Le retour est rapide, dans un état second. Comme prévu dans le plan, je fais un détour par une maison close fréquentée par Lumi. Il a toujours eu des moments de repos très… animés. Je rentre discrètement par la fenêtre des toilettes, j’aspire suffisamment de mistergie pour que les Lames de Sang puissent me repérer. Je profite de la pause pour glisser les notes de la Voix dans mes vêtements. Au bout d’une dizaine de minutes, je ressors et je me dirige vers l’appartement. Dans mon sillage, deux Tachis me suivent. D’après les hukas, ils sont plutôt soulagés de m’avoir retrouvé et moquent un peu ma pudeur de me cacher pour aller voir des belles de brumes.
Je retourne chez moi sans le moindre problème. Aucune lumière n’est allumée, Lumi a dû repartir en constatant mon absence. Je lui parlerai de mes découvertes demain. Je pénètre à l’intérieur et, malgré l’obscurité, tout reste teinté d’écarlate. La Corruption commence à me prendre à la gorge. Je peux encore encaisser facilement plusieurs heures, mais il faudra que j’envoie un message à Lumi pour qu’il fasse un minimum de purification à distance. Je tiendrai mal jusqu’à demain soir sinon.
Je me dirige vers la douche lorsque j’entends un bruit dans l’appartement. Ma main se porte vers mon sabre. Je ne sais pas quel idiot a tenté un cambriolage chez moi, mais il va… Je me fige. Ce sont des… pleurs ? Je me précipite dans le salon. Teinté de rouge, je distingue Lumi effondré sur la table basse, plusieurs cadavres de bouteilles à côté de lui. Ses sanglots sont si violents qu’il n’a pas remarqué mon arrivée. Après un instant de stupéfaction totale, je me jette vers lui pour le prendre dans mes bras.
Hébété, il s’accroche à moi en répétant mon nom. Il paraît tellement vulnérable, tellement à bout… Mon cœur se serre. Qu’est-ce qui s’est passé pendant mon absence ? Est-ce que quelqu’un a osé lui reprocher ma disparition ? Il va falloir remettre les points sur les i de certaines personnes et si cela doit se faire à coup de poing dans la gueule, je n’hésiterai pas.
Lumi prend beaucoup de temps avant de parvenir à se calmer. Rien que respirer correctement lui demande beaucoup d’attention, je promène ma main dans son dos pour l'apaiser et le garde plaqué contre moi. Inconsciemment, il commence à me purifier et, petit à petit, ma vision redevient normale. Je ne distingue plus rien dans les ténèbres.
— J-Je croyais que tu étais parti… pour de bon…
Lumi a encore du mal à parler. Il murmure contre mon torse mais dans le silence étouffant, je l’entends parfaitement. Je fronce les sourcils. Qu’est-ce qu’il me chante ? Il le sait pourtant que je suis en période d’entraînement et ce n’est pas la première fois que je lui pose un lapin sur un coup de tête.
— T-Tu as laissé ta montre, alors j’ai pensé que… que tu ne voulais plus être mon Tandem.
— Tu n’as pas lu mon message ? C'était juste pour faire une tentative dans les meilleures conditions.
J’espère qu’il va comprendre. Je me vois mal lui expliquer plus à voix haute. Cela serait idiot de me trahir maintenant. Lumi n’insiste pas. Sans un mot, il passe ma montre à mon poignet. Après une hésitation, il serre ses bras autour de ma taille et finit de se calmer.
Depuis quelque temps, il semble plus fatigué, tousse plus et alterne période de mieux et de bas, qu’il cache sous son masque habituel d’héritier. J’ai horreur lorsqu’il se force à ne rien laisser paraître, mais les autres Palladiums se fichent de son état de santé tant qu’il tient debout et parvient à remplir ses fonctions. Depuis l’annonce des Nodachis, il a dû trop tirer sur la corde, d’où le craquage. Il empeste l’alcool mais je me garde de le lui dire. La situation actuelle est déjà difficile pour lui et ne pas trouver mon message lui a mis un sacré coup. Je m’inquiéterai de son alcoolisme plus tard.
Je somnole depuis un moment quand Lumi remue. Peut-être enfin l’heure d’aller se coucher. Je suis claqué. Utiliser autant de mistergie m’a épuisé. Je m’apprête à aider Lumi à se lever mais je sens ses mains glisser sur mes épaules, autour de mon cou. Je le saisis à la taille, pour éviter toute mauvaise chute. La seconde suivante, ses lèvres s’écrasent avec tendresse sur les miennes.
L’espace d’un instant, mon esprit se vide. Totalement figé, je ne sais pas du tout comment réagir. Lumi se plaque un peu plus contre moi et tente d’approfondir le baiser. Je le saisis par les épaules et le repousse doucement mais fermement. Il fait trop sombre pour que je puisse distinguer ses traits. J’hésite à aspirer de la mistergie pour mieux voir, mais je laisse tomber l’idée, terriblement mal à l’aise. Je ne suis pas sûr de vouloir savoir. J’espère juste. Que Lumi me dise qu’il a trop bu, qu’il est trop fatigué et qu’il s’agit d’un accident. Sous mes doigts, ses muscles ne tremblent pas. Il reste droit.
Ce n’est pas une erreur.
Je garde le silence. Je n’ai pas envie de le blesser, mais pas non plus de lui mentir. Pourtant, depuis le temps, il connaît la vérité, mais il a besoin de l’entendre de ma bouche. Je n’ai jamais été à l’aise avec les mots. Comment je dois formuler ça pour que ça se passe bien ? J’en ai aucune idée putain. Je me sens juste claqué, mais ce n’est pas le moment de flancher.
— Tu… Tu sais que ça ne m’intéresse pas et que ça ne m’intéressera probablement jamais. Je suis aromantique et asexuel.
Mon murmure sonne clair dans le silence total.
— Je sais.
Une réponse au tac au tac. Nous avons tous les deux consciences de cette vérité. C’est après plusieurs années à tenter de me caser que Lumi est parvenu à cette conclusion. C’est lui-même qui m’en a parlé, mais cela ne lui suffit pas comme réponse. Il a besoin de plus, il a besoin de l’entendre.
— Tu… Tu es quelqu’un de très important pour moi, reprends-je. La personne la plus importante dans ma vie, et de loin. Mais pas comme ça. Et ça ne sera probablement jamais le cas.
Je retiens de justesse un « désolé ». Ça serait juste irrespectueux de m’excuser pour ce que je suis. Lumi reste silencieux. Un tremblement l’agite. Il s’affaisse d’un coup et se remet à pleurer. Je ne sais pas du tout comment réagir. Est-ce que le prendre dans mes bras ne va pas empirer les choses ? Est-ce que je peux me permettre des contacts physiques avec lui sans remuer le couteau dans la plaie ? Juste… Je sais pas.
Je reste immobile. Au bout d’une éternité ponctuée de sanglots, Lumi se redresse. Il essuie rageusement ses yeux et tente de retrouver son souffle pour parler.
— T-Tu d-dois être fa-fatigué. Va te coucher.
Il n’a pas tort, mais je ne peux pas le laisser comme ça.
— Je…
— Va te coucher, ordonne-t-il d’un ton sec.
Lumi semble savoir ce qu’il veut. Ça m’embête de l'abandonner dans cet état, mais c’est probablement ce qu’il y a de mieux pour lui. Sans un mot, je me relève et je me dirige vers ma chambre. Après un dernier regard derrière moi, je ferme la porte.
~0~
Malgré la fatigue, je n’ai pas très bien dormi. Au moins, les cauchemars se sont tus. Les questions n’ont pas arrêté de m’obnubiler. L’homme qui a brisé le cœur de Lumi quelques années plus tôt, c’était moi ? J’aimerais tout faire pour qu’il soit heureux. Mais je ne peux pas me changer ou lui mentir.
À mon réveil, Lumi n’est plus dans le salon. Il ne reste que des bouteilles vides, plus nombreuses que lorsque je suis rentré. Il n’a laissé aucun message ni rien. Je pourrais le contacter via la montre pour au moins vérifier qu’il est en bonne santé, mais je respecte son besoin d’isolement. Même si j’ai appris des choses dérangeantes avec la Voix des Brumes, cela peut attendre. Le plus important pour le moment, c’est que Lumi aille mieux.
J’occupe ma journée en gérant le ménage et en me défoulant dans ma salle d’entraînement. C’est normal de ne pas avoir de nouvelles de Lumi avant le soir, mais aujourd’hui, ce silence m’inquiète. Le doute me ronge. Est-ce que j’aurais mieux fait de mentir un peu, quitte à le faire par omission ? Lumi est important pour moi. Pas de la façon dont il aimerait, mais tout de même. Si je m’étais contenté de ne pas le rejeter et de continuer à me comporter de la même façon, est-ce que cela aurait suffi ? J’aurai dû faire un effort au lit, mais est-ce que Lumi n’en vaut pas la peine ?
Tandis que les éclairages changent de teinte, indiquant le crépuscule, je reste assis sur le rebord du balcon, pensif. Les moyas tentent de me réconforter, sans grand succès. Elles sont aussi perdues que moi face aux émotions humaines. C’est trop… étrange pour être compréhensible. Alors qu’elles dansent pour moi, une certitude gonfle de plus en plus.
Lumi est tombé amoureux de moi. Me mentir ou lui mentir, c’est le trahir, lui et ses sentiments. Ça ne sert à rien de l’entretenir dans un rêve, le réveil ne serait que plus violent. Je ne regretterai pas qui je suis. C’est ça qu'il aime. C’est malheureux et dommage mais… ni lui ni moi ni n'y pouvons rien. Il reste mon meilleur ami, mon Tandem, la personne la plus importante pour moi. Nous sommes les deux faces d’une même pièce. Je lui dois mon honnêteté, continuer à me comporter comme celui qu’il apprécie même si cela le blesse.
Pour le reste… Il nous faudra juste apprendre à vivre avec et à tenter de le dépasser. Je nous fais confiance, je sais qu’on y arrivera.
Je ne pensais pas le voir avant plusieurs jours au moins, mais le soir même, Lumi débarque avec les ingrédients pour un curry. Il a une gueule de déterré et ne tient debout que par la force de sa volonté. La journée a dû être longue après une nuit blanche aussi alcoolisée. Son regard fuit le mien et il ne paraît pas très à l’aise. Sans un mot, il file vers la cuisine pour préparer le repas. Sans un mot, je le suis et je commence à couper les différents ingrédients. Je suis incapable de réaliser un plat comestible, mais je reste doué avec tout ce qui tranche.
Le silence s’éternise. D’habitude, Lumi accapare la discussion, mais je le sens penaud, presque honteux. J’ai horreur d’entretenir des conversations, mais ces moments revêtent une importance particulière pour moi. Je prends donc sur moi pour demander d’une voix neutre :
— Ta journée ?
Pour la première fois de la soirée, Lumi me fixe, surpris. Il reste immobile, une cuillère en silicone à la main. Il ne réagit que lorsqu’une odeur de brûlé monte des épices et se détourne pour s’en occuper. Après un nouveau silence et avec quelques hésitations, il me raconte sa journée. Au fil des mots, ses paroles deviennent plus fluides et les muscles de son dos se détendent.
— Oh, pendant que j’y pense. Les enfants de Glenn sont nés.
— Les ? relevé-je.
— Oui, son épouse a eu des jumelles. La régulation de la démographie a tiqué puisqu’aucun examen préliminaire ne l’avait révélé, mais il s’agit de vraies jumelles, cela ne peut pas être une fraude. Après un peu de paperasses, cela devrait se tasser.
Je hoche la tête. Je suis heureux pour lui. Grâce à Lumi qui est son supérieur, j’obtiens souvent des nouvelles. Je suis content que tout se passe bien pour lui. Le regard de Lumi se perd dans le vide.
— Tu sais… Je suis quasiment certain qu’il se doute que tu es en vie et que cette nuit où il s’est réveillé avec moi cache autre chose, tout en ayant conscience qu’il se mettrait en danger en l’évoquant.
Je fronce les sourcils. Cela ne me plaît pas vraiment qu’il se pose trop de questions. Glenn est fait pour une existence tranquille, il n’est pas taillé dans le même matériau que moi.
— Régulièrement, lorsque nous ne sommes que deux, il me sort une phrase du genre « Si seulement Ariane n’était pas morte jeune et je pouvais lui dire que… », comme s’il espérait que je te le transmette. En général, dans ces cas-là, je me contente de…
Lumi se fige d’un coup. Il délaisse sa casserole et se tourne brusquement vers moi.
— Désolé, je ne voulais pas mégenrer ou utiliser ton ancien nom, mais…
— Ne t’inquiète pas. C'est juste une citation.
Lumi semble soulagé. Il sait que ce genre de question a été très sensible pour moi. Malgré la dissipation du malentendu, il ne retourne pas à sa cuisine. Il me fixe gravement. Ses lèvres tremblent.
— Je suis vraiment désolé. Désolé pour tout.
Je secoue la tête.
— Je comprends. Chacun est comme il est et… c’est tout. Je suppose que tu en avais besoin.
Je suis mal à l’aise, mais je le cache. Lumi a assez de travail avec ses doutes et ses insécurités, je garde les miens pour le moment. Je lui adresse un léger sourire, étrangement facile et qui me soulage à un point inimaginable. Je perçois toujours la douleur et la déception dans le regard de Lumi, mais il me rend mon sourire.
Quoiqu’il arrive, nous continuerons d’avancer ensemble.
→ "Tu sais que ça ne m’intéresse pas et que ça ne m’intéressera probablement jamais. Je suis aromantique et asexuel." Wow. C'est enfin dit. Je suis étonnée que tu aies choisi d'utiliser ces termes qui font très actuels plutôt que de le dire dans un langage un peu plus intemporel, genre "L'amour et le sexe ne m'intéressent pas du tout". Est-ce qu'il y a une raison pour laquelle tu as voulu utiliser cette terminologie spécifique ? (Versus par exemple le fait qu'il ne se soit jamais revendiqué trans.)
→ "L’homme qui a brisé le cœur de Lumi quelques années plus tôt, c’était moi ?" Oooooooh, je ne m'y attendais pas du tout.
→ "J’aurai dû faire un effort au lit" J'aurais
→ "Est-ce que j’aurais mieux fait de mentir un peu, quitte à le faire par omission ? Lumi est important pour moi. Pas de la façon dont il aimerait, mais tout de même. Si je m’étais contenté de ne pas le rejeter et de continuer à me comporter de la même façon, est-ce que cela aurait suffi ? J’aurai dû faire un effort au lit, mais est-ce que Lumi n’en vaut pas la peine ?" J'aime beaucoup ce passage, qui retranscrit très justement ce ressenti-là.
→ Ça m'a fait bizarre qu'Ombre ne tente même pas de lire les notes données par Voix des Brumes. Quitte à ne pas réussir à se concentrer à cause de sa préoccupation pour Lumi. Mais il a quand même là, à portée de main, des réponses qu'il cherche depuis longtemps.
→ "Je suis heureux pour lui. Grâce à Lumi qui est son supérieur, j’obtiens souvent des nouvelles. Je suis content que tout se passe bien pour lui." Faite exprès, la répétition de heureux pour lui et content que tout se passe bien pour lui ?
→ Trop jolie, cette fin de chapitre. C'est inattendu comme développement, je dois dire. Et pourtant, toutes les pièces étaient posées pour que ça évolue comme ça. Ahlala.
Et bien, ce chapitre est une agréable surprise. Je ne m'attendais pas à une telle tristesse au fond de Lumi quant à ses sentiments pour Ombre, même s'il est vrai que l'on pouvait s'en douter. Tout le questionnement d'Ombre sur comment réagir face à une telle situation est bien écrite.
La lecture a été très fluide, même si le rythme est plus lent, pour cause, c'était très prenant. Très bon moment pour moi.
Remarques et autres petits plaisir :
"Aromantique" > je ne connaissais pas ce terme, inventé de ta part? C'est mignon ^^ et ça va tellement bien à Ombre
"Nous avons tous les deux consciences" > conscience.
"J’aurai dû faire un effort au lit, mais est-ce que Lumi n’en vaut pas la peine ?" > Je ne comprends pas cette phrase, et si je la comprends comme je l'ai comprise en première lecture, je trouve que ça ne va pas trop avec le personnage d'Ombre.
"Après un peu de paperasses" > Je ne mettrai pas de s à paperasse... à vérifier cependant.
Au plaisir de lire la suite.
Cependant, je crains pour Lumi... tout ça ne peut pas bien finir pour le duo... je me trompe ?
Contente que ce chapitre t'ai plu, même s'il n'est pas vraiment dans la lignée des précédents ^^ A la base, les sentiments de Lumi pour Ombre n'étaient pas du tout prévu à l'écriture, puis c'est devenu une évidence, comme le fait qu'Ombre soit pas intéressé ^^"
Pour l'aromantisme, comme l'asexualité, ça existe vraiment tous les deux, j'ai rien inventé là-dessus ^^
"J’aurai dû faire un effort au lit, mais est-ce que Lumi n’en vaut pas la peine ?" > Je ne comprends pas cette phrase, et si je la comprends comme je l'ai comprise en première lecture, je trouve que ça ne va pas trop avec le personnage d'Ombre.
>> En gros, ce que je voulais transmettre, c'est que Ombre se demande s'il aurait dû faire semblant de rendre ses sentiments (qui à se forcer au lit pour coucher avec Lumi), pour ne pas blesser plus Lumi. Face au fait de voir Lumi mal, ça le fait hésiter, mais effectivement, ça n'aurait donné rien de bon x)
Cependant, je crains pour Lumi... tout ça ne peut pas bien finir pour le duo... je me trompe ?
>> Voyons, qu'est-ce qui pourrait mal se passer ? ='D Après, si tu veux absolument savoir, je peux te dire hein ;)
Merci pour les fautes et le commentaire !