Chapitre 9

Par Flammy

 

Six semaines se sont écoulées depuis ma rencontre avec la Voix des Brumes. Lumi est aussi perplexe que moi. On a beau se méfier des Lames de Sang et être prêts à croire à beaucoup de choses, cette histoire d’extra-terrestres qui viendraient nous punir pour nos manquements écologiques est juste idiote. On dirait une création de mauvais sectaires pour justifier leurs dérives.

 

Et même si nous acceptons cette aberration, qu’est-ce que la Promesse ? Elle n’est évoquée dans aucune archive et même dans les anecdotes transmises entre Palladiums, cela ne fait référence à rien. Il ne s’agit que des délires d’une femme agonisante à cause de la Corruption. Deux semaines après notre rencontre, les brumes m’annonçaient son décès. Je n’aurai pas eu le temps de la revoir. Je doute que cela eût servi à quelque chose.

 

Pourtant… Elle connaissait Yvanna. Cette simple bribe d’informations m’empêche de tout jeter dans l’oubli. Maintenant qu’elle est morte, il ne reste qu’une seule façon pour obtenir des réponses. Les papiers cryptés donnés par ses compagnons. Une pochette d’apparence banale, qui contient des recettes de cuisine. Je pensais à un délire de plus jusqu’au moment où je les ai montrées à Lumi.

 

« Soit c’était une très mauvaise cuisinière, soit cela cache autre chose. »

 

Depuis, il tente de les décrypter, sans y parvenir. Par souci de sécurité, il ne peut s’aider d’aucun logiciel et cela lui demande beaucoup de temps. Heureusement, il nous reste dans tous les cas quelques années avant d’être confronté au Choix et de devoir lutter contre le Yokai. Il y travaille lorsqu’il passe à l’appartement, sans se mettre trop de pression. Il a déjà assez de boulot à côté, et vu les piles de papiers qu’il utilise, il ne doit pas avancer si lentement que cela.

 

La vie poursuit son cours, avec un équilibre fragile et délicat. J’ai conscience qu’un rien pourrait tout faire voler en éclat, et je profite de ces moments paisibles d’autant plus que je les sais éphémères. Les désagréments viennent malgré tout se rappeler à nous.

 

— Il faut que tu boives Ombre. Je sais que cela n’a rien d’agréable pour toi mais… Tu risques de refaire de la déshydratation. Je te promets qu’à la prochaine récolte d’herbes à infuser, tu seras le premier à en recevoir.

 

J’adresse un regard triste à Lumi. Debout dans le salon, je continue d'étirer les muscles de mon dos dans l’espoir de passer la douleur. J’ai un peu trop forcé à l’entraînement. Je pourrai me soigner grâce à la mistergie, mais je ne sais pas à quel point c’est une bonne idée. Je suis la seule Lame de Sang à l’utiliser autant de manière curative et même Érika m’a déconseillé d’en abuser. Nous ne connaissons pas les conséquences à long terme, et je dois rester opérationnel pour combattre le Yokai majeur.

 

Lumi est debout devant moi, avec un verre rempli d’eau. Suite à la libération et la destruction mal gérée d’un Yokai mineur, un entrepôt de faible importance a été endommagé. Pas de quoi provoquer une famine, mais certains produits ne sont plus disponibles, comme le nécessaire pour tisanes. Cela fait des années que je ne suis plus capable de boire de l’eau pure, tellement le goût du sang est devenu omniprésent et écœurant. Seules quelques herbes précises parviennent à le masquer. Nous n’en avons plus à disposition et je préfère m’assoiffer que de m’infliger ça. Je trouve encore plus facile de gérer les migraines et les faiblesses provoquées par la déshydratation. Sauf que Lumi refuse de me voir mal en point et qu’il vient quasiment tous les jours pour vérifier que je me désaltère bien, même s’il y a toujours ce malaise entre nous.

 

Lumi me scrute, exagérément sérieux. Ses yeux bleus ne trahissent pas la moindre hésitation, le moindre doute. Il ne me laissera pas tranquille sur ce point. Mal à l’aise, je fixe le sol, avant de jeter un regard vers la fenêtre. Il me suffit de fuir dans les moyas, il ne pourra pas me suivre. Tout plutôt que ce goût suffoquant qui me donne des hauts le cœur à chaque fois. Lumi s’avance d’un pas et se place entre la vitre et moi. Il me connaît trop bien, il sait à quoi je pense.

 

— Un verre, et je te laisse tranquille pour ce soir. Je te jouerai ce que tu veux au piano.

 

Je ne réponds pas. En temps normal, même cette proposition n’aurait pas suffi. Il ne se rend pas compte de ce qu’il me demande. Mais là… Pour la première fois de ma vie, je suis capable de me souvenir des notes de musique qui surgissent dans mon esprit. Peut-être que Lumi pourra me dire de quoi il s’agit ? Je pourrai enfin savoir pourquoi ça m’obsède, toujours dans des moments particuliers.

 

Sans un mot, j’attrape le verre. Je ne me laisse pas le temps d’hésiter et, après une grande inspiration, j’avale le tout d’une traite. Immonde. J’ai du mal à m’empêcher de vomir. Une main plaquée contre la bouche, j’essaie pourtant. Lumi a le réflexe de se rapprocher et de lever une main vers moi, mais son geste se fige en chemin. Il n’ose plus me toucher.

 

Au bout de plusieurs minutes, le goût commence enfin à s’estomper. Lumi m’adresse un sourire triste. Cette scène qui se répète depuis plusieurs jours, il la déteste autant que moi, mais il est convaincu que c’est pour mon bien. Sans un mot, il se dirige vers son piano et s’installe devant. Il fait craquer ses doigts, se force à me sourire un peu plus largement et me demande d’un ton faussement enjoué :

 

— Alors, quel morceau aujourd’hui ? Une préférence ?

 

Je me rapproche de lui et m’assois en tailleur sur le sol, comme toujours dans ces moments.

 

— Il y a une musique dont je me souviens depuis… depuis toujours, mais je ne connais pas son nom. Est-ce que…

— Si tu peux me la fredonner, je pourrai peut-être te le dire, ou au moins me renseigner.

 

Au début surpris, Lumi paraît à présent enthousiaste. Il sait que je n’aime pas trop parler de mon amnésie, de ce que j'ai oublié, alors il est ravi de pouvoir m’aider à recoller des fragments. Je ferme les yeux et je me concentre pour retrouver cette mélodie qui ne me quitte plus depuis ma percée hors des brumes. Je fredonne et un sentiment de douceur et une forte envie de pleurer m’envahissent. Je lutte contre pour poursuivre, mais je sens une main se plaquer contre ma bouche. J’ouvre les yeux sans comprendre. Lumi me fixe, les yeux écarquillés. Il semble presque… terrifié ?

 

Après un instant de stupéfaction, Lumi se jette sur son casque. Il le branche, les doigts tremblants, et me le mets de force sur les oreilles. Il sait pourtant que je n’aime pas ça. Qu’est-ce qui se passe putain ? Il commence ensuite à jouer avec fébrilité. Je ne l’ai jamais entendu interpréter un morceau de manière aussi maladroite, et surtout réaliser des fausses notes, mais je reconnais la mélodie. C’est bien celle dont je me souviens.

 

— Est-ce que c’est cette musique Ombre ? demande Lumi, la voix tremblante.

— Oui. Qu’est-ce qui se passe Lumi ? Ça ne serait pas plus simple de débrancher le casque ?

 

Cela ne doit pas être pratique pour Lumi de jouer sans pouvoir s’écouter.

 

— Surtout pas !

 

Lumi n’a pas pu retenir une exclamation violente. Mon visage se ferme et je me tends sans pouvoir me calmer. Il semble tellement à bout de nerfs qu’il en tremble. C’est… C’est quoi cette musique pour le mettre dans cet état ?

 

— Il… Il s’agit de la mélodie maudite d’Yseult. Il… Il ne faut jamais la jouer. Où… Où l’as-tu entendu ?

— Je… Je ne sais pas, ça devait être… avant.

 

Avant l’attaque du Yokai, dans des souvenirs perdus. Sonné, Lumi se lève et se sert machinalement un verre d’alcool. Il s’installe ensuite dans un fauteuil et fixe le vide. Depuis sa « confession », il évite le canapé et les comportements trop tactiles envers moi. Lumi se s’affaisse contre le dossier et rejette la tête en arrière. L’éclairage rend hommage à ses cernes.

 

— Il… N’évoque jamais cette mélodie devant quelqu’un d’autre, d’accord ? Et surtout, il ne faut jamais la jouer ou la fredonner de manière audible. Elle… Elle est maudite.

— Pourquoi ?

— À chaque fois qu’elle a été exécutée, les brumes réagissent. Elles se densifient et deviennent d’autant plus corrosives pour les bâtiments. Personne ne sait comment cela fonctionne mais… visiblement, Yseult ne s’est pas contenté que des tests sur l’humain. Il avait aussi trouvé un moyen de rendre les simples brumes… dangereuses. Ses expériences… Tu n’imagines pas ce qu’il a… C’est… C’est l’un des secrets les mieux gardés des Palladiums.

 

Je ne réponds rien. Qu’est-ce que je peux dire de toute façon ? Je me relève sans un mot et effectue les cent pas dans le salon. Si encore j’avais été un bâtard de Palladium, connaître cette mélodie aurait pu s’expliquer, mais là ? Où est-ce que j’ai bien pu entendre ça ? Surtout une musique avec un tel effet sur les brumes ?

 

— Je… Il y a quelque chose d’anormal avec ton amnésie. Déjà, pourquoi juste cet impact sur toi ? Les autres personnes qui s’approchent trop des miasmes d’un Yokai ont des séquelles bien plus graves. Et pourquoi la seule chose dont tu te souviens, c’est cette mélodie alors que nous sommes qu’une poignée à la connaître dans toute la ville ?

 

Lumi s’interrompt. Il énonce des vérités et des questions auxquelles je ne peux pas répondre. Après de nouvelles hésitations, il reprend d’une voix faible :

 

— Je… Tu sais qu’après l’avant-première avec Glenn, j’ai lancé une enquête discrète pour essayer de comprendre d’où venait le quiproquo entre mes parents et les tiens. J’ai eu les résultats aujourd’hui et c’est… troublant.

 

Lumi ne me regarde pas. Il se contente de fixer son verre, sur lequel il fait courir son doigt. Je me tends imperceptiblement et les muscles de mon dos me font mal.

 

— A priori, il s’agit d’un homme, Lorenzo, qui servait de relais entre mon père et les Intendants lorsqu’il ne pouvait pas les gérer lui-même. C’est Lorenzo, dans les deux cas, qui a donné la fausse information.

— Allons l’interroger alors.

 

J’ai parlé sans même réfléchir. Même s’il faut que je tabasse quelqu’un, je veux comprendre. Ça me défoulera, j’en ai besoin. Lumi secoue la tête.

 

— Il est mort, pas longtemps après tes fiançailles. De symptômes qui ressemblent à la Corruption…

 

Seules les Lames de Sang peuvent subir ce genre d’effets, suite à l’utilisation de la mistergie. Il s’agissait aussi peut-être du cas de la Voix des Brumes, mais je n’ai jamais pu le vérifier. En même temps… Je me fige d’un coup.

 

— C’est peut-être du contrôle mental. Même si je ne vois pas l’intérêt derrière…

— Quoi ?!

 

Lumi me fixe avec des yeux écarquillés. Hum. C’est vrai que je ne l’ai jamais évoqué devant lui. Je n'utilise jamais cette capacité, du coup je n’ai jamais pensé à lui dire.

 

— Avec la mistergie, les Lames de Sang peuvent aussi… manipuler les esprits. Une Lame de Sang a pu forcer Lorenzo à sortir ces mensonges. Érika s’en était servie sur moi petite pour me faire oublier certains événements et…

 

Je m’arrête de moi-même. Comment j’ai pu être aussi con. Sérieusement ? Je sais qu’Érika a été capable de sceller ma mémoire et je n’ai jamais fait le lien avec mon amnésie ? Après, elle n’avait réussi que pendant une seule journée. Selon elle, mon affinité aux brumes empêche un bon contrôle sur moi. Mais s’il s’agissait d’une autre Lame de Sang, plus puissante ? Pourtant, Érika fait partie des meilleurs Nodachis, cela serait surprenant que quelqu’un la surpasse à ce point… J’expose mon raisonnement à Lumi, mais cela ne m’avance pas. Il considère aussi que c’est peu probable, c’est malheureusement l’option la plus crédible à notre disposition.

 

Avec l’enquête de Lumi, j’espérai des réponses, mais la pile de questions ne fait qu’augmenter. Un peu énervé, je vais dans l’entrée récupérer mes boissons énergétiques. Je n’ai pas encore eu le temps de les ranger, je ménage mon dos et elles viennent d’être livrées. Il ne s’agit pas de ma marque habituelle, mais cela m’indiffère au plus haut point. Je m’installe sur le canapé et je vide cul sec la petite bouteille en espérant que cela fasse enfin passer le goût du sang. Je grimace et la jette sur la table.

 

— Elle est dégueu cette marque-là. Tu pourras reprendre les mêmes que la dernière fois ?

 

Tandis que les yeux de Lumi font la navette entre moi et le flacon, son visage se décompose et il pâlit. Il saisit la bouteille.

 

— Je… Je n’ai rien changé à la commande habituelle. Je… Ce n’est pas moi qui l’ai fait livrer.

 

Je sens un poids tomber sur mon estomac. Qu’est-ce qui se passe ? Personne sait que j’habite ici, qui irait m’envoyer des trucs là… Un peu circonspect, Lumi vérifie la liste des ingrédients, puis renifle ce qui reste à l’intérieur. Malgré son fond de teint, il perd ses rares couleurs.

 

— Ombre, fais-toi vomir tout de suite.

— Quoi ?!

 

Lumi se précipite vers moi et tente d’insinuer ses doigts dans ma bouche. Par réflexe, je le repousse. Je comprends rien à ce qui se passe, je me sens agressé. Lumi vole à travers le salon. Je reste un peu abasourdi. J’ai mal contrôlé ma force, j’ai utilisé par réflexe de la mistergie. Merde, il a dû prendre cher. Je me lève d’un bond pour le ramasser, mais le sol tangue. Je dois me rattraper au canapé pour ne pas tomber par terre. J’adresse un regard perdu à Lumi, qui me fixe avec des yeux… terrorisés ?

 

— C’est… C’est de l’alcool, murmure-t-il.

 

Mes idées commencent déjà à se brouiller. J’en ai pas bu tant qu’ça, ça va aller. Ado, j’en avais ingurgité bien plus avant d'effectuer le grand saut. Bon. Érika m’a prévenu qu’avec l’utilisation de la mistergie, ça devenait d’pire en pire.

 

J’ai mal au crâne putain.

 

Ma vue se trouble mais j’tente quand même d’avancer. Peut-être qu’si je m’enferme sous la douche… Je m’appuie sur le mur mais j’arrive pas à grand-chose. Lumi se précipite à mes côtés. Il me crie dans les oreilles mais j’capte que dalle. J’me tourne vers lui au ralenti. Il a l’air si paniqué… Ça va. J’suis pas dans un état si…

 

Je me tiens sur la rambarde, au bord du balcon. Les moyas viennent danser autour de moi. Elles sont plus épaisses que d’habitude, plus heureuses aussi. Elles chantent pour moi, la libération est proche. J’ai mon sabre à la main, du sang goutte de ma lame. Il y a un cadavre pas loin derrière moi. Un Tachi, peut-être. Il… Il a tenté de m’empêcher de… de faire ce que je dois faire.

 

Derrière moi, je crois entendre quelqu’un hurler. Autour de moi, les brumes me murmurent que d’autres adversaires arrivent. Je dois y aller. Il faut remplir la Promesse d’Yseult.

 

Je dois libérer les Yokais de leur tombeau.

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Nanouchka
Posté le 09/05/2023
→ "Lumi se s’affaisse contre le dossier" Le "se" me semble en trop.

→ Pourquoi est-ce que Lumi parle de la mélodie maudite à voix haute plutôt que de l'écrire, comme leurs autres secrets ?

→ Whaaaaaaaaaaaaat, mais cette fin de chapitre du turfu, là ! Mais. Mais. Mais. D'accord. Donc Ombre a bu de l'alcool, qui lui a été envoyé par quelqu'un, et ça a réveillé sa partie maléfique, on va dire, qui a fait du mal à Lumi et décide d'aller réveiller les Yokais. Eh beh, ça c'est du cliff.

→ Pour Lorenzo, ça pourrait être chouette de mentionner son prénom au passage dans la première et la deuxième partie. L'air de rien.
ClementNobrad
Posté le 04/02/2023
Bonjour Flammy,

Là encore j'ai beaucoup apprécié ce chapitre, la dernière partie tout particulièrement, on ressent bien l'Ombre n'est pas tout à fait lui... Qui a livré cette bouteille? Pourquoi? Hmmm, on veut savoir. On sent que tout s'accélère depuis quelques chapitres. Et je suis daccord depuis le début, il faut libérer les Yokais !

L'histoire avec Lorenzo tombe un peu comme un cheveu sur la soupe. On s'y attend pas trop, vivant tous les jours ensemble on aurait ou imaginer Lumi lui faire un petit rapport sur ses avancées pa-ci par-là. (Ca reste du chipotage :) )

La première partie est très réussie aussi, avec la stupéfaction de Lumi sur la musique, particulièrement apprécié cette tension, tout ça est bien réussi.

Petites remarques :

"— Je… Je n’ai rien changé à la commande habituelle. Je… Ce n’est pas moi qui l’ai fait livrer" > faite livrer (soit on renvoie à la commande, soit à la bouteille , dans les deux cas c'est plutôt feminin)

"Cette simple bribe d’informations m’empêche de tout jeter dans l’oubli. " > information au singulier plutôt.

Au plaisir de lire la suite
Flammy
Posté le 04/02/2023
Pour le pourquoi et le comment de la bouteille, les réponses sont au prochain chapitre, ya pas trop à attendre pour une fois ^^

Pour Lorenzo, je vais essayer d'amener ça plus délicatement, parce que déplacer, me semble que c'est pas trop pratique ce qu'il se passe dans les autres chapitres, mais je pourrai tenter de revoir ça.

Merci pour les remarques sur les fautes, ainsi que pour tes lectures et tes commentaires =D
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