Derrière ce spectacle, se cachait une ombre, celle de la princesse Lucy qui se réveilla enfin après sa sieste. Elle ne put sentir que son cœur s'émietter devant cette scène. Observer Harlow et Evelyn, l'un sur l'autre, entrelacés presque comme des amants, alors que c'était elle la fiancée.
Elle quitta les lieux sans dire un mot de plus. Hélas, elle n'avait pas sa place ici.
Les jours qui suivirent ne furent pas de tout repos pour le second prince. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait tenté de s'échapper des mains d'Evelyn, il se réfugiait chaque soir dans son bureau caché dans l'entre de son aile. La première fois, il se cognait partout, il ne se souvenait même plus du nombre de bleus qu'il s'était fait. Son seul havre de paix, son bureau, où figuraient tous les manuscrits dont il avait besoin pour résoudre cette quête. D'autant plus que cela le mettait complètement hors de lui, cette Bête lui avait échappé, il était furieux d'avoir été si faible. De même qu'Evelyn, il s'arrangeait toujours pour éviter sa promise, déjà qu'elle se montrait trop intrusive à son sujet, si elle profitait de son état pitoyable, il serait foutu.
Chaque soir, lorsqu'il se rendait dans son bureau, il tentait de ranger d'une quelconque façon ces pages, livres et feuilles qu'il avait entassés depuis le début de ses recherches. Le manuscrit qu'il avait récupéré, il jurait l'avoir perdu, alors qu'il se tenait en haut d'une étagère sur laquelle il l'avait déposé quelques jours plus tôt. Harlow l'avait recherché toute la nuit, le jour où il s'en était rendu compte, il se trouvait si stupide de l'avoir oublié.
Evelyn fut accablée par la nouvelle, il ne pouvait plus voir. Était-ce définitif ? Touchée par les événements, elle se mit de côté pour la énième fois, aider Harlow devenait sa priorité. Elle devait se mettre à ses côtés pour l'aider à marcher, chercher des choses, écrire, lire... Du moins s'il y arrivait, cela prenait tellement de temps parfois que Harlow devinait déjà la suite de ses mots. La corrigeant à plusieurs reprises avec des remarques toujours aussi pertinentes les unes que les autres.
Deux solutions s'opposaient à lui depuis quelques jours déjà : expliquer calmement à Evelyn qu'il n'était pas un incapable et qu'il s'en sortait très bien juste en écoutant, tout en sachant qu'il connaissait le palais comme sa poche.
La seconde solution, un peu plus radicale, certes, il n'avait pas passé son temps à désespérer comme tout le monde le souhaitait. En réalité, il avait réfléchi, il avait écrit. Dès que l'occasion se présentait, il disparaissait dans son bureau pour arrêter d'être assommé par des phrases toutes mielleuses qui commençaient à sérieusement l'agacer, pour tenter d'écrire. Ce n'était pas vraiment dur, mais très étrange, car il ne pouvait pas vérifier qu'il écrivait droit, ou même bien, cela ne l'arrêtait absolument pas. Jamais. Et puis qui d'autre que lui-même, pouvait répondre à ses questions ?
En somme, la deuxième solution se révélait assez risquée, dans le sens où les dommages collatéraux seraient assez importants. Pour l'exécuter, cela semblait être compliqué surtout que personne ne voulait le laisser sortir. Il ne pouvait pas demander à Evelyn de rester à vie, ses yeux, il perdait beaucoup plus au change. Toutefois, sa patience se dilapidait. À mesure que les jours passaient, il était de plus en plus frustré de ne pas pouvoir remplir ses documents tout seul. Ce qui lui prenait auparavant quelques minutes, lui en prenaient maintenant mille fois plus. De plus, il n'avait toujours pas avancé sur Monded. Il était sûr et certain qu'il avait un lien avec la Bête. Étroit mais existant. Pourquoi aurait-elle été là sinon, le jour de l'incendie ? Il était certain qu'elle était une pièce importante. Une pièce qu'il réduirait en plusieurs morceaux une fois qu'il mettrait la main dessus, c'était cette chose qui lui avait fait ça. Il la haïssait si fort, qu'il ne pouvait pas s'empêcher de s'entraîner, tous les soirs, avec son poignard. Il se fichait de ne rien voir à ce moment-là, il espérait développer ses autres sens à un tout autre niveau. Il atteindra le fin mot de cette histoire.
– C'est ridicule ! J'ai plus important à faire, Evelyn. Vous voulez me réduire à l'état de détresse, et ma patience à ses limites.
– Veuillez m'excuser, j'essayais simplement de vous aider... Elle réfléchit un instant avant de reprendre plus enjouée. Pour me faire pardonner, j'imagine que sortir vous ferait plaisir. Les Archives, dit-elle avec réticence, nous devons y retourner. Vous savez, votre quête sur Monded.
Sur le chemin, ils s'élancèrent. Comment pouvait-il refuser quand c'était si gentiment proposé ? Évidemment, il devait retrouver cette ordure pour mieux la réduire en bouillie. Il frappera fort cette fois-ci. Elle parlait ? Mince, il n'écoutait pas.
– Pardonnez-moi, ces derniers jours ont été bouleversant...
Des excuses, encore et toujours des excuses. Il ne reconnaissait plus sa servante par moment. Avant, elle était animée par ce petit grain de folie qui la rendait un tant soit peu unique, mais maintenant, il avait l'impression d'être assisté par son ombre. Elle, qui le traitait d'habitude sans aucun scrupule comme n'importe quelle autre personne, elle se faisait maintenant toute petite. Il n'avait plus personne à tourmenter, menacer, plus d'adversaire à sa taille en matière de discussion. Il avait l'impression d'être de nouveau seul dans cette lande désertique qui recelait ses potentielles adversaires, recouverte de sable, elle s'y était confondue après y avoir pris vie, pour ne plus en émerger. Peut-être avait-il été trop égoïste, et qu'Evelyn souffrait encore de l'incendie ? Pas une seule seconde, il n'avait pensé aux séquelles qu'un tel événement aurait pu lui laisser et c'était peut-être là son erreur. C'était le grain de sable qui s'était glissé dans l'engrenage de son quotidien depuis maintenant plusieurs jours, voire semaines.
Evelyn, était une humaine. Il l'avait oublié. Elle pouvait souffrir aussi, il avait tellement l'habitude de se moquer de la vie des autres, qu'il avait bien failli passer à côté de celle d'une de ses connaissances, grave erreur. L'échange n'était pas équivalent.
Il s'arrêta après l'avoir entendu prononcé ses derniers mots. Encore des excuses. Cela ne pouvait plus durer. Il attrapa son poignet, et la força à s'arrêter. Ça ne pouvait plus durer cette ambiance digne d'un cimetière.
– Evelyn. Est-ce que tout va bien en ce moment ? Je ne vous reconnais pas. J'ai besoin de savoir que je peux compter sur vous avant toute chose. L'incendie, est-ce que vous vous en remettez ?
Perplexe, elle se sentit gênée. Pourquoi posait-il toutes ces questions ? Ne pouvait-il pas la laisser seule dans ses maux ? L'incendie, elle n'y repensait pas, car elle ne trouvait plus le temps de penser à elle. Alors, si cela l'avait traumatisé était une autre question. Pourtant, il y avait bien une chose à laquelle elle pensait sans arrêt : durant l'incendie, Evelyn ne se voyait pas atteindre la sortie, elle croyait que c'était fini. Elle appelait son nom, le sien, par détresse, elle espérait qu'il ne s'en souvenait plus. Elle se demandait seulement ce qu'il ferait, s'il savait. Tout bien réfléchie, elle préférait peut-être ne pas l'imaginer.
Tout de même, Evelyn ne révéla pas encore ce qu'il s'était passé à l'auberge et après qu'il ait perdu connaissance, peut-être que l'occasion de le faire se présentait.
– Je ne vous ai pas tout dit. À vrai dire, à l'auberge, quand vous m'avez laissé. J'ai été prévenue, on m'a dit de me méfier des hommes en rouges. Et lorsque je suis venue après vous...
Légèrement surpris, elle était donc venue le chercher alors qu'il ne souhaitait que sauver sa robe.
– La Bête, c'était la même personne qu'à l'auberge. Je ne saurais pas l'expliquer, mais c'était comme si elle s'était métamorphosée ! Et...
– Et... Il s'apprêtait à demander la suite avant de secouer la tête en insistant. Non, laissez tomber, je vous ai demandé si vous allez bien, Evelyn.
Même si ce qu'elle lui racontait lui serait bien utile pour son enquête, il devait d'abord s'assurer de son état. Si elle s'était fait corrompre, il devait le savoir.
– Votre Altesse, je n'ai pas la réponse à votre question. Les Archives, c'est que... Je veux dire, c'est... Evelyn cherchait ses mots avec tant de difficulté, mais elle était incapable de formuler une simple phrase.
– Vous reviendrez me voir lorsque vous aurez une réponse à ma question.
– Je vais bien, je vous le jure !
– Même si je ne vous vois pas, je peux en affirmer le contraire.
Elle lui mentait, il en était plus que certain. Non pas que son odorat s'était affiné au point de sentir le mensonge, mais il commençait à connaître Evelyn. Surtout les manies humaines : l'hésitation, le doute, le questionnement ; elle avait mis bien trop de temps à lui répondre. De plus, il releva qu'elle avait tenté de lui répondre plusieurs fois, cherchait-elle à argumenter l'indéfendable ou à se convaincre ? Si elle était assez irréfléchie pour ne pas se rendre compte qu'elle mentait — diablement mal en plus — lui, se voyait percuter par ce détail à chacun de ses mots. Il analysait trop et savait trop pour ignorer.
Harlow refusait de la perdre déjà qu'il ne pouvait plus la voir, que deviendrait-il si elle disparaissait ? Serait-il condamné à la solitude pour l'éternité, dans son désert, ou les autres grains de sable n'avaient pas su s'élever par la force de leur volonté ? Il ne devait pas, s'enchaîner à un autre poids de plus aussi instable et déclinant. Il serait forcément déçu, il n'avait plus de temps à perdre, plus de sentiments où il perdrait quelque chose de bien plus cher : son humanité.
Il lâcha alors le poignet d'Evelyn, soupirant longuement avant de froncer les sourcils. Il ne ferait que retarder son départ. Il devait être sûr que son ombre, qui s'éloignait, n'était qu'un cauchemar de plus.
Laissant traîner quelques secondes de silence, son expression ne trahit d'aucune façon ses pensées.
– Prenez votre soirée, tâchez de trouver une véritable réponse, ou ne venez plus me trouver moi, Evelyn.
Il avait été ferme, clair et précis. Il attendait sa réponse, non pas la banale technique des menteurs qu'ils croisaient tous les jours dans les couloirs du palais. S'il voulait des chiens à sa botte pour l'accompagner, pour l'aider à remplir ses fiches, il n'aurait qu'à piocher dans le tas. Ce qu'il désirait vraiment, c'était une amie, il ne l'avait pas en face de lui pour l'instant, seulement une autre personne qui méritait qu'il doute. N'attendant pas réellement de réponse de sa part, si elle pouvait encore en formuler une sincère, il la dépassa. S'il avait bon, il n'était plus très loin des Archives, il connaissait suffisamment les lieux pour savoir qu'il devait continuer vers la droite. Cette capacité qu'il ne perdrait jamais, tout bonnement, car c'était une de ses facultés qui lui permettait de pouvoir regarder les autres de haut, sans garder lui-même la tête difficilement hors de l'eau.
Tout en marchant, il se mit à écouter, et à sentir tout ce qu'il se passait autour de lui. Le rire des gens présents, les rares menaces qui flottaient dans l'air, il sentait surtout cette odeur de pluie. Mince, il allait sûrement pleuvoir, et il n'avait rien pour se protéger. Peut-être qu'un peu de pluie, lui remettrait les idées en place. Il avait l'impression de se perdre dans sa réalité, ce qui était sûr, c'est qu'il n'avait pas l'intention de perdre cette bataille contre le maître de ses mystérieux personnages rouges, et cette fichue Bête.
La Bête, elle dégageait une odeur unique, de sang et de souffrance à l'état pur. Alors pourquoi jurait-il la sentir derrière lui ? Il distinguait chaque effluve, et celle-ci la suivait depuis un moment.
Il prit un autre chemin, pour s'éloigner de la rue principale. Si un combat venait d'éclater entre eux deux, il tenait à éviter les dommages collatéraux, et puis ses rues fermées, elles lui éviteraient bien des malentendus.
Lèvres serrées, il attendit de ne plus rien entendre autre que les bruits de pas derrière lui pour dégainer son épée, qu'il garda le long du corps avant de s'arrêter pour jeter un regard à l'individu sans se retourner. La pluie avait commencé à tomber, et sa lame, qu'il espérait bientôt recouverte de sang, paraissait animée par l'envie de jouer et de terminer un combat, qu'il aurait dû achever le premier jour. Harlow ne s'empêcha pas de rire sur un ton moqueur.
– C'était ton plan ? Me tromper, me laisser penser que j'avais la situation en main pour au final me brûler et m'achever si lâchement. Je dois dire que je suis assez déçu, j'espérais pouvoir raconter quelque chose d'intéressant pour une fois mais tu ne seras rien d'autre qu'une autre de mes victimes : pathétique, ennuyante et oubliée. Se moquait-il.
Un rire parvint à ses oreilles alors qu'il avait craché ses derniers mots. Une expression sévère et hostile au visage, il ne lui laissa que quelques secondes d'euphorie avant de lever son épée dans sa direction, à en juger par le cri qu'avait laissé échapper son adversaire, il n'avait pas dû le rater. Il détestait qu'on se moque de lui, d'une façon si lâche, il lui aurait bien coupé les cordes vocales, et fait avaler pour rigoler lui aussi.
– Oh, oh, oh... Calme-toi l'ami. Je sais que tu meurs d'envie de me tuer tout de suite. Mais il semblerait que tu ne sois capable que de prononcer de beaux discours. Moi, je pourrai aller sauver Evelyn.
Evelyn. Comment connaissait-il son nom ? Pourquoi désirait-il la sauver ? N'importe qui aurait vu de simples mots dans son attitude de fanfaron, mais il sentit autre chose. Peut-être bien de la tendresse, il ne comprenait pas. Evelyn, n'aurait jamais été du côté de celui qui lui avait brûlé les yeux, n'est ce pas ? Tout de même, cela expliquerait qu'elle ait survécue à l'incendie, peut-être même son attitude mi-effacée, mi-proche ces derniers temps. Avait-elle des choses à reprocher ? Comme par exemple, avoir organisé tout un stratagème pour le tuer. Il était vrai que depuis son arrivée, sa vie avait pris une tout autre tournure. Tout cela sous la marque de la traîtrise, était-ce possible ? Il refusait d'y penser pour l'instant. La Bête essayait sans aucun doute de le perturber, car il savait qu'il n'aurait aucun moyen de gagner autrement qu'en jouant ses coups de traître.
– Explique-toi. Pas d'entourloupes. Tu ne mérites pas de prononcer son nom.
Evelyn était trop sincère pour avoir pu comploter contre lui. Au-delà de son statut d'humaine, elle était quelqu'un, une personnalité. Peut-être qu'elle était une exception, comme lui : ne se laissant pas contrôler par sa nature, elle la dépassait, sans avoir à la combattre chaque jour comme lui, chaque seconde. Pour sourire, rire, elle était toujours la vraie gagnante de leur dispute, celle qui réussissait à garder la tête haute quand lui se traînait au-dessus du sol, en le rasant parfois de près. Voilà longtemps qu'il n'avait pas admiré le ciel, quand elle lui en parlait chaque nuit.
– Je peux te dire ce qu'il se passe, mais je ne suis pas certain que tu arrives à temps. Moi à ta place...
Était-il trop absorbé par ses pensées qu'il ne l'avait pas entendu s'approcher ? Simplement, il n'avait pas l'habitude d'écouter les rats circuler dans les rues, s'ils venaient à le déranger, il s'arrangeait pour ne plus jamais les recroiser. Les bestioles, ne méritaient pas de l'approcher. Sa lame avait surgi plus vite que le vent, il avait saisi son manche à la manière d'un poignard avant de l'enfoncer en une fraction de seconde à sa droite, l'endroit d'où émergeait sa voix horripilante. Il n'avait plus envie de jouer, ni de l'écouter.
Au Palais, Evelyn se rendait perplexe dans l'aile de Harlow, elle pourrait l'attendre dans sa chambre en se demandant si elle devait trouver une réponse. Hakan ne se trouvait pas dans les couloirs, elle qui espérait pouvoir lui parler. Elle se dirigea vers le bureau de Harlow, avec un peu de chance, elle pourrait s'occuper en rangeant quelques documents. À sa grande surprise, quelqu'un occupait déjà les lieux, Lucy, se tenait au bord de son bureau.
– Princesse ? Lui jetant un regard confus.
– Evelyn ! Ne vous méprenez pas. Je me disais que si Harlow ne se trouvait pas dans la chambre, peut-être qu'il serait ici...
– Je vois. Je ne vous dérange pas plus dans ce cas, je n'étais que de passage.
– Attendez, non. Evelyn ! Je vous en prie. J'ai besoin de vous parler. Suppliait-elle.
Evelyn se retourna vers elle, elle s'avança dans la pièce, à l'opposé du bureau.
– L'autre soir, j'ai remarqué la proximité entre Harlow et vous.
– Princesse, interrompit Evelyn, ce n'est pas ce que vous pensez. Je veux dire...
– Evelyn, dites moi sincèrement, éprouvez vous le moindre sentiment pour Harlow ? Si c'est le cas, je ne vous en veux pas. J'apprendrai ma place et je ne m'interposerais pas. J'ai bien compris qu'il ne m'aimera pas, mais si c'est le cas pour vous, au moins, l'une de nous aura su conquérir son cœur.
Ses yeux s'écarquillèrent en entendant ses phrases qui perdaient leur sens au fur et à mesure qu'elles défilaient. Evelyn, prise d'un fou rire, se retint le ventre.
– C'est très amusant ! Princesse, si j'aimais Son Altesse, je pense que je mettrais fin à mes jours. Je mettrai ma main à couper que Son Altesse serait répugné rien que de l'entendre. Je suis et le resterai rien de plus que sa femme de chambre.
– Excusez-moi pour cette question, je ne voulais pas créer de malaise.
– Ne vous en faites pas...
– DES SOLDATS ! LE ROYAUME DU NORD !
La panique, les cris, tout le palais tremblait, on n'entendait plus que l'armure des gardes et des lames s'entrechoquaient. Une attaque du Nord, cela ne pouvait pas être possible. Comme s'ils avaient deviné que le plus redoutable de leur adversaire se trouvait absent...
