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Le silence avait élu domicile dans le commissariat comme un vieux locataire grincheux. Les néons grésillaient doucement, jetant sur les murs pâles une lumière fatiguée. Même la machine à café, d’habitude capricieuse, semblait ronronner en sourdine, de peur de déranger.
Lars Jensen s’acharnait à recoller des morceaux. Comme un enfant trop sérieux face à un puzzle qu’on aurait mélangé exprès.
Devant lui, le grand tableau d’enquête. Des photos de victimes, reliées entre elles par des ficelles rouges, jaunes, noires — un jeu de couleurs sans code apparent, sinon celui du désespoir. Les post-it s’entassaient comme les pensées dans sa tête : confus, contradictoires, accrochés par habitude plus que par espoir.
Lan Wei.
Toujours elle.
Toujours ce point aveugle dans l’énigme.
Une intuition – ou peut-être juste le besoin d’échapper au regard trop insistant du tableau – le poussa vers les archives.
— Joanna, t’aurais pas quelque chose sur une femme blessée retrouvée inconsciente, vers une carrière ou une falaise ? Un vieux dossier… années soixante ?
Joanna leva un sourcil, surprise.
— Tu te rends compte de ce que tu demandes ? Y a pas de moteur de recherche ici, c’est tout papier.
— Je sais. Mais regarde quand même. S’il te plaît.
Une heure plus tard, elle déposa un carton poussiéreux sur son bureau.
— C’était mal rangé, planqué derrière une pile d’affaires non résolues. Rapport de 1963. Classé sans suite.
Lars l’ouvrit.
Les premières pages étaient banales, presque trop propres. Puis une note manuscrite attira son regard.
Une femme asiatique, retrouvée inconsciente à la lisière d’une carrière abandonnée. Aucune pièce d’identité. Âgée d’une vingtaine d’années. Blessures suspectes : contusions anciennes, fractures partiellement guéries, plaies fraîches.
Le médecin hésitait : accident ou agression ? Rien n’était clair.
Et l’adresse… l’adresse correspondait exactement à celle de la carrière où ils avaient trouvé la poupée.
La même.
« Vingt ans. Vingt ans pour qu’un petit bout de papier oublié dans un dossier vienne réveiller les morts. »
Lars sentit un frisson courir le long de sa colonne. Il resta un moment sans bouger, le dossier ouvert devant lui, comme s’il venait de poser les doigts sur un fantôme.
Une femme sans nom. La carrière. La céramique. La poupée. La chanson. Lan Wei.
Il attrapa un carnet et y griffonna :
“Voix du tueur = chanson = Lan Wei ?”
“Lan Wei = tueur ?”
“Elle ment ?”
“Pourquoi là ? Pourquoi maintenant ?”
Mais quelque chose clochait.
Il retourna les dates, les âges. Lan Wei aurait eu à peine dix ou onze ans en 1963. À moins que ce ne soit pas elle. À moins que… quelque chose ait été effacé. Détourné.
Il connectait. Puis déconnectait.
Rien ne prouvait. Tout suggérait.
Et pourtant, une idée s’infiltrait, lente et insistante :
Et si elle n’était pas seulement une victime ?
Et si elle avait menti depuis le début ?
Ou pire… et si quelqu’un avait menti à sa place ?
La fatigue tomba sur lui comme une chape de béton. Il se laissa tomber sur la vieille banquette en face de son bureau. Les yeux rivés au tableau.
“Les héros dorment aussi. Même quand le cauchemar continue.”
**
Le sable était chaud. Il glissait entre ses orteils comme de l’or vivant.
Lars avançait, pieds nus, sans savoir d’où il venait. Au loin, une fillette jouait dans le sable avec un seau rouge. Elle chantait. Ou peut-être parlait-elle seule. Il tendit l’oreille.
La chanson du tueur.
Un pas, deux pas, c’est toi qui vois…
Change les règles, montre le chemin…
Puis le sable se changea en cendre. La mer disparut. Le ciel devint noir.
Il courut vers l’enfant. Elle s’éloignait. De plus en plus loin. Il criait, mais aucun son ne sortait.
Et quand elle se retourna enfin…
Un visage sans yeux. Une bouche entrouverte.
Et dans un souffle rauque, presque intime :
— Lars…
**
Il se réveilla en sursaut.
Respiration haletante. Front en sueur. Les lumières pâlissaient doucement : l’aube.
Un souffle froid sous la porte.
À ses pieds, un petit colis, grossièrement emballé dans du papier kraft. Pas d’expéditeur. Pas de nom.
Il se pencha. Le cœur battant.
Déchira lentement l’emballage.
À l’intérieur : un éclat de céramique blanche, finement gravé. Un cercle dans un carré.
Et un mot, griffonné à l’encre noire sur un vieux bout de papier :
« Tu cherches mal. »
Lars resta là, figé.
Le cœur cognant comme s’il cherchait, lui aussi, à s’échapper.