Chapitre 9

Par Ety

Vayne avait eu le souffle coupé ; pas une seule partie de son corps ne réussissait à se mouvoir après le départ des personnes qu’il n’avait pas voulu trouver en arrivant. Il entendit son père pousser un gros soupir, sans ajouter une seule parole. Il saisit alors un décret d’exploitation d’un certain ensemble de mines de Bancour[Région au sud d’Ivalice, sur un continent sauvage] avant de dire, tout à trac :

— Que pensez-vous de la naissance prochaine d’un éventuel héritier, Excellence ?

Comme il l’avait redouté, son père mit du temps à répondre. Il sentit un sang glacial traverser ses veines, et une grosse boule d’inquiétude se nouer dans sa gorge. Ces situations d’attente lui avaient toujours été insupportables.

— Ce que j’en pense ? répéta le seigneur Gramis. J’en suis très heureux, sans en douter. Je pense que cet évènement apportera un grand bonheur dans ce Palais qui, à mon avis, en a grand besoin. Des tensions se forment de toutes parts ici, et j’ai hâte d’être remis sur pied afin de m’assurer moi-même de ce qui se passe.

Vayne voulut l’assurer qu’il ne se passait rien de grave, mais il ne trouva pas le courage d’ouvrir la bouche pour dire cela.

— Tu diras à ta mère, poursuivit alors l’Empereur, que je suis bien content de son courage et de sa patience, et que j’attends patiemment la naissance de mon quatrième enfant.

Vayne acquiesça en glissant sa main vers le sceau pour signer le décret. Et lui-même, que pensait-il de cet évènement ? Devait-il s’en réjouir ou persévérer dans sa jalousie puérile ? Quelle attitude ferait en sorte qu’on lui fît confiance ? Il resta quelques instants, la main légèrement pliée sur sa feuille, avant de ranger toutes ses lettres en tas et de se lever, la peur aux jambes.

— Au revoir, Père. Je ne manquerai pas de parler à ma mère de tout ceci.

Gramis ne répondit pas et laissa son fils quitter silencieusement le trentième étage.

 

Vayne se dirigea une fois de plus vers sa chambre, d’un pas un peu moins pressé que la fois précédente. Il s’allongea sur son lit, qui grâce à la viéra sentait presque aussi bon que celui de sa mère, et resta longtemps étendu, contemplant les arabesques gravées sur le plafond. Il pensa aux autres choses qui devaient exister, au-delà de sa petite tête aux cheveux noirs. Eder et Phon chercheraient-ils à se venger de l’affront qu’il avait fait à l’inconnue au rire facile ? Bien sûr, il n’aurait jamais dû la frapper, et encore moins de cette façon-là, mais comment réagir lorsque la crainte liait son cœur et sa langue, et que certaines personnes ne semblaient tout simplement pas connectées à la situation et préféraient s’en réjouir ? Certains dangers n’auraient pas dû exister. Mais, en plus de ceux-ci, il devait certainement y en avoir certains dont il ne savait même pas l’existence...

Le jeune seigneur se releva deux heures plus tard, la tête ébouriffée, après un sommeil qu’il n’avait pas vu venir. Il se leva aussitôt et descendit instinctivement au premier étage. Durant le trajet, dans l’ascenseur, il reprit petit à petit conscience, se remémora les récents évènements, et releva une face de défi devant les portes grises qui s’ouvraient.

 

Tout de suite, les sons du banquet lui parvinrent. Il était incapable de deviner depuis combien de temps les convives étaient installés, mais il entendait clairement les cliquetis des plats et des cloches métalliques, ainsi que le brouhaha des discussions. Il s’approcha silencieusement de l’une des nombreuses portes ouvertes qui donnaient sur la salle de réception, et aperçut bon nombre de nobles attablés à différents endroits de la pièce, par groupes de six ou de sept. Près de la porte la plus lointaine se tenait sa mère. Il la reconnut tout de suite, à cause de ses longues boucles noires et des gestes brusques de ses bras nus. Il se translata discrètement jusqu’à la porte en question et entendit la voix d’un homme qui lui parut tout de suite profondément cynique. En face d’eux, debout contre le mur blanc du fond, un énorme arc sur son dos, se tenait la viéra, qui affichait une expression très grave mais qui ne sembla pas le remarquer. Et elle ne pourrait sans doute guère le remarquer plus tard vu la distance. Vayne, qui avait eu momentanément le souffle coupé, soupira de soulagement et ramena son regard vers le dos de celui qui semblait être le docteur Cid.

— Pourtant, Votre Altesse, c’est un projet qui concorde parfaitement avec vos intentions, dit la voix de cet homme, dont Vayne n’apercevait que l’avant-bras gauche, posé sur l’accoudoir d’un fauteuil en cuir blanc.

— Mes intentions ! répéta Sentia en levant les bras au ciel dans un rire retentissant. Et que savez-vous au juste de mes intentions ? Je vous ai dit de ne plus rien me servir, sombre idiote !

La dernière phrase, empreinte d’une colère sourde, était destinée à une servante qui tentait de remplir le verre à pied que l’Impératrice venait de vider. Lorsqu’elle se retourna avec son amphore, les larmes aux yeux, avant de s’en aller vers les cuisines en courant, Vayne remarqua qu’elle devait être à peine plus âgée que lui.

— Je me base sur vos propres mots, Votre Altesse, poursuivit l’homme sans paraître préoccupé par la violence de la réprimande. La création d’un centre de recherche consacré intégralement à l’innovation des ressources militaires de l’Empire. Le soutien et la prise en charge des meilleurs lauréats de l’Académie Impériale de Sciences. Le tracé de pistes jusqu’alors inexplorées par tous les chercheurs d’Ivalice. Quelque chose comme ceci...

 

Sa mère lui dédia cette expression faciale parfaitement accusatrice et pleine de pitié que seule elle était capable de maîtriser dans la concentration la plus totale.

— Ecoutez, mon petit Cidolfus. Il n’y a rien que vous possédiez qui puisse nous intéresser, ici. Je sais que vous vous acharnez depuis plusieurs années à trouver un nouveau départ à votre vie, mais nous ne pouvons cautionner cela.

— Il ne s’agit... pas de cela, pas du tout ! s’exclama l’homme d’une voix nouée. J’ai pour habitude de traiter avec ceux dont les aspirations se rapprochent le plus des miennes, voilà tout. Je suis sûr que votre fils tirerait un grand savoir de cette expérience.

— Comment ? Mon fils ? cria-t-elle soudain en plaquant ses paumes sur sa poitrine. Mon fils n’a rien à voir avec la science ; il est né pour se consacrer à d’autres choses, j’y veille avec soin. Il apprend l’art de la guerre, l’art de la danse, l’art du théâtre et de la peinture, l’histoire d’Ivalice et l’étude de textes de fiction ou de légende, ou encore la rédaction de discours à la nation. Non, à vrai dire il a déjà appris tout ce qu’on peut apprendre dans tous ces domaines grâce à son intelligence resplendissante, et n’a besoin que de la sagesse de l’expérience pour se perfectionner. Une expérience qui n’est pas scientifique, puisqu’il faut le préciser.

— Justement, insista Cid tandis qu’elle s’était calmée, il faut maintenant lui inculquer le savoir qu’il lui manque, et voir où cela peut mener ! Ne voulez-vous pas qu’il devienne un enfant parfait ? Surtout si, comme j’ai pu l’entendre, vous le soutenez à la succession de son père... tout savoir est bon à prendre, vous comp...

— Non, non, le coupa-t-elle sèchement mais sans hausser sa voix. Tout savoir n’est pas bon à prendre. Et nous n’avons que faire de vos expériences chez nous.

— Vous n’en avez seulement pas dit un mot au seigneur Vayne. Je suis sûr qu’il se montrerait très curieux vis-à-vis de ce que j’ai à vous proposer, et que s’il est aussi intelligent que vous le prétendez, nous nous entendrons à merveille, lui et moi.

« De quoi se mêle-t-il ? » se dit Vayne presque effrayé.

— Vous moquez-vous, Docteur ? Un homme défraîchi de quarante-six ans a peu de choses à raconter à un jeune de quinze qui a un chemin radieux devant lui. Vous devriez plutôt amener votre fils. J’en ai entendu de bien plaisants portraits, et il sera le bienvenu ici. Je suppose que malgré son jeune âge, vous lui avez transmis la foi en l’Empire, n’est-il pas ? Oui, ce petit-là aurait bien sa place ici, et vous savez...

Soudain, sa voix devint éclatante alors qu’elle ajoutait :

— ... même votre épouse pourrait remplacer votre compagnie avec succès. Dites-moi, où l’avez-vous égarée, cette fois-ci ? Elle manque beaucoup aux lumières d’Archadès ; dites-lui de penser un peu à nous avant qu’elle ne soit totalement oubliée.

Après un bref instant, les dizaines de têtes tournées vers la table de l’Impératrice affichèrent un rire bruyant, que Sentia ne manqua pas de suivre. Vayne observait la main de Cid se crisper sur le cuir blanc.

— Je... je ne vois pas pourquoi vous dites cela...

— Vraiment ? fit Sentia sans cesser de rire. Dans ce cas, en tant que hors-la-loi, elle représentera une cible idéale pour mon armada des mers.

— Je vous en prie...

Les convives eurent encore de grands éclats d’hilarité, avant que les choses se calmassent. Mis à part l’air effondré de Cid – à en juger par les tremblements frénétiques de tout son corps.

— Délicieux, n’est-ce pas ? conclut l’Impératrice en léchant goulûment le fond d’une cuillère.

— Je ferai ce qu’il vous plaira que je fasse, soyez-en sûre, finit par lâcher le scientifique, le souffle court.

— Je préfère ça.

Sentia Solidor déposa sa cuillère et releva son visage rayonnant de satisfaction.

— Ne vous inquiétez pas pour elle, dit-elle plus doucement. Elle est entre de bonnes mains. Pour être franche avec vous, je n’ai pas encore décidé qui devait être directeur du futur laboratoire. Ce qui est certain, c’est que ce ne doit pas être vous.

— Même si je vous ai assuré avoir en tête de poursuivre tous les desseins que vous aurez pour ce projet, et tout mettre en œuvre pour qu’ils soient réalisés comme vous le souhaitez ?

— Vous savez ce qu’on dit de vos assurances.

— La langue qui vous le dit me porte de bien méchants mobiles, alors que je ne trouve aucune raison valable de m’en porter depuis toutes ces années. Où est-elle, d’ailleurs ? Pourquoi ne vous accompagne-t-elle guère ce soir ?

— Parce qu’elle a d’autres choses à faire, répondit Sentia en fronçant les sourcils, sans se départir de l’irremplaçable sourire où brillaient ses rangées de dents. Tout lui est plus important que de parler au docteur Cid, vous devez le savoir. Et puis, j’ai tenu à m’exposer personnellement à cette affaire dès que j’ai entendu le nom de Vayne sortir de votre bouche.

— Et il n’en est pas sorti sans une excellente raison, renchérit Cidolfus, toujours haletant. Je... j’aimerais tant trouver un moyen de vous convaincre sur-le-champ du bénéfice que mes idées pourront apporter à tous ceux qui habitent ici, et du prestige que votre fils pourrait en tirer. Je tiens réellement à le soutenir, quoi que...

— Bien sûr, ironisa-t-elle en levant le nez au ciel. Maintenant, écoutez-moi bien : jamais Vayne n’entrera sous quelque forme que ce soit dans l’une de vos entreprises tant que j’aurai encore possession de la vie dont je jouis.

— Si c’est ainsi, il faudra donc vous l’ôter... c’est regrettable.

Cid avait cette fois parlé d’une voix tout à fait calme, et baissé la tête. Certains murmures d’épouvante s’élevaient de part et d’autre de la salle. Sentia, elle, arborait toujours son sourire aiguisé.

— Ce que vous ne savez pas, c’est que la protection de mon fils est loin de se limiter à ma personne. Vous venez d’en évoquer une autre il y a quelques instants. Et la quantité de ceux qui partagent mes convictions n’est même pas dénombrable ! Les moyens de faire appliquer ses ordres ne manquent pas à la femme de Gramis. Elle en a tout le pouvoir.

— Ce que vous ne savez pas, Madame, c’est que le pouvoir vient et part...

Vayne aussi était parti, le plus loin possible de cette ambiance qui lui retournait l’estomac. Mais de quels plans diaboliques ce Cid voulait-il bien parler ? Ce qui était sûr, c’était qu’ils n’avaient pas du tout l’air bénéfiques pour lui. Qu’essayait-il de faire ? L’assassiner ? Le jeter en disgrâce ? En tous cas, il voulait obtenir quelque chose de lui, et la dernière chose que Vayne désirait, c’était savoir ce que c’était.

Il dévala à pied les douze étages, s’engouffra dans sa chambre sans s’arrêter au seuil, ferma la lourde porte sombre d’un mouvement de l’avant-bras et se jeta sur son lit.

 

Lorsque les rayons du soleil traversant sa fenêtre géante s’attardèrent sur son front au point de ressentir les effets d’un début de fièvre, le seigneur Vayne, en se redressant d’un bond, songea que la matinée était déjà bien entamée. Cependant, un coup d’œil circulaire lui fit bien vite comprendre que la lumière pénétrait à peine dans la pièce et, en tendant l’oreille, il s’aperçut que tout le palais était encore ensommeillé. Il se jeta hors du lit sans plus attendre dans la chambre ténébreuse, la sueur au front, l’estomac retourné et le cœur battant à toute vitesse.

Sa mère avait dû clore son entretien avec Cid, à l’heure qu’il était. Avait-elle obtenu satisfaction ? Avec un peu de chance, le savant avait compris qu’il ne pourrait pas faire ce qu’il souhaitait, et on n’entendrait plus jamais parler de lui au Palais impérial. Sentia Solidor devait être bien fatiguée... il espérait qu’elle était en train de se reposer paisiblement dans sa chambre, sans avoir le cœur de se décider à le vérifier. Après une rapide toilette et un changement d’habits, il se rendit au couloir principal de l’étage sur la pointe des pieds et fit pivoter sa petite tête brune de toutes parts. Aucun bruit ne lui parvint ; sa mère devait dormir comme le bébé qu’elle portait. Il se mit alors en devoir de quitter le treizième, d’abord par la fenêtre, puis par l’ascenseur, lorsqu’il se souvint que Garuda n’était pas là pour le transporter. Il adorait atterrir sur ses ailes dorées, puis sur le gazon fraîchement tondu des jardins attenants au rez-de-chaussée, avant de virer de bord inspecter l’entrée principale, afin d’interroger la sentinelle sur les entrées et sorties récentes, comme le lui conseillait sa mère, afin qu’il s’instruisît lui-même sur les relations extérieures et lui apportât un complément d’informations non superflu. Il décida de s’y rendre à pied ; il leur demanderait tous les détails concernant les nombreux invités de la nuit passée ; peut-être apprendrait-il quelque chose.

Dès qu’ils le virent, les deux soldats de garde s’inclinèrent en répétant : « Seigneur », puis, à travers leurs heaumes, échangèrent ce qui sembla être un regard entendu.

— Bonjour, dit Vayne en concentrant tous ses efforts pour paraître autoritaire. Quelqu’un vient-il de passer ?

— Non, Seigneur, répondit celui qui était le plus proche de lui.

— Y a-t-il des personnes qui sont entrées ou sorties après la fin du banquet ? Avez-vous remarqué des individus non invités qui essayaient de s’infiltrer ?

— Rien de tel, Seigneur.

Il aurait espéré que les réponses fussent un peu plus énergiques.

— Rien d’anormal, donc, récapitula-t-il en se retournant d’un pas décidé, sans qu’aucun des gardes ne lui répondît.

Il fit plusieurs pas sur le marbre, avant de remarquer un petit point sur le sol. Par curiosité, il s’en approcha, pour pousser un cri plus effrayant que tous ceux qu’il s’était imaginé pouvoir produire. Il s’agenouilla sur place, et répéta son hurlement trois fois.

— Qui a fait cela ? somma-t-il.

Une fois encore, aucun son ne vint l’éclairer.

— Qui a fait cela ? hurla-t-il d’une voix encore plus aiguë.

— Nous n’en savons rien, je vous le jure, Seigneur, fit le soldat d’un ton devenu suppliant. Nous n’avons rien vu venir.

Derrière la goutte de sang, au pied du dallage latéral, les cheveux blancs étaient répandus, baignés du même liquide. Leur porteuse gisait inerte sur la terre ferme qu’elle avait si longtemps protégée, en tant que cuisinière, ménagère, garde du corps, soldate, et conseillère privée. Elle n’avait rien perdu de sa dignité, écrite comme un poème sur sa peau brune, sur ses membres nus ensanglantés. Seules ses oreilles de lapin étaient nettement pliées en deux, comme un point d’interrogation devant ce destin inattendu pour la servante tranquille du Haut Juge Drace et de l’épouse de l’Empereur.

— Seigneur, il y a cet invité de votre mère, qui porte des lunettes, c’est le dernier à être sorti... mais nous ne pouvons rien vous affirmer : nous avons entendu une explosion gigantesque à cent pas d’ici, au nord-est, et lorsque nous sommes revenus, après avoir découvert que la bombe était une fausse alerte, nous avons constaté le corps et il n’y avait plus personne. Cela s’est passé il y a une heure environ. Nous n’avons rien vu ni entendu ; nous sommes désolés de notre impuissance.

Le docteur Cid ? S’en prendre à la viéra ? Cela n’avait aucun sens. Mais d’abord, le docteur Cid portait-t-il des lunettes ? Il n’en savait rien, il ne l’avait vu que de dos à la salle de réception. Ils parlaient sûrement de quelqu’un d’autre. Il n’y aurait jamais aucun moyen de savoir. Vayne sentit toute sa rage retomber d’un seul coup. Tout devenait confus dans sa tête...

Le deuxième garde se mit à parler :

— Nous aurions dû nous séparer au lieu de nous précipiter tous deux vers la bombe... nous avons pensé que celle-ci masquait une menace bien trop sérieuse pour un seul soldat.

Vayne se fichait bien de cette histoire de bombe. Elles pouvaient toutes exploser, tout détruire. Seule une âme ne devait pas l’être, à cet instant précis. Il colla son oreille à la poitrine maculée de sang, et tenta d’être patient durant quelques secondes. Lorsqu’il n’entendit rien, il se dit qu’il sentirait à coup sûr le pouls à travers son poignet. Lorsque les veines qu’il touchait ne lui transmirent rien d’autre que le liquide qui sortait de son cœur, il se dit qu’il verrait alors une trace de vie sur son visage. Puis il se dit que plus rien ne pouvait le rendre plus malheureux.

— Elle est bien morte, hein ?

— Si nous avions eu le moindre doute, déclara le deuxième garde, nous l’aurions évidemment envoyée au service d’urgences sans plus attendre.

Au lieu de cela, ils l’avaient laissée sur place, sans chercher à comprendre davantage. Ils l’avaient balancé d’un coup de pied sur le côté, comme une ordure que l’on cache de l’œil des visiteurs venus voir une exposition de beauté. Ils n’avaient pas besoin de voir cela. Plus personne n’avait besoin de la voir.

— Une balle dans la poitrine et une balle dans la tête. Il y avait peu de chances qu’elle s’en sorte indemne, Seigneur, vu la précision du tireur. Pourtant, malgré la proximité, nous n’avons rien entendu. Cela a dû se passer très rapidement. Je dirais même que, vu la distance nécessaire pour que nous le perdions de vue depuis ce poste, cet assassin s’est littéralement volatilisé.

Vayne n’avait plus besoin de savoir. Penché au-dessus du cadavre, il rentrait ses doigts dans la terre, espérant que celle-ci bût un jour de l’eau en abondance, comme celle répandue sur son visage. Les larmes coulaient le long de ses joues, tombaient sur la peau désertique, se noyaient dans le vent qui commençait à souffler. Les gardes continuaient à parler, mais il ne les écoutait plus. Il écoutait son propre cœur, qui battait alors que celui en face de lui était éteint. Comment était-ce possible ? Pourquoi avait-il été destiné à vivre et elle à mourir ? Il savait bien que la viéra qu’il avait en face de lui avait vécu des dizaines, peut-être centaines d’années avant ce jour, mais pour lui cela revenait au même : elle rendait l’âme qu’elle venait d’acquérir. Ce n’était pas acceptable, il fallait qu’elle revît... mais voilà un ordre que personne ne pouvait faire exécuter. Elle était partie pour toujours.

— Seigneur... ? Vous allez bien ? Voulez-vous que nous appelions quelqu’un ?

— Laisse-le.

Il s’était renversé sur le sol, sanglotant contre le corps offensé et demeurant sans vengeance. Il ne cherchait plus une solution, il cherchait la fin. Un tel acte ne pouvait pas être commis. Ce devait être une erreur...

Devant lui, les yeux couleur de miel étaient encore ouverts. Ils fixaient un point invisible, dans le ciel. Les paupières étaient maculées de sang, mais les pupilles restaient pures et curieuses du monde. Elle avait encore tant de choses à apprendre en dehors de sa forêt... Pourquoi avait-il fallu qu’elle fût si gentille ? Pourquoi avait-il fallu qu’elle fût si proche de sa mère ? Comment une âme si dévouée et délaissée avait-elle pu être jetée en pâture du jour au lendemain ? Il criait mais personne ne l’entendait. Il brassait la terre entre ses doigts et se sentait lui-même sur le point d’être enterré. Personne ne répondrait à la lettre, personne ne serait jamais là pour l’aimer, et à part lui, personne ne la pleurerait. Elle avait tout abandonné pour servir une famille qu’elle ne connaissait pas, sans aucun intérêt personnel, et à présent le sort se retournait contre elle, comme pour punir une vile scélérate qui aurait sévi pendant des siècles sans jugement.

— Nous enverrons bientôt quelqu’un prévenir Son Honneur le juge Drace.

Vayne finit par se taire, son corps secoué de hoquets s’immobilisa et plus aucune larme ne voulut sortir du coin de ses yeux à la vue brouillée pour toujours. Il se redressa légèrement, prit la tête de la viéra entre ses mains et lui ferma les yeux.

— N’envoyez personne.

— Bien, Seigneur.

Il reprenait lentement sa respiration, s’asseyant contre la terre froide et méchante. Il ne pouvait plus rien faire pour elle. Mais surtout, elle ne pourrait jamais plus l’aider... ni aider Sentia.

— Enterrez-la au Cimetière des Braves.

— Seigneur...

Lorsqu’il vit que Vayne ne relevait pas la tête du visage éteint et affichait une drôle d’expression, qui n’avait pas l’air de vouloir discuter, le garde le plus proche soupira et acquiesça.

— Cela sera chose faite, Seigneur. Nous avons entendu de bons retours sur son parcours ici. Elle mérite sa place.

— Merci, dit sèchement le garçon.

Il replaça tout doucement la tête aux longues oreilles contre le sol et entreprit de se remettre debout. Ce fut alors qu’il vit sur la terre ombrée un deuxième détail qui le surprit.

Près de son dos était tombé son arc géant, une longue arme de plus d’un mètre cinquante qu’il avait déjà vu à plusieurs reprises, la dernière fois étant le banquet de la veille. Mais près de cet arc, à quelques pas, confondu avec les rayons du soleil, un spectacle unique émanait de la flèche étincelante. Celle-ci était exactement comme celle que Garuda avait emmenée à son bec, mais au lieu de produire de petits éclairs, elle était entourée d’un énorme halo de lumière, qui allait du cadavre à la grande porte. Il était si semblable au scintillement solaire sur le gravier qu’il n’y avait porté aucune importance. Il s’abaissa pour prendre la flèche et l’accrocha à sa ceinture. Une circulation très intense de la lumière se produisit alors dans l’air environnant et, à croire ses sens, dans son corps. Il ralentit un instant avant de marcher de plus belle vers les deux soldats.

— Après vous être chargés de l’enterrement, leur dit-il, je veux que vous ne parliez à personne de ce que vous avez vu.

— Mais, insista le second garde, il s’agit du décès d’un membre de l’armée. Il doit être constaté sur le registre...

— Il ne faut pas que quiconque d’autre soit au courant ! insista le jeune seigneur d’une voix forte. Emparez-vous de ce registre et écrivez le nécessaire vous-mêmes, si vous pensez que c’est utile. De toute façon, personne ne demandera de ses nouvelles.

Il effectua deux pas supplémentaires et mit toutes ses forces à froisser son regard lorsqu’il releva la tête :

— Après ces formalités, il faut que cela reste une affaire classée. Le juge Drace ne doit jamais savoir. Et si un seul mot de cet acte parvient aux oreilles de ma mère, je m’occuperai personnellement de vous faire exécuter. C’est bien clair ?

Il était encore essoufflé, les poings serrés, le front suant.

— Oui, Seigneur, dirent-il en chœur sur un ton sincère.

Le garçon respira à fond encore quatre ou cinq fois avant de fermer sa bouche et de tourner les talons.

— Occupez-vous-en dès à présent.

L’un des soldats obtempéra en allant soulever le cadavre tandis que l’autre se dirigeait vers un local voisin de l’entrée.

— Seigneur, il faut que nous vous disions une chose, déclara soudain celui qui avait saisi le corps l’ancienne combattante.

Vayne s’arrêta et se retourna.

— Il est possible que je me trompe, mais... en arrivant près de son corps, après la fausse alerte, elle n’était pas totalement morte.

— Quoi ? cria le garçon interloqué. Elle était morte ou elle était vivante ? Il n’y a rien entre les deux !

— Oui, oui... répondit le soldat en baissant la tête. C’est difficile à expliquer. Elle n’avait plus aucune force mais on sentait encore sa respiration, seulement cela n’a duré que quelques secondes, malheureusement. Immédiatement après, son corps ne répondait plus à aucun stimulus, et son cœur avait cessé de battre.

— C’est bien vrai, Seigneur, appuya l’autre soldat qui revenait avec un très grand drap blanc.

— Et n’avez-vous pas essayé d’appeler quelqu’un, si elle était encore vivante ?

— Je suis désolé, Seigneur, dit le deuxième soldat, mais j’ai estimé avec mon camarade qu’il était trop tard. Si elle avait présenté des signes de vie plus longtemps, nous l’aurions fait sans plus attendre, comme nous vous l’avons dit. Mais elle s’est presque instantanément mise dans l’état où vous la voyez. Son corps n’a pas tenu les coups, ce qui est normal.

Il ne voulait toujours pas y croire. L’espoir, ça n’existait décidément pas.

— Cependant, Seigneur, reprit le premier soldat... avant de s’éteindre, apparemment, elle a essayé de dire quelque chose.

— Vraiment ? s’étonna le jeune seigneur. Et qu’a-t-elle dit ?

Les soldats se regardèrent et restèrent un moment silencieux.

— Je ne saurais vous retranscrire ses mots exacts, Seigneur, poursuivit celui qui venait de parler, mais... j’ai cru entendre votre nom.

— Mon nom ? Vayne ?

— Oui, je l’ai entendu de sa bouche. Et j’ai aussi entendu le mot « protéger ». Je n’ai pas réussi à comprendre une phrase cohérente, Seigneur, je m’en excuse...

— Moi non plus, fit son compagnon. Mais j’appuie ce qu’il vient de dire ; j’ai moi aussi entendu ces deux mots.

Il ne tenta même pas de trouver une explication à ce qu’il venait d’entendre. Il se contenta simplement d’acquiescer et de baisser les yeux. Rien n’était plus juste que la vengeance, d’après ses frères ; pourtant il savait que dans cette situation, elle ne résoudrait rien. Elle ne déterrerait pas les âmes, avec les corps.

— Occupez-vous d’elle, à présent, ordonna-t-il d’une voix encore ferme malgré l’émotion intense qui lui nouait la gorge.

Les soldats avaient approuvé l’ordre de vive voix et s’exécutaient sans plus attendre. Il ne savait pas exactement où ils l’emmenaient, il savait seulement qu’il aimerait bien se trouver avec elle, une dernière fois, comme ils disaient. Mais rien n’était plus vain. Il jeta un dernier regard et une dernière larme à la viéra avant de rejoindre le vide du Palais.

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R.Azel
Posté le 28/02/2024
Bon... ce n'est pas celle que je pensais voir partir la première. Et bien entendu, entre les frères complotistes et le Doc à la menace facile, les coupables ne manquent pas. Je sens d'ailleurs qu'il y en a d'autres encore. ^_^'
Ety
Posté le 28/02/2024
Ah, si tu savais... J'essaie de caser des moments de détente (après le Prologue) et même de franche rigolade pour contrebalancer! Mais au bout du chemin je ne vois d'intérêt que dans la tragédie.
Merci pour ta lecture ^.^
R.Azel
Posté le 28/02/2024
Ce n'est jamais évident de tout caser. Moins encore s'il n'y a qu'un sujet dans lequel on trouve son inspiration. Après, faut l'avouer, la tragédie c'est très bien aussi. o_~
Pas de quoi ! ^_^
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