Chapitre 8

Par Degmo

8


Carrière abandonnée — 1983

 

 

Le silence s’épaississait à mesure qu’ils s’approchaient du bord.

 

La voiture roulait au pas, ses pneus crissant sur les gravillons détrempés. Devant eux, la carrière s’ouvrait comme une cicatrice béante dans la terre, avalant la lumière des phares.

 

Boris coupa le moteur.

 

Plus aucun bruit. Même le vent semblait s’être retiré.

 

Il ouvrit la portière et fut aussitôt frappé par l’odeur : un mélange de pierre humide, de mousse pourrissante et de quelque chose d’indéfinissable… comme un souvenir moisi.

 

Il resta figé un instant, la main sur la portière.

 

Ses yeux balayèrent les rebords irréguliers de la carrière. Les fissures, les parois friables, les racines mortes qui pendaient comme des cordes usées.

 

Il sentit une brûlure dans sa gorge.

 

Ce n’était pas la première fois qu’il venait ici.

 

 

 

Flash.

 

Un ciel plus clair.

Des grillons. Une chaleur d’été.

 

Elle riait.

 

Une gamine en robe blanche, tachée de poussière, les bras chargés d’argile.

Son rire s’était échappé dans l’air comme une promesse d’innocence.

 

 

 

— Boris ?

 

Lars venait de descendre de voiture. Il s’était arrêté quelques pas plus loin, scrutant le vide devant lui.

 

— Ça va ? T’as l’air… ailleurs.

 

— Ça va, répondit Boris d’une voix rauque. Juste… l’endroit.

 

Il sortit à son tour. Le sol était glissant sous ses bottes.

Il inspira lentement, tentant de refouler l’image. Mais elle revenait.

 

 

 

Flash.

 

Une main. Une paume trop petite sous ses doigts.

Un souffle court. Une peur muette.

 

Le clapotis d’une eau noire, invisible, au fond de la carrière.

Et ce regard, juste avant…

 

Pas de mots. Juste ce regard.

 

 

 

— On devrait aller voir en bas, dit Lars.

 

Boris acquiesça, le cœur battant un peu trop fort.

 

Ils descendirent prudemment, glissant entre les roches, éclairés par une lampe torche tremblante. L’air était plus humide ici, plus lourd.

 

Boris connaissait chaque recoin.

Chaque pierre.

Chaque arbre tordu.

 

Il aurait pu marcher les yeux fermés.

 

 

 

Il y avait eu des rires, au début. Une promesse de tendresse.

Un jeu.

 

Mais quelque chose avait basculé.

 

Il n’avait pas voulu voir.

 

Et après… après, il était simplement parti. Il l’avait laissée là.

      

 

 

— Là, dit Lars.

 

Ils arrivèrent au bord du gouffre, là où la terre s’effritait.

La poupée était toujours là, immobile, son œil manquant fixant le vide.

 

Boris s’approcha. Le message était toujours roulé entre ses lèvres.

Mais cette fois, il n’eut pas besoin de le lire.

 

Il le savait déjà.

 

Elle était née ici.

 

Et lui… il avait enterré quelque chose, ici, vingt ans plus tôt. Quelque chose qui ne voulait pas mourir.

 

Lars s’éloigna un peu, inspectant les alentours à la recherche d’autres traces, concentré sur le terrain. Boris, lui, restait planté devant la poupée, incapable de détourner le regard.

 

Il avait la sensation d’être observé.

 

Pas par Lars.

 

Par elle.

 

Par ce qu’elle était devenue.

 

Et surtout… par ce qu’il lui avait fait.

 

Il s’accroupit lentement, tendant la main vers la poupée, comme si un simple contact allait suffire à briser le sort. Mais au lieu de la prendre, il remarqua un second morceau de papier, glissé discrètement entre les plis de la robe de chiffon. Un papier plus petit. Plié avec soin.

 

Il hésita.

 

Puis il le prit, le déroula.

 

C’était une photo. Usée, noir et blanc, cornée sur les bords.

 

Un cliché de mauvaise qualité, mais reconnaissable.

 

Un homme jeune, appuyé contre une camionnette.

 

Un visage sérieux. Des lunettes. Une cigarette au coin des lèvres.

 

Lui. Vingt ans plus tôt.

 

Boris sentit son estomac se contracter. Il se redressa brusquement, le cœur battant à tout rompre. Il jeta un coup d’œil à Lars, encore tourné vers la gauche, puis ramassa la photo et la glissa dans sa poche sans un mot.

 

 

 

Flash.

 

Le soleil s’était couché.

Elle pleurait.

Il lui disait que tout allait s’arranger.

 

Il mentait.

 

Il avait toujours su qu’il ne reviendrait pas.

 

 

 

— Tu as trouvé quelque chose ? demanda Lars en revenant vers lui.

 

Boris sursauta légèrement.

 

— Non. Rien de plus que tout à l’heure.

 

Lars haussa un sourcil, sceptique. Il désigna le vide devant eux.

 

— Il y a un chemin sur le côté. On pourrait descendre un peu plus bas. Je veux voir si on trouve autre chose.

 

Boris hocha la tête, mécaniquement.

 

Mais son esprit était ailleurs. Très loin.

 

Car s’il y avait cette photo… c’est qu’elle se souvenait.

Pas de tout. Pas encore. Mais elle rassemblait les morceaux.

 

Et un jour, elle finirait par remettre la main sur le dernier.

 

Le plus terrible.

 

Le nom.

 

Le sien.

 

___

 

Un bruit de pierre roula dans l’obscurité, suivi d’un craquement discret.

 

Boris se figea.

 

— Tu as entendu ?

 

— Ouais, répondit Lars, déjà en train de braquer sa lampe torche. Il y a peut-être quelqu’un.

 

Ou quelque chose, pensa Boris.

 

Quelque chose qui ne les avait jamais quittés.

 

Ils descendirent encore un peu, lentement, leurs pas soulevant des nuages de poussière ancienne. Le vent s’était levé, faible mais insistant, comme un souffle qui murmurait aux roches.

 

Et dans ce murmure, Boris crut entendre… un écho.

 

Non, pas un mot.

 

Un rire.

 

Le même qu’il avait entendu, vingt ans plus tôt.

 

Juste avant de tourner le dos à l’enfant qu’il avait détruite.

 

 

Il s’arrêta net.

 

— Je ne peux pas continuer.

 

Lars se retourna, surpris.

 

— Quoi ?

 

— Je t’attends ici. Va voir si tu trouves quelque chose d’autre.

 

Lars fronça les sourcils mais ne discuta pas. Il reprit sa progression, seul.

 

Boris, lui, resta là, le dos tourné à la falaise.

 

Les yeux clos.

 

À attendre que les ombres viennent le réclamer.

 

___


Le silence s’épaississait à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les entrailles de la carrière. Les pas crissaient sur les pierres, leurs lampes découpaient des formes instables sur les parois fissurées. Chaque recoin semblait chargé d’un souvenir en suspens.

 

Pour Boris, c’était un retour aux enfers.

 

Il ne dit rien à Lars. Il ne lui montra pas le creux dans la roche, là où, vingt ans plus tôt, il l’avait laissée, brisée. L’écho du cri — ce cri qu’il croyait avoir oublié — vibrait encore sous sa peau.

 

Il ferma un instant les yeux.

 

Un rire d’enfant. Une main glacée sous la sienne. Et puis, le silence. Le silence de la terre qui se referme.

 

— Boris ?

 

Il rouvrit les yeux. Lars se tenait plus loin, à demi accroupi, le visage concentré.

 

— Viens voir, j’ai trouvé un truc, lança-t-il.

 

Boris s’approcha à contrecœur. Entre deux dalles de pierre effondrées, un sac plastique noir, rongé par le temps, dépassait à peine. Lars l’avait tiré à moitié hors de la terre.

 

Ils s’agenouillèrent ensemble.

 

— Tu crois que c’est lié ? demanda Lars.

 

Boris ne répondit pas. Il avait l’estomac noué.

 

Lars ouvrit lentement le sac. À l’intérieur, des papiers humides, jaunis. Un vieux dossier au cachet officiel.

 

Il le déplia avec précaution. En haut, une date : 12 mars 1960.

 

— Qu’est-ce que ça fout là ? murmura-t-il.

 

Les pages étaient tachées d’encre, mais certaines lignes restaient lisibles. Une déclaration, visiblement faite par une adolescente. Elle racontait la disparition de la fille de sa voisine, disparue après avoir suivi un inconnu « qui lui chantait une drôle de chanson sur des carrés et des cercles ».

 

Boris sentit un frisson lui remonter l’échine.

 

— C’est impossible…, murmura-t-il.

 

— Tu as vu le nom ? demanda Lars.

 

Il montra le bas de la page. La signature était difficile à lire, mais suffisamment claire pour en distinguer la forme : Wei Lan.

 

Boris se figea.

 

— Ce n’est pas possible. Ce n’est pas la même…

 

— Non, mais si c’est vrai, alors ce nom revient depuis plus longtemps qu’on ne l’imagine.

 

Lars le regarda fixement.

 

— Tu crois que c’est elle ? Que c’est la même famille ?

 

Boris détourna les yeux. Il aurait voulu dire non. Mais il savait que les coïncidences n’existaient pas dans ce genre d’affaires.

 

Il fixa la roche noire autour d’eux. Comme si le passé, à force d’être enterré, se mettait à pousser des racines.

 

Et au loin, dans le vent glacé qui remontait de la carrière, il crut entendre de nouveau le murmure d’une chanson. 

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