Cette dispute s’est rangée dans un coin de notre tête et n’en est plu ressortie. L’hiver a filé, bercé par les anecdotes hebdomadaires de Phil auxquelles s’ajoutaient parfois celles de Carole. Des histoires généralement drôles – à croire que sa vie était une succession de situations cocasses sans aucun verset tragique – qui parlaient souvent d’un certain Fred qui revenait comme un leitmotiv dans ses voyages. Elle le croisait de temps en temps, il insistait toujours pour qu’ils fassent un bout de chemin ensemble. Cette équipée ne durait jamais longtemps, guère plus que quelques jours, mais Carole acceptait sa compagnie à tous les coups. Elle disait le trouver amusant.
Quant à moi, j’étais venue à bout du chandail qu’elle m’avait demandé après de longues semaines de travail acharné. Lorsqu’elle l’avait essayé le soir où j’avais terminé la dernière couture, on l’avait trouvée plus frêle que jamais, mais elle ne le quittait plus, ce qui me rendait plutôt fière de moi. Au moins, j’étais assurée qu’elle en avait réellement besoin et qu’il lui était utile.
Je la surprenais souvent immobile devant une fenêtre, dans une pièce quelconque de la maison, à regarder en l’air, le ciel peut-être, ou était-ce une diversion, une déviation in extremis pour ne pas que je la surprenne à regarder autre chose. Phil pensait que c’était bel et bien la météo qui l’intéressait. Son poste d’observation du matin, dans la cuisine, semblait de moins en moins vain au fur et à mesure que les jours s’allongeaient à l’approche de la belle saison. J’avais le cœur qui se serrait à l’idée qu’elle s’en irait bientôt, je ne pouvais me résoudre à la laisser s’échapper une nouvelle fois, encore pleine de secrets, mais je n’avais aucun moyen de la retenir ; elle me demeurait si étrangère, je n’avais pas d’argument pour la garder ici.
Bien entendu, c’est au moment où on ne s’y attendait plus, au moment où nous pensions le printemps assez avancé pour espérer la voir passer l’été avec nous, qu’elle est partie. Nous avions naïvement imaginé que les dernières gelées ralentiraient un peu plus son départ, puisque le semblant d’attachement qu’elle avait pour nous ne suffisait plus.
J’ai d’abord remarqué que le couloir s’était élargi. Puis que la porte d’entrée n’était pas fermée à clef. Prise d’un doute, je suis allée jeter un œil dans la chambre d’ami. Les volets grand ouverts qui balayaient la pièce d’une lumière inhabituelle, les draps roulés pêle-mêle au pied du lit vide, les placards béants, les affaires jonchant le sol à l’accoutumée qui s’étaient volatilisées…
J’ai soupiré, désemparée, me suis effondrée contre le chambranle de la porte. J’entendais la radio qui chantonnait à l’autre bout du couloir, je sentais l’odeur de café qui se diffusait lentement dans l’atmosphère, j’avais conscience de Phil qui s’activait à préparer le petit-déjeuner. Mais tout me paraissait lointain, hors sujet, fictif. La réalité était que Carole était partie comme avant, sans prévenir, emportant avec elle toute trace attestant qu’elle avait passé les quatre derniers mois. Peut-être avait-elle même pris sa décision quelques minutes avant de s’en aller.
Phil devait savoir. Il savait tout de Carole, sauf à propos de Carole plus jeune et Carole dans sa période estivale. J’ai déboulé dans la cuisine et, par réflexe, j’ai regardé vers la fenêtre. Sans surprise, elle n’était pas là, mais je préférais m’en assurer, comme pour rendre la vérité plus exacte.
Phil m’observait à la dérobée tout en remuant son omelette, un sourire triste enchaînant ses lèvres. Je me suis approchée de lui et l’ai serré contre moi. Il n’a pas répondu à mon étreinte, sa spatule mélangeant la préparation qui crépitait avec insouciance, mais sa tête est tombée contre la mienne et un immense souffle s’est échappé de sa poitrine, faisant vaciller la flamme du gaz sous la petit poêle.
- Elle reviendra ? a-t-il demandé tout bas.
- Oui, ai-je répliqué aussitôt, avec une conviction que j’ai sur l’instant associé à l’espoir que j’avais de la voir reparaître.
C’était mal connaître Carole, l’imaginer plus prévisible qu’au premier abord, et Phil n’avait pas l’air convaincu. Cependant, il s’est tu, a éteint le gaz, s’est tourné vers moi et a souri en caressant ma joue. Je me suis détachée et après m’être assurée qu’aucun mot ni indice de n’importe quelle sorte n’avait été déposé dans cette pièce, je me suis assise à table avec lui, décidée à attendre Carole au retour de l’hiver et à lui tirer les vers du nez dès qu’elle en pointerait le bout dans les parages.
On dirait qu’elle a quand même pris quelques habitudes, comme celle de faire un bout de chemin avec Fred quand elle le rencontre. Venir chez Marion et Phil en hiver pourrait en faire partie. De toute façon, je pense que tout être humain a besoin d’un point de chute. Alors à moins qu’elle en ait un autre, ce serait logique qu’elle revienne. Mais je peux supposer tout ce que je veux, je ne sais pas ce que tu nous réserves…
Coquilles et remarques :
— Cette dispute s’est rangée dans un coin de notre tête et n’en est plu ressortie. [Je n’ai pas l’impression que c’était une dispute ; pour moi, c’était plutôt une discussion / plus ressortie.]
— une déviation in extremis pour ne pas que je la surprenne à regarder autre chose. [Faute de syntaxe : « pour que je ne la surprenne pas » ou « pour éviter que je la surprenne ».]
— Les volets grand ouverts qui balayaient la pièce d’une lumière inhabituelle [Comme une autre plume l’a relevé, je précise qu’ici, « grand » a un rôle d’adverbe et qu’il peut être accordé ou non. C’est une exception. / Je suis d’accord avec Molly, on ne peut pas dire que les volets ouverts « balayaient la pièce d’une lumière inhabituelle » ; je propose « La fenêtre aux volets grand ouverts inondait la pièce (...) » / En échange, dans la phrase « Je la surprenais souvent immobile devant une fenêtre », tu peux remplacer « fenêtre » par « vitre ».]
— emportant avec elle toute trace attestant qu’elle avait passé les quatre derniers mois [« emportant avec elle » est considéré comme un pléonasme / qu’elle avait passé les quatre derniers mois ici ou dans cette maison, cet appartement]
— Phil devait savoir. Il savait tout de Carole, sauf à propos de Carole plus jeune et Carole dans sa période estivale. [Je dirais « Il savait tout d’elle » et je laisserais les deux autres « Carole » ; trois, ça fait trop.]
— Sans surprise, elle n’était pas là, mais je préférais m’en assurer [Rupture de syntaxe : « Sans surprise, j’ai vu (constaté) qu’elle n’était pas là » ou « Sans surprise, je ne l’y ai pas trouvée ».]
— faisant vaciller la flamme du gaz sous la petit poêle [la petite poêle]
– avec une conviction que j’ai sur l’instant associé à l’espoir [associée]
Non je n'en dis pas plus, je te laisse découvrir la suite de mon histoire avec grand plaisir !!!
Merci :-)
Et déjà Carole s'envole comme pour prendre le chemin inverse des hirondelles. En tout cas, pour elle, les terres chaudes sont celles où résident Phil et Marion. Là où elle réside quelques temps avant de filer vers de nouveaux horizons. Je note au passage que Marion est décidée à percer le mystère entourant la jeune femme, qu'elle veut la revoir et le fait que Phil doute me fait douter du retour prochain de la jeune femme...<br /><br />Mais qui sait peut-être que Marion va la croiser avant ? En tout cas tu sais entretenir le mystère Mimi !
Merci de me dire ça, j'ai eu un retour qui me disait que l'enjeu semble tellement ténu qu'on est presque tenté de ne pas y croire. En prenant du recul, c'est vrai que ça peut paraître un peu stupide de s'attarder sur une partie de vie plutôt banale quand on y pense... Enfin, c'est gentil de s'accrocher quand même pour connaître la suite !!! Merci Jupsy !