’ils pouvaient encore trouver. Puis, quelques kilomètres après les dernières habitations, les pavées se transformèrent en terre battue et s’enfoncèrent dans la forêt dégarnie qui jouxtait l’ouest de la ville. La végétation abondante y formait un mur efficace contre le vent, et Lyne fut ravie de sentir son visage se réchauffer progressivement.

Même si les prétoriens n’étaient pas loin de la capitale, la pénombre et le silence des lieux, uniquement troublés par le bruissement des arbres et le chant des oiseaux, donnaient à la jeune femme l’impression qu’elle venait d’entrer dans un autre monde. Elle avait beau traverser cette forêt plusieurs fois par an, elle ne s’était jamais habituée à son atmosphère étrange. Aujourd’hui plus que les autres jours, alors que la protection de Soreth lui incombait, elle ne pouvait s’empêcher de se remémorer les histoires de bandits cupides et de serpents géants qu’elle racontait à ses frères pour les endormir. Elles étaient ridicules, les pires brigands qui se terraient ici étant des contrebandiers à la recherche d’une cachette, mais la main de Lyne ne quitta pas la poignée de son épée. On n’était jamais trop prudent.

Une demi-douzaine de kilomètres après qu’ils soient entrés dans les sous-bois, le prince arrêta sa monture et mit pied à terre.

— Je suppose que tu es impatiente de t’éloigner de Lonvois, mais nous allons d’abord devoir faire un détour pour récupérer des provisions pour le voyage.

Lyne hocha la tête et retira le tissu qui lui protégeait la bouche.

— À dire vrai, je commençais à trouver que nous n’étions guère chargés pour un aussi long voyage.

Elle descendit à son tour de cheval, attrapa sa bride, et s’engagea derrière Soreth dans un sentier boueux qui s’enfonçait au cœur de la futaie. Ils serpentèrent durant plusieurs minutes au milieu des troncs couverts de lierre et de mousse, puis remontèrent un ruisseau tari sur plus d’un kilomètre. La végétation y était épaisse et luxuriante, si bien que la guerrière devait par moments écarter des branches pour permettre à Zmeï de la suivre, et d’autre fois s’accroupir pour passer sous un arbre couché ou une cascade de plantes épineuses. En dépit de son envie d’interpeller son guide sur leur destination, elle se retint de faire le moindre commentaire. Elle devait apprendre à lui faire confiance si elle voulait travailler avec lui. Cela, même s’il l’entraînait au fin fond d’une forêt gigantesque.

Finalement, ils quittèrent la rigole asséchée en traversant un bosquet de photinias rougis par le soleil et s’arrêtèrent au pied d’une infranchissable haie de ronces et d’aubépines. Son guide attacha sa jument à côté, aux branches d’un vieux bouleau, et, tandis que Lyne l’imitait en se demandant s’il y avait vraiment une cache ici, s’avança vers un nœud de lierre jauni qui avait poussé au milieu de la barrière végétale. Sous le regard intrigué de sa protectrice, et celui moqueur de leurs montures, il s’accroupit devant et pénétra à l’intérieur comme s’il n’avait rien eu derrière.

Apalla secoua la tête d’un air ébahi. Zmeï renâcla avant de taper du pied sur le sol. Lyne s’approcha du nœud, curieuse de comprendre ce qu’elle venait de voir, et tendit l’oreille. Aucune plainte. Aucun gémissement. Le prince ne semblait pas souffrir. C’était impossible. Elle se baissa à son tour, perplexe, et souleva doucement les feuilles de lierre. Soreth marchait un peu plus loin, accroupi dans un tunnel sombre et exigu qui traversait la muraille d’épine.

Lyne l’interpella d’une voix interloquée.

— Comment fais-tu pour… Tu devrais être en sang !

Le jeune homme s’arrêta pour se retourner lentement et adressa un sourire mystérieux à sa garde du corps.

— Viens voir par toi même.

Celle-ci hésita, redoutant une farce de mauvais goût, puis s’agenouilla et pénétra dans le boyau à l’odeur d’humus. Si l’entrée était effectivement tapissée d’épines, elles disparurent rapidement pour être remplacées par une mousse verte agréable au toucher. Quant aux parois du tunnel, elles étaient composées de drôle de lianes vrillées dont l’espacement ne laissait passer ni buissons ni ronces. C’était la première fois que Lyne voyait une création pareille et, en dépit de ses maigres connaissances en jardinage, elle était consciente qu’il s’agissait d’une merveille qu’elle était chanceuse de pouvoir contempler.

— Une telle maîtrise, déclara-t-elle en s’avançant vers Soreth, c’est magnifique.

— C’est ce que je me dis à chaque fois que je viens ici.

— Est-ce Beorthne qui l’a fabriqué ?

Le prince s’esclaffa et secoua la tête.

— Il rougirait si tu le lui demandais. Il pourrait peut-être l’imiter, mais il est meilleur guérisseur que horticulteur. Non, c’est la jardinière Margareth qui a réalisé ce chef-d’œuvre sous le règne d’Erell premier. C’était une grande galweide. Doublée d’une excellente prétorienne.

Lyne s’arrêta et dévisagea son interlocuteur pour vérifier qu’il ne se moquait pas d’elle.

— Es-tu en train de me dire que ce tunnel a plus de huit cents ans ?

— Absolument. Et il n’y a pas que lui, toute la haie fait partie de l’œuvre. L’une des rares qu’il nous reste de cette artiste.

Sa protectrice l’ayant rejointe, Soreth se retourna et reprit son cheminement. Ils n’étaient plus très loin de la sortie. Toujours stupéfaite, Lyne continua de l’interroger pendant qu’ils progressaient.

— J’avais déjà entendu son nom, mais je ne savais pas qu’il s’agissait d’une prétorienne.

— Beaucoup de nos agents sont connus d’une façon ou d’une autre. Parfois, c’est même grâce à cela que nous les recrutons.

— Quelles autres merveilles gardons-nous d’elle ?

— Le jardin des plantes médicinales du château, une grotte marine à laquelle on ne peut accéder que par bateau, et la promenade des rois bien sûr.

— Il est vrai que celle-ci est magnifique, mais je ne la pensais pas aussi ancienne.

— Le lieu a été arrangé depuis, mais elle en est la première instigatrice. Jette un œil à la mare aux carpes la prochaine fois. Tu verras son nom gravé au fond.

— Je n’y manquerai pas !

Ils sortirent du tunnel au moment où leur discussion se terminait. À moitié aveuglés par la lumière du jour, ils arrivèrent au pied d’un gigantesque chêne millénaire, aux branches longues de plusieurs mètres, et dont les immenses racines s’enfonçaient dans le sol tels les tentacules d’un antique kraken.

Sans se départir de son sourire, Soreth leur fit faire le tour de l’arbre aux feuilles encore vertes et les mena derrière un monceau de racines entremêlées.

— Erell l’a planté en même temps que celui du château. Les prétoriens se réunissaient ici à l’époque et il a voulu signifier que leur travail était lui aussi une partie de la royauté.

— Un pour le jour et un pour la nuit, c’est une belle allégorie. Plusieurs légendes décrivent le fondateur comme un poète. Était-ce vrai ?

Le prince s’agenouilla à côté d’un morceau de tissu sombre que les feuilles mortes commençaient à recouvrir et opina du chef.

— Nous n’avons que peu de notes de lui, mais je crois qu’il appréciait les arts. Et puis, il savait que s’il ne voulait pas que l’Erellie ne soit qu’un ensemble de territoires désordonnés il devait lui offrir des symboles auxquels se raccrocher.

Tout en parlant, il souleva la toile sans manière pour révéler divers tonnelets enterrés, dont seules les ouvertures ressortaient à la surface. Il ôta ensuite le couvercle du plus proche et en tira un sac de cuir qu’il tendit à son interlocutrice.

— Voilà des provisions pour le début du voyage et de l’or pour après. J’espère que Sassianne et Milford se sont montrés généreux.

Lyne attrapa la besace pour la poser non loin dans l’herbe, puis répéta l’opération avec toutes celles que le prince exhumait. Elle allait d’émerveillement en émerveillement depuis qu’ils étaient arrivés au pied du tunnel végétal, et n’avait pas encore décidé si elle rêvait ou si la mission avait bel et bien commencé. Elle s’était attendue à une matinée passée à chevaucher, pas à des passages secrets, des arbres mythiques et des cachettes millénaires.

Alors qu’elle revenait en jubilant intérieurement vers Soreth, que ce genre d’aventure n’impressionnait visiblement plus, il lui indiqua un large sac en toile blanche.

— Il y a une armure en cuir et des vêtements de rechange pour toi là-dedans.

Elle hocha la tête, satisfaite qu’il ait pensé à lui prendre des habits, et demanda.

— Dois-je emporter ma cotte de mailles ?

— Non, elle n’est pas assez discrète pour une mission de reconnaissance. Range-la dans le sac. Les hommes de Milford la récupéreront plus tard.

Toujours penché au-dessus des fûts, le prétorien vida le dernier et déposa quatre longs paquets de cuir sur le sol. Il les déballa rapidement, un large sourire sur les lèvres : une épée, deux dagues, un arc et une vingtaine de flèches.

— J’adore ces cachettes ! s’amusa-t-il en vérifiant l’état des armes. J’ai l’impression qu’on me donne enfin la permission d’être moi-même.

— Y en a-t-il beaucoup d’autres ?

— Une centaine en Erellie, mais elles ne sont pas également entretenues. Celle-ci est un peu particulière, car je m’y arrête dès que je pars en voyage.

Lyne acquiesça en balayant les lieux tranquilles du regard.

— C’est une vieille connaissance alors.

Elle retira ensuite sa cotte de mailles et la rangea selon les instructions de Soreth. Elle était impressionnée d’être dans un endroit aussi chargé d’histoire, et plus encore maintenant qu’elle avait pour mission de la poursuivre. Tandis qu’elle enfilait sa nouvelle armure, elle examina l’épaisse écorce du gardien des lieux et se demanda combien de descendants et de descendantes d’Erell étaient venus ici. Et combien n’étaient jamais rentrés à Lonvois. Intriguée par cette idée, elle se retourna pour interroger Soreth, et oublia tout ce qu’elle voulait dire en se rendant compte qu’il n’avait plus de chemise.

Celui-ci ne comprit d’abord pas ce qui la troublait et fronça les sourcils devant son expression stupéfaite.

— Qu’est-ce qu’il…

Puis réalisa.

— Oh ! Désolé !

Il esquissa un sourire gêné avant de passer une main derrière sa nuque. Lyne détourna les yeux sans prêter attention à ses excuses. Elle était trop occupée à calmer ses pensées. Une partie d’elle se disait qu’elle n’était pas censée avoir vu « cela ». Une autre lui faisait remarquer que « cela » était mieux qu’elle ne l’avait imaginé. Une dernière se défendait de l’avoir jamais imaginé.

Après une longue lutte intérieure, la jeune femme réussit à secouer la tête et répondre d’une voix presque normale.

— Tu n’y es pour rien. J’aurais dû te demander avant de me retourner.

— Tu l’aurais sans doute fait si je t’avais prévenu avant… Pardonne-moi, je n’ai pas l’habitude d’avoir de la compagnie.

— Peu importe ! conclu la prétorienne en sentant la chaleur lui monter aux joues. N’y pensons plus ! Dis-moi seulement quand tu auras terminé.

Soreth acquiesça d’un grognement, et pendant quelques instants le silence de la clairière ne fut plus troublé que par le chant des oiseaux et les bruits du prince qui cherchait maladroitement à s’habiller.

Finalement, Lyne ne put plus se contenir et pouffa.

— Tu aurais dû voir ta tête lorsque tu as compris !

— Tu peux parler ! répondit Soreth en éclatant de rire à son tour. Tu avais l’air aussi perdue que moi.

— Cela n’a aucun rapport ! Je… réfléchissais seulement à ce que je voulais te demander.

— Eh bien, ta question devait être particulièrement compliquée.

Le jeune homme marqua alors une pause, aussi bien pour reprendre son souffle qu’un peu de sérieux, puis ajouta.

— De quoi s’agissait-il d’ailleurs ?

— Tu es le troisième enfant du roi et je ne comprends pas pourquoi ta famille te laisse être un prétorien. Conduire ses troupes à la guerre c’est une chose, mais toi, tu risques ta vie en permanence.

— Ah ! C’est une vieille tradition. Tu dois savoir qu’Erell était un galweid et que ses talents ont largement contribué à sa réussite. Il était capable de guérir ses alliés, d’estimer où son armée devait camper et de trouver des failles dans les murailles d’Ostrate. Certaines légendes lui accordent même de pouvoir lire le cœur de ses sujets et de s’entourer ainsi des plus courageux et des plus loyaux.

« En revanche, ce que tu ignores sûrement, c’est qu’avant d’être un roi Erell était un prétorien. Sur la dizaine qu’ils étaient, il n’y avait qu’une poignée de galweids et seulement un ou deux pouvaient rivaliser avec lui. Les prétoriens se sont alors aperçus que non seulement un tel don était redoutable, mais aussi que, parfois, il était l’unique moyen de neutraliser une menace équivalente.

« Afin que ces derniers ne manquent jamais de prodiges, la tradition veut qu’à chaque génération le premier des descendants d’Erell à manifester la faculté de percevoir les lignes d’Eff rejoigne leurs rangs. Il n’y en avait pas eu dans notre famille depuis plus d’un siècle lorsque je suis arrivé.

— Attends, reprit Lyne avec curiosité, es-tu en train de me dire que tu es un galweid ?

— Plus ou moins. C’est une discipline compliquée et je manque de temps pour m’entraîner. Je ne me débrouille bien que pour guérir.

— Ce n’est tout de même pas un avantage négligeable.

Il existait maintes histoires sur les talents des galweids-soigneurs, et Lyne ne comptait plus le nombre de fois où elle aurait souhaité en avoir un dans sa troupe. Cependant, et malgré son estime grandissante pour les compétences de Soreth, la tradition dont il lui avait parlé lui serra le cœur. Juger du destin d’un enfant en fonction de sa naissance semblait injuste et indigne de l’Erellie. Il y avait bien entendu déjà des différences de statut ou de richesses, mais on ne demandait à personne de se battre sans qu’il puisse le refuser.

— J’ai terminé de m’habiller, déclara finalement le prince en la tirant de ses réflexions, peux-tu charger les fontes des chevaux avec nos provisions pendant que je mets mon armure ? Pour la monnaie, fais-en quatre tas. Un pour chaque monture et un pour chacun de nous.

Lyne hocha silencieusement la tête, consciente que ce n’était pas le moment d’évoquer ses états d’âmes, et dépassa son interlocuteur, qui enfilait une protection de cuir en lamelle noire, pour se diriger vers la pile des sacs qu’ils avaient déterrés.


 

Il lui fallut deux aller-retour pour transporter l’intégralité du matériel de l’autre côté de la barrière. Comme personne ne savait ce que les prétoriens allaient trouver, Sassianne et Milford avaient anticipé le plus de situations possible. Elle commença donc par remplir les sacoches avec les objets les moins utiles : cordes, torches, et outils étranges ; et termina avec les plus communs : couvertures, provisions, armement et bandages.

Assise sur un rocher moussu non loin des chevaux, elle finissait de séparer l’argent en tas égaux lorsque Soreth sortit du tunnel. Il s’apparentait moins à un prince qu’à un aventurier sans ses vêtements luxueux et elle apprécia cela. D’une part, il passerait plus facilement inaperçu. D’autre part, elle se sentait curieusement plus proche de lui maintenant qu’il ressemblait lui aussi à un soldat. Le jeune homme lui-même semblait plus à l’aise dans son armure que dans ses habits royaux. Comme s’il s’était débarrassé d’un fardeau trop grand pour lui.

Elle lui sourit alors qu’il se dirigeait vers elle.

— Un vrai mercenaire dit donc.

— Je te proposerai bien mes services, mais je crains d’être trop cher pour toi.

Elle ricana et lui lança deux des bourses qu’elle venait de remplir.

— Voilà tout de même ton premier acompte.

Il la remercia d’un signe de tête et alla ranger son butin pendant qu’elle se relevait. Ils détachèrent ensuite leurs montures, qui commençaient à s’impatienter, et reprirent leur longue route vers Brevois.

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MichaelLambert
Posté le 25/11/2022
Bonjour Vincent !
Excellent moment de lecture pour moi ! J'ai aimé les détails vivants comme le compte des pierres du plafond, la discussion avec la jeune princesse, le passage par les rue de Lanvois, la cachette dans les bois ! Tout cela fonctionne très bien et cette fois je sens l'action en marche !
Un petit détail de forme : ce chapitre est plus long que les autres, non ? Enfin, il m'a semblé. Et je me demandais si ce ne serait pas intéressant de le couper en deux (par exemple à la sortie de la ville).
A bientôt pour la suite !
Vincent Meriel
Posté le 25/11/2022
Bonjour Michaël et merci pour ton retour !
Je suis content que ce chapitre te plaise (il fait partie de mes préférer à relire, il me met toujours de bonne humeur ^^)
Ce chapitre est effectivement plus long que les autres (28k signes) , mais c'est aussi parce que les autres sont cours pour le moment (ça ne va pas durer ^^' la moyenne sur le roman est à 24k).
Ce sont des chapitres un peu long pour PA, mais ils ont un sens narratif que je n'ai pas forcément envie de recouper pour l'instant. Si c'est trop désagréable il faudra effectivement que je m'y force.
À bientôt !
Camille Octavie
Posté le 20/11/2022
Bonjour !
Un excellent chapitre à nouveau ! Tu as une façon de faire passer les descriptions que je trouve très fluide et agréable à lire.
Si je peux me permettre quelques suggestions:
- J'aime beaucoup l'idée que pour une fois, ce n'est pas la fille qui se change et se fait surprendre à moitié nue, merci ! Par contre ça me parait un peu hors-caractère pour Lyne de "mater", et c'est l'impression que ça donne un peu. Si ce n'est pas l'effet que tu recherches, peut-être qu'elle peut détourner le regard plus vite ?
- Je trouve un peu bizarre qu'elle nomme son cheval, en général chaque cheval a un nom et on l'indique à celui qui va monter dessus...
Vincent Meriel
Posté le 20/11/2022
Bonjour, et merci pour ton retour ! Ainsi que la lecture rapide si j'en crois mes notifications ^^
N'hésites pas pour les suggestions, c'est toujours bien de voir ce qui peut-être amélioré ou ce qui a put gêner.

Je vais relire "la" scène pour revoir l'effet. L'idée est effectivement moins de faire "mater" Lyne que de dire ce qu'elle voit. Dans ma tête tout se passe assez vite, mais avec la vitesse de lecture, tu me met le doute.

Je me suis posé la question pour les chevaux, pour moi les nommer les fait passer d'un but utilitaire à une forme d'animaux de compagnie. Ce n'est pas si naturel pour des paysans de nommer des vaches par exemple. Quand au nom que pouvait leur donner les palefreniers, ils n'avaient qu'à être là lorsque Shari a demandé :P
Vincent Meriel
Posté le 20/11/2022
*de dire qu'elle apprécie ce qu'elle voit. (c'est bien malin d'oublier des mots)
Camille Octavie
Posté le 20/11/2022
Pour les vaches, je ne sais pas, mais dans les écuries, comme chaque cheval à souvent sa selle et son matériel (ça évite les blessures et la transmission de parasites), souvent ils ont des noms et c'est écrit sur le licol ou autre. Après tu pourrais juste dire qu'aucun des trois ne connait le nom de l'animal et que du coup Shari lui dit qu'elle n'a qu'à en trouver un ?
Vincent Meriel
Posté le 21/11/2022
C'est une possibilité aussi oui, je vais voir si je peux placer cela subtilement.
Camille Octavie
Posté le 21/11/2022
Pour le "matage", une fois j'ai eu une scène un peu similaire à ecrire, et ce que j'avais trouvé comme "astuce" c'était plus de la faire réagir intérieurement (par exemple elle se détourne pour gérer son embarras discrètement et se dit que le spectacle valait bien un coup de gêne ?). Aussi, je sais pas quel niveau de "féminisme" tu mets dans ton monde, mais ton héroïne est une bâtarde si j'ai bien compris, et le prince a l'ascendant hiérarchique sur elle. Je ne connais pas beaucoup de filles qui prendrait le risque qu'un homme qu'elle connaît depuis quelques jours a peine "se fasse des idées", c'est un coup a avoir des ennuis... ça peut être son style a elle bien sûr, si tu te l'imagine sûre d'elle et du genre "flirt". Mais a manier avec précautions ;)
Camille Octavie
Posté le 21/11/2022
Elle peut aussi se faire un "wow canon" interieur mais se détourner fissa. Être timide, réservée et / ou faire attention à soi n'empêche pas de regarder le menu haha
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