Aloysius s'ébroua. La vue de Kaalun et de ses tours irrégulières l'affligea. Il aimait les voyages, et en revenir le rendait morose, surtout au matin. La lumière du Val allait lui manquer, ainsi que l'ondulation paisible du dos de sa jument brune. Une consolation toutefois réconfortait l'Archiviste, comme une liqueur après le froid : il ne rentrait pas les mains vides. Dame Annwn allait être enchantée, et ses propres desseins prenaient forme.
Il descendait le Val perdu, sans se presser, en direction de la cité aux vertes ardoises. Avec la réverbération des neiges et le flou des nues frôlant l'eau, elle paraissait jaillir du lac. A l'est, les remparts se confondaient avec les roches : la ville s'adossait à la montagne comme on repose sur l'épaule d'une vieille amie. C'est ici que l'on avait choisi de construire la prison des Chimères, aux cellules troglodytes : les Serpantes constituaient un rempart infaillible contre la fuite, nul n'aurait risqué une escapade par ces pentes aux roches acérées comme des lames, et glacées une grande partie de l'année. Quant au Val, constamment baigné de brumes oiseuses, il avait une réputation dangereuse. On le disait refuge des vieilles magies, parsemé de trous d'eau fatals au promeneur esseulé. Aloysius lui, ne le craignait nullement, et l'avait sillonné maintes fois lors de ses voyages solitaires en quête d'écrits anciens ou d'interprètes de langues disparues. Le fruit de ces expéditions nourrissait la tour des Écrits, bibliothèque insatiable du château des Chimères, qui faisait la fierté de Kaalun. Archiviste y était une fonction éminente, et Aloysius voyageait autant qu'il le souhaitait. Même Katel, à l'époque, ne lui imposa aucune restriction. Elle savait la puissance qu'offre la connaissance. L'Archiviste et sa tour constituaient la mémoire des Terres-Mêlées.
La saison des Nuées allait sur sa fin. La surface du lac n'était pas encore gelée. Il y fit boire la jument, et se dégourdit les jambes le long du rivage couvert d'aiguilles de pin, encore vertes et tendres, les narines pleines de l'odeur de la sève. Il aurait aimé plonger dans l'eau glacée et en sortir la peau comme à vif. Mais le jour était trop haut, on pouvait le voir depuis les serres suspendues des Chimères, ou du chemin de ronde. Il n'aimait pas se donner en spectacle.
Il contourna le lac par l'ouest. Auparavant, ce passage ne faisait que relier le Val à la cité, emprunté essentiellement par les marchands arrivant du nord, et les Messagers-Vents. Mais avec la prospérité de Kaalun, la population s'était accrue de façon telle que des habitations avaient émergé aux abords du lac, tout au long du sentier et au-delà, au détriment des pins. Ces faubourgs abritaient une population de blanchisseurs, charpentiers, charrons, cercliers, en bref, d'hommes et de femmes qui tous avaient besoin d'eau, d'espace et de bois. Ne comptant qu'une demi-douzaine de bicoques de torchis et de bois aux dernières Glaces, ils rassemblaient dorénavant une bonne centaine d'âmes. Un peu à l'écart, le cloître des Prieurs jurait un peu avec l'architecture vernaculaire des faubourgs, avec son fronton en ogive, et ses fondations de pierre-sel. Seule la toiture se parait de l'ardoise traditionnelle de Kaalun.
Aloysius longeait les remparts en direction des portes de Kaalun, pensif. Il se préparait au contraste saisissant entre l'atmosphère voilée du Val perdu et ses chansons toutes faites de souffles et d'oiseaux timides, et le vrombissement des rues, envahies de négoces, d'éclats de voix et de pourritures. Début du quart de lune aujourd'hui, pensa-t-il, jour de foire, l'avenue des Gaves serait encombrée. En ces temps de paix, les portes restaient ouvertes tout le jour, gardées par les sentinelles des remparts et quatre archers à cheval. Aloysius les franchit sans encombre.
Au départ, il ne remarqua rien. Oh, l'archer qui l'avait salué avait une mine bien morose, certes, mais mille explications pouvaient répondre de cela. Les rues étaient légèrement plus propres qu'habituellement, ce qui n'était nullement désagréable. Une légère odeur de vinaigre planait sur les pavés, comme un appel à boire un verre de mauvais vin, râpeux et réconfortant. L'habituelle foule était clairsemée. Des récoltes tardives peut-être ? Un rassemblement au château ? Cette dernière hypothèse ne lui plaisait guère, il aspirait au calme, malgré cette lune entière passée seul. Il remonta la rue, qui menait tout droit aux Chimères, dépassa la Vieille Université, dont le parvis était investi par des étudiants chahuteurs. Leur uniforme noir et moutarde les faisait repérer de loin, comme de petits essaims d'abeilles. Aloysius se remémora ses propres années studieuses. C'est là qu'il l'avait rencontrée, ça lui semblait être un millier de Nuées auparavant...
Soudain, une femme plongea sous les sabots de la jument, qui se cabra et l'évita de justesse. Elle lâcha un sanglot grossier, puis détala, laissant une trace humide et foncée là où son corps s'était projeté. Poursuivant son chemin, il remarqua plusieurs visages fermés, sombres, parfois défaits d'angoisse. Il vit un homme vigoureux marcher comme un pantin, les articulations raides, en grimaçant de douleur. Quand il dut déposer la terre la charge qu'il portait, il gémit, larmes aux yeux, et nul n'y prêta attention. Cette odeur de vinaigre était inhabituelle, elle le poursuivait comme une rengaine dont on n'arrive à se défaire. Et là, sur la manche de cet enfant, encore ces tâches poisseuses, bleues semblait-il, comme de l'encre. Est-ce ces journées loin de la compagnie des hommes qui l'avaient rendu tellement sensible aux odeurs, aux textures ?
Il arriva sur la Grand'Place, que surplombaient les grilles de l'enceinte des Chimères. Avant de les passer, il marqua un temps d'arrêt sur le marché, où tout semblait normal à première vue. Mais une vibration mauvaise émanait des faciès tirés, inquiets, que le jeu du marchandage rendait d'habitude si vivants. Les tresses d'ail et le thym parfumaient l'air sans parvenir à en masquer l'acidité. Un jeune homme le fixa, obstinément, sans révérence. Sa compagne aussi. L'Archiviste détourna le regard, mal à l'aise, mais sur son chemin encore, des yeux le transperçaient, le suppliaient, le maudissaient. Leur souffle était suspendu, les bouches cherchaient quelque chose, tordues de malheur. Puis il en vit un. Aux paupières gercées, presque déchirées, à tel point que l'on devinait tout son être concentré sur la seule idée ne pas cligner les yeux. Et du sillon de rides entre ses yeux, un filet noir, non, bleu. Une autre, plus loin, une petite fille, aux lèvres et aux coudes collants, bleus marine, aux joues couvertes d'écailles. La foule pris une grande inspiration, comme le calme avant la tempête, et Aloysius éperonna la vieille jument qui fila ventre à terre vers la Cour des Chimères.
Je te fais un commentaire groupé sur les chapitres que j'ai lu aujourd'hui ;)
Chapitre 6: Intéressante, cette idée des deux familles royales qui se passent la couronne toutes les cinq générations! Je me demande comment ça va influencer la suite de l'histoire. Peut-être avec de la tension politique ?
Dans ce chapitre, tu nous donnes beaucoup d'informations sur ton univers et c'est très bien écrit. Par contre, j'ai trouvé qu'il y avait beaucoup de renseignements en peu de temps et qu'en tant que lectrice, je pense ne pas pouvoir retenir tous les noms des lieux et des rois par la suite, surtout parce que ce ne sont pas des éléments en lien direct avec la situation actuelle de Kaalun (la maladie, etc).
7) J'ai beaucoup aimé ce passage avec le crieur, son métier est passionant, on se demande comment il obtient toutes ces informations. Les réactions des citadins à ses cris sont très réalistes aussi ! C'est un passage très vivant; d'ailleurs, je viens de revenir d'un festival médiéval et lire ce chapitre m'a fait revivre plein de bons souvenirs!
8) Ouah quel chapitre atmosphérique ! Il en devient même oppressant. Ta description de la ville et de ce que la maladie a fait aux habitants est absorbante ! On ressent le malaise grandissant d'Aloysius. J'avoue avoir peur qu'il attrappe le sang d'encre...
Dans tous les cas, j'apprécie vraiment cette lecture si riche et vivante ! Je te dis à bientôt pour la suite :)
Jowie
Au fil de la lecture de tes chapitres, je me rends compte que ton histoire est l'une de celles dans laquelle il faut se plonger pleinement pour l'apprivoiser et parvenir à en imaginer la cartographie (oui je reviens encore à mon histoire de carte !). J'ai été un moment sans revenir par ici et j'avoue que j'ai mis un petit peu de temps à me replonger dedans. Ton univers est vaste et je remarque que tu distilles de temps à autre des informations sans qu'on ne sache vraiment de quoi il s'agit même si la plupart du temps on parvient à le deviner (comme avec les Messagers-Vents dans ce chapitre).
Du coup, je m'interroge sur la façon dont tu vas traiter tout cet arrière-plan. Vas-tu l'approfondir au fil des chapitres ? Ou fais-tu comme si tout coulait de source et ne pas entrer plus que ça dans les détails ? En tous les cas, c'est déjà untour de force que d'avoir imaginer tout ce que tu nous as déjà fait lire !
Juste un petit truc remarqué :
- Quand il dut déposer la terre la charge qu'il portait, il gémit, larmes aux yeux, et nul n'y prêta attention. : à terre ?
A bientôt !
"à terre", en effet! Il faut que je prenne le temps des corrections un de ces quatre!
Tu as vraiment beaucoup de talent pour les descriptions. Non, d'ailleurs, c'est plus que ça : tu parviens admirablement à créer une ambiance. Et plus ça va, plus on est immergé dans ton univers. La plupart de tes chapitres me font apparaitre un film devant les yeux tellement ils sont imagés. Chaque chapitre est un tableau/portrait très riche. Le fait d'avoir donné des noms (des jolis noms, en plus) à tous tes lieux participe encore à l'immersion du lecteur.
Je voulais tout de même soulever une question plus globale : c'est le huitième chapitre de présentation, et l'histoire n'a pas réellement commencé. Peut-être est-ce parce que je les lis au fur et à mesure que tu les publies, et que je ne peux donc pas avancer aussi vite que j'en aurais envie, mais je commence à avoir VRAIMENT très envie que tous ces tableaux se mettent en mouvement... N'as-tu pas peur de décourager le lecteur en le frustrant trop ? Est-il impératif de présenter tous les personnages au début ? Ou est-ce un choix stylistique de ta part ?
Ceci dit, je dis ça mais il faudrait que je reprenne depuis le début et que je lise tout d'un coup, ce que je n'ai pas fait. Et surtout je dis ça mais ça ne me décourage pas du tout et je serai au rendez-vous quand tu posteras le prochain chapitre, hein :)
En tout cas ce n'est pas courant, comme manière de faire.
Je ne suis pas sûre d'avoir compris la réaction des gens dans le dernier paragraphe : ils sont en colère ? Menaçant pour Aloysius ? Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas malade ? Parce qu'il fait partie des privilégiés du château ?... Pourquoi la foule prend une grande inspiration ? Pour le lyncher ?
Mes petites remarques :
-"Il y fit boire la jument, et se dégourdit les jambes le long du rivage couvert d'aiguilles de pin, encore vertes et tendres, les narines pleines de l'odeur de la sève." : pour plus de clarté et un meilleur rythme dans la phrase, j'enlèverais la virgule après "pin"
-"Seule la toiture se parait de l'ardoise traditionnelle de Kaalun.
Aloysius longeait les remparts en direction des portes de Kaalun, pensif." : deux fois Kaalun en deux phrases... Tu pourrais remplacer par "des portes de la ville" ?
-"Quand il dut déposer la terre la charge qu'il portait," : déposer à terre + le "il" porte un peu à confusion, on se demande de qui tu parles (de l'homme vigoureux ou d'Aloysius). "Quand celui-ci dut déposer" ?
-" Est-ce ces journées loin de la compagnie des hommes qui l'avaient rendu tellement sensible aux odeurs, aux textures ?" : aux textures ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
-"Puis il en vit un. Aux paupières..." : le point et la majuscule sont en trop, non ? Sinon c'est bizarre parce qu'il en a déjà vu juste avant, des gens malades.
-"aux lèvres et aux coudes collants, bleus marine" : bleu marine. Les adjectifs de couleur composés (vert émeraude, jaune foncé...) sont invariables, de même que les couleurs provenant d'un nom (orange, marron, rouille...).
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