Chapitre 8

Par Ohana

L’étrange projection sembla profiter, amusée, de l’effet de surprise qu’elle venait de provoquer chez le jeune homme. Il s’agissait donc de ce mage qu’ils devaient rejoindre ! Alaric sentit son cœur s’emballer. Peut-être auraient-ils les réponses à leurs questions, sans avoir à traverser des terres dangereuses. Leur calvaire allait toucher à sa fin !

L’adolescent ouvrit la bouche, prêt à inonder le mage de questions, avant de se rappeler qu’il était sous l’eau. À nouveau, il chercha à remonter, mais peine perdue.

  • Si tu es ici, c’est que la magie coule dans tes veines.

Le mage le regarda avec bienveillance.

  • Tu dois te poser énormément de questions. Viens me rejoindre à la cour du roi Wallon.

Il voulut protester, mais il n’eut que des bulles qui sortirent de sa bouche. Un doute le saisit. Laborieusement, il tenta de se déplacer horizontalement. Les yeux du mage ne le suivirent pas, restant vrillés sur l’endroit il se trouvait quelques secondes plus tôt.

Alaric n’en croyait pas ses yeux : il était tombé sur un message magique pré-enregistré ! Il ne put s’empêcher de rouler des yeux. Et s’il avait pu jurer, il ne se le serait pas fait prier. Intérieurement, il bouillonnait. Évidemment que ça ne serait pas aussi facile d’avoir des réponses !

  • Je te prendrai sous mon aile, continua le message automatique. Fais cependant attention sur la route, ne montre tes pouvoirs à personne.

Le jeune homme arrêta de bouger.

  • La situation est … compliquée. Mais je t’expliquerai tout ça. En attendant, cette source permettra d’apaiser tes jeunes pouvoirs pendant quelques temps. Ne tarde pas, cependant.

Et puis plus rien.

Scandalisé et ayant envie de taper la première chose qui pouvait lui tomber sous la main, il dut se contenter de pourfendre l’eau de ses poings. Pendant un instant, le jeune homme avait cru qu’enfin quelqu’un lui donnerait la solution à son problème. À leurs problèmes, au pluriel. Parce qu’évidemment, la priorité était de retourner chez eux, dans leur monde. Il ne voulait pas avoir à faire avec cette fameuse situation compliquée qu’avait évoqué Talaman.

Se rendant compte qu’il remontait enfin, il battit frénétiquement des pieds et des bras pour émerger de l’eau en crachotant.

  • Ça va ?

Alaric dévisagea Gadriel, qui était penché vers lui.

  • Comment ça « Ça va » ? Je suis resté là-dessous pendant quelques minutes, personne n’a pensé à venir me chercher ? s’époumona-t-il, le fusillant du regard.

Il s’en voulut légèrement de passer ses nerfs sur le guerrier, qui ne cherchait qu’à l’aider. Gadriel le regardait, surpris.

  • Loric vient juste de te jeter à l’eau, de manière très … brutale, mais bon, il fallait bien tenter quelque chose. Ça a fonctionné ?

Son séjour aquatique lui avait pourtant paru beaucoup plus long que quelques secondes. Grommelant, le jeune homme ne refusa néanmoins pas la main que le guerrier lui tendait pour l’aider à sortir du bassin. Son regard chercha instinctivement Talia. Celle-ci s’approcha, pour l’examiner sous toutes les coutures et s’assurer qu’il allait bien. Elle finit par serrer sa main dans la sienne, le regard inquiet.

  • Ça a donné quelque chose ? s’enquit-elle.
  • Je ne sais pas, répondit son frère, regardant sa main libre, l’autre tremblant légèrement dans celle de Talia, appréhendant de ressentir à nouveau cette sensation glacée. Il y avait ce type, là, le magicien …
  • Talaman ? l’interrompit Gadriel, surpris.

Le jeune homme hocha la tête. Talia serra un peu plus fortement sa main dans la sienne, des questions dans les yeux.

  • Il ne m’a rien dit pour la manière dont on va retourner chez nous. C’était plutôt un message … impersonnel, nous demandant de le rejoindre pour qu’il nous aide à maîtriser ce que nous sommes et répondre à nos questions.

Il hésita.

  • Et il a dit que la source calmerait … ce qui s’est passé, pendant quelques temps du moins. Il ne faut pas tarder, répéta-t-il.

Le magicien n’avait pas précisé combien de temps l’effet allait durer avant de s’estomper. Il ne pouvait pas se permettre d’y penser maintenant.

  • T’es sûr que ça a fonctionné ? demanda alors Gadriel, une légère lueur suspicieuse dans le regard.

Un bruit de lame qu’on sortait de son fourreau se fit entendre. Ils se tournèrent tous à temps pour voir Loric, son épée courte à la main. Il bondit vers l’avant, prêt à frapper mortellement.

  • Non mais hey ! cria Talia, qui voulut s’interposer.

Alaric la tira in extremis pour éviter qu’elle ne fonde sur l’homme armé. Gadriel s’interposa entre eux, les mains levées. L’autre guerrier se décala légèrement sur le côté, la grande silhouette de son coéquipier le cachant. Il vrilla son regard sur l’adolescent.

  • Rien du tout ? fit-il d’un ton sec.

Le jeune homme sentit une bouffée de colère l’envahir. Sérieusement, ils avaient quoi, tous ces gens, à vouloir les blesser physiquement ? Mais il dut se rendre à l’évidence qu’il ne ressentit aucune énergie l’entourer. Son pouvoir était là, juste sous sa peau, immobile et tranquille. Un soupir de soulagement sortit de sa gorge.

Loric émit un grognement approbateur et rangea son arme d’un geste sec. Sans un autre mot, il s’éloigna pour rejoindre leurs montures.

Gadriel se gratta l’arrière du crâne, un air amusé et soulagé sur le visage. Pendant un instant, il avait vraiment cru que son coéquipier allait mettre fin à leur périple. Il le connaissait depuis assez longtemps pour comprendre qu’il avait certaines raisons à se comporter ainsi envers les deux jeunes magiciens. Un voile de tristesse s’abattit sur son regard, mais il le chassa promptement.

Il tapa des mains, à nouveau enthousiaste.

  • Bon allez ! En selle ! On a encore le temps de faire un peu de chemin avant que la nuit ne tombe !

Personne ne protesta, malgré leurs muscles et leurs fesses endolories. Les jumeaux ressentaient l’urgence de rejoindre ce mage, elle transpirait par tous les pores de leur peau.

X

Les deux jours suivants furent moins chaotiques qu’ils ne le craignaient. Gadriel en profita pour continuer d’enseigner à Talia à monter à cheval. Avide d’expériences, et peut-être un peu casse-cou, elle fut rapidement en mesure d’accélérer la cadence sans avoir l’impression qu’elle était constamment sur le point de tomber.

La voir un peu plus insouciante détendit Alaric, mais elle ne parvint pas à le convaincre de faire comme elle. Il restait cramponné aux rênes, et priait chaque seconde lorsqu’il leur était nécessaire d’accélérer le rythme. L’équitation, ce n’était définitivement pas son truc.

Une nuit, après avoir installé le camp, Talia décida de poser les questions qui lui trituraient les méninges. Elle avait remarqué que les deux guerriers étaient légèrement plus tendus depuis quelques heures.

  • Qu’est-ce qui s’est passé ? Je veux dire, le commandant Konra nous a dit que la situation était … compliquée, dans le coin.

Gadriel hésita, ses mains habiles aiguisant pensivement un morceau de bois avec son couteau. Jugeant qu’il était préférable que leurs protégés du moment aient toutes les cartes en main, il poussa un soupir et se cala contre son sac, regardant les adolescents par-dessus les flammes.

  • Pour comprendre, il faut que je vous fasse un rapide topo d’où on se trouve, commença-t-il.

Talia se cala elle aussi contre son sac, qui lui servait d’oreiller de fortune. Elle voyait du coin de l’œil Alaric qui gardait les yeux baissés, mais elle devina qu’il était lui aussi tout ouïe.

  • Vous connaissez la forêt d’Argon, là où Oza vous a trouvé. Madragore et où nous nous trouvons présentement est la région d’Arcania, une terre neutre, principalement peuplée de petits villages indépendants mais qui sont tout de même sous la protection de la Garde.

Il fit une pause, puis continua.

  • Nous sommes entourés par différents royaumes. Au sud, les terres draconiques d’Aramore et le Reinaume de Vargues.
  • Le Reinaume ? C’est une reine qui dirige Vargues ? l’interrompit Talia, une étincelle curieuse dans le regard.

Gadriel leur expliqua alors qu’il y avait quelques années à peine, Vargues était aux mains d’un roi tyrannique. Il avait depuis longtemps perdu le soutien du peuple, mais régnait par la peur et la violence. Sa femme, la Reine, fomenta un coup d’état et tua elle-même son mari, prenant ainsi le pouvoir. Ce fut sa fille qui avait par la suite succédé au trône, et une dynastie de mère en fille s’était installée.

  • Je suis surprise qu’elles soient toujours au pouvoir, marmotta Talia, ressassant ses cours d’histoire et les romans médiévaux qu’elle avait pu lire, dans sa tête.
  • Aux dernières nouvelles, la situation à Vargues n’est pas encore très stable, mais elles ont le soutien du peuple.

Mille questions tournaient dans la tête de la jeune femme, mais elle garda le silence, se promettant de bombarder le guerrier le lendemain pour satisfaire sa curiosité. Ce dernier lui jeta un coup d’œil amusé et retourna à son cours de géographie.

De sa main, il désigna vaguement une direction.

  • Là où nous nous dirigeons, c’est le royaume de Dungannon et un peu plus au nord, le royaume montagneux de Samérel, pour ensuite atteindre les terres du roi Wallon.

Un grognement un peu plus loin leur parvint. Loric ne leur accorda pas un regard, mais Talia put discerner la tension et la colère sur son visage. Un nouveau soupir fusa d’entre les lèvres de Gadriel.

  • Dungannon et Samérel ne sont plus que des régions en guerre, il n’y a plus de tête dirigeante, des factions malveillantes ont réussi à renverser le pouvoir. Tous les jours, la Garde essaie de reprendre du territoire et de venir en aide à la population martyrisée par ces tyrans qui pillent et massacrent tous ceux qui ne se soumettent pas.
  • Et les autres royaumes ne peuvent rien faire ?
  • L’Héodéni et Kald, plus au nord, sont alliés. Nous n’avons plus de soutien de Vargues, qui s’est totalement fermée, et la guilde des draconniers d’Aramore ne répondent pas à nos appels aux armes. La menace sur le royaume du roi Wallon et des terres de Wald ne cesse de grandir, nous sommes trop dispersés et nous manquons d’effectifs.

Le silence tomba sur le petit groupe, alors que les deux adolescents tentaient d’assimiler toutes ces informations. L’air de Gadriel se fit plus sombre.

  • Malheureusement, nous devons traverser les frontières de Dungannon pour trouver ce magicien et vous renvoyer chez vous. À partir de demain, il faudra faire preuve de plus de prudence.

Les questions se coincèrent dans la gorge de Talia, alors qu’une vague d’angoisse la submergea. Elle pouvait sentir la tension chez son frère, qui n’avait pas émis le moindre son. Gadriel retrouva son grand sourire, même si ses yeux disaient le contraire :

  • Hey ! Ne vous inquiétez pas ! En petit groupe, nous avons plus de chance de passer inaperçus.

Talia ne pouvait quitter du regard le manège de Gadriel, hypnotisée par le mouvement de ses mains. Elle reconnaissait les signes de nervosité. Il était bien moins serein qu’il n’y paraissait, surtout qu’elle l’avait vu, ces derniers jours, beaucoup plus enthousiaste qu’il ne l’était en ce moment. Mais elle ne fit aucun commentaire.

  • Et il est comment ce … Wallon.
  • Roi Wallon, précisa le guerrier, lui faisant un clin d’œil. Mieux vaut vous faire à quelques coutumes d’ici avant d’arriver à la capitale d’Héodéni.

Un sourire dubitatif étira les lèvres de l’adolescente, mais elle hocha la tête.

  • C’est un homme juste, de ce que j’ai pu entendre. Si vous ne lui causez pas de problème, il ne devrait pas vous chasser de son royaume, continua-t-il d’un air taquin.
  • Rassurant, grommela Talia.

Gadriel déposa son bâton et remit son couteau à sa ceinture.

  • Je vais aller faire le tour du périmètre ! fit-il en se levant, enlevant d’un geste l’herbe qui s’était collée à ses vêtements.

Il jeta un coup d’œil à Loric, qui lui répondit silencieusement d’un hochement de tête. Il allait garder le camp. Le grand guerrier disparut dans l’obscurité.

  • Ça ne me dit rien qui vaille.

Talia tourna la tête vers son frère, qui avait fini par lever les yeux vers elle et briser son silence.

  • On a quitté une vie où on nous trimballait à droite et à gauche, en nous mettant avec des connards la plupart du temps, où on a dû lutter tout ce temps pour éviter de tomber dans les pires galères … pour se trouver dans un monde où on nous trimballe encore à droite et à gauche, mais là on a plus de chance de se faire tuer.

Sa voix n’était qu’un murmure, pour éviter d’être entendu par le guerrier toujours à son poste, mais l’émotion se lisait dans son regard. Talia sentit son cœur se serrer. Effectivement, la situation n’était pas la meilleure qu’ils aient pu vivre, parmi tout un tas d’autres où ils n’avaient pas été bien traités. Le nombre d’adultes malhonnêtes qui avaient promis de prendre soin d’eux que parce que leur bonne action leur permettait de toucher un chèque se comptaient sur les doigts d’une main. C’était néanmoins beaucoup trop.

Elle déposa sa tête sur l’épaule de son frère. Elle aurait aimé avoir les mots et la force pour le rassurer, profiter de ce moment où il se confiait à elle plutôt que de rester enfermé dans sa tête, mais elle n’y arrivait pas. Elle était aussi perdue que lui.

Ils allaient y arriver. C’était ce qu’elle se répétait mentalement à chaque seconde. Mais le chemin à parcourir lui faisait peur. Ils avaient l’habitude de se débrouiller seuls, cependant, cette fois-ci, ils ne pouvaient le faire. Ils avaient besoin d’aide, et ils ne savaient pas vraiment à qui faire confiance.

Loric bougea finalement, s’approchant d’eux. Talia releva sa tête et les jumeaux le dévisagèrent, prudents. Alaric se souvenait très bien de sa propension à lui balader une lame sous le nez. Ils se raidirent lorsque l’homme porta sa main dans son dos, semblant chercher quelque chose coincé dans sa ceinture, sous sa veste.

Ce dernier leur tendit alors, toujours aussi silencieusement, deux poignards, dans leurs fourreaux.

  • Au cas où, fit-il simplement.

Il les fixait sans ciller. Son air était toujours aussi grave, mais pour une fois, son hostilité ne leur était pas destinée.

L’homme taciturne jugeait qu’il était préférable que leurs protégés aient une arme sous la main pour se défendre, dans le cas où ils rencontreraient des problèmes. Même si l’un d’entre eux avait tenté de le tuer, lui ainsi que son coéquipier, peu de temps auparavant. Il n’était pas sûr d’un jour pouvoir oublier cette rancœur envers les mages, qui le dévorait depuis bien des années maintenant, mais il avait une tâche à accomplir, quoi qu’il lui en coûte.

Les adolescents acceptèrent sans émettre le moindre son. Ce n’était pas la première fois qu’ils étaient armés, mais ils doutaient fortement de s’en sortir face à des guerriers expérimentés de la trempe d’Oza-Fynn, Gadriel ou Loric.

Talia enfouit la lame sous son oreiller de fortune, à portée de main, prête à aller se coucher. Elle jeta un coup d’œil à Alaric, qui lui sourit faiblement.

  • Bonne nuit, articula-t-il silencieusement à son intention.

Le regard de l’adolescent se porta brièvement sur le guerrier, qui avait repris son poste, avant de revenir sur le cadeau insolite. Sortant la lame de son fourreau, il la dévisagea pensivement. Il était loin d’être certain d’être en mesure de se défendre efficacement si quelque chose se passait. Surtout avec ce que leur avait raconté Gadriel.

Nullement rassuré, il rangea la lame et se laissa tomber sur le dos, son regard cherchant la vue des étoiles à travers les feuillages. Au bout d’un moment, il ferma les yeux. Mais cette nuit-là, les adolescents ne dormirent pas aussi bien que les autres, leur esprit malmené par l’incertitude de ce qui allait se passer.

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