Chapitre 8

Pendant ce temps-là, au pays de Phaïssans, le temps s’écoulait paisiblement. Le roi et Moorcroft continuaient à se mépriser et à s’entendre, ils n’avaient aucune nouvelle de Tizian et Girolam mais au fond cela leur était bien égal. Xénon qui n’avait plus peur de la concurrence de ses fils avait parfois quelques largesses pour son peuple et organisait de temps à autre une fête dans son château. Mais la plupart du temps il continuait à faire régner la terreur, car c’était le seul moyen qu’il connaissait pour imposer son pouvoir.

 

Au fond de son palais souterrain, Roxelle regardait dans le miroir de sa vasque de porphyre les circonvolutions de sa fille. Elle s’était fâchée en constatant que Zilia avait gâché les potions de métamorphose, et avait de plus sauvé ses frères d’une mort certaine lorsqu’elle avait tué l’ours. Sa colère fut à son comble quand elle compris que sa fille s’était alliée à ses frères et l’avait trahie. Quant à Eostrix, elle ne savait plus dans quel camp il était, aussi jugea-t-elle qu’il était bon d’oublier jusqu’à son existence.

 

Aigrie et furieuse, elle hésita longtemps avant de se décider à monter au château pour se rappeler au bon souvenir de Xénon. Elle se prépara pendant plusieurs jours afin de redonner à sa peau et à son corps une allure attrayante. Le jour venu, elle revêtit une robe écarlate du plus bel effet. Ainsi habillée et parée de bijoux, elle monta jusqu’au château sur une jument noire et demanda à être reçue par Xénon.

 

Le roi et Moorcroft se trouvaient dans la salle du trône lorsqu’elle se présenta, mais Xénon ne daigna même pas se lever de son siège pour la saluer. Ne tenant pas compte de sa goujaterie, Roxelle tenta d’amadouer le roi avec un discours onctueux, lui demandant au passage des nouvelles de ses chers fils et lui donnant des nouvelles de Zilia. Xénon, que ces questions et ces informations agaçaient, leva la main et fit signe à Roxelle de partir car elle l’ennuyait.

 

Mortellement blessée, Roxelle s’en fut et jura de se venger. Elle quitta le palais sous les yeux moqueurs des serviteurs et des ministres, et avala son humiliation avec amertume.

 

  • Lorsque je reviendrai ici, j’entrerai par la grande porte et je serai la reine de ces lieux, se promit-elle. Et ce traître de Moorcroft qui n’a rien fait pour moi et ne m’a pas soutenue, sera lui aussi éliminé sans regrets. Je vais moi aussi lever une armée, j’appellerai toutes les créatures des ténèbres et nous vaincrons. Xénon verra bien qui rira le dernier.

 

Arrivée en bas de la montagne comme une furie, Roxelle mit son cheval au galop et fonçant à travers la cascade, rentra à bride abattue dans son palais de l’ombre. Elle convoqua aussitôt ses conseillers et leur parla ainsi.

 

  • Vous allez rassembler les êtres de la nuit qui vivent dans les grottes et les cavernes et les former à la guerre. Pour cela vous trouverez un lieu pour les entraîner. Je viendrai moi-même voir leurs progrès. Xénon a voulu le chaos, il l’aura.

 

Ses serviteurs, qui connaissaient son caractère vif et ses colères vite oubliées, ne la prirent pas plus au sérieux que d’habitude. Ils approuvèrent sa stratégie devant elle et derrière son dos retournèrent à leurs tâches sans tenir compte de ses ordres aussi aberrants que impossibles à réaliser.  

 

Excédée par le mépris de Xénon et la trahison de Zilia, Roxelle jeta par terre tout ce qui se trouvait à sa portée et descendit rageusement comme une bête féroce dans son laboratoire. Elle lança contre le mur la vasque dans laquelle elle suivait les pérégrinations de Zilia, brisant à jamais le moyen d’avoir des nouvelles de sa fille. Puis pleine de rancoeur, elle se mit à chercher dans tous ses livres et grimoires s’il existait un sort qui l’aiderait à assouvir sa vengeance, sans rien trouver. Elle fulminait et hurlait et mit plusieurs heures pour se calmer et se mettre à réfléchir sérieusement.

 

  • Il me faut un plan, dit-elle. Xénon ne s’en sortira pas vivant, il me nargue depuis trop d’années, il est temps de lancer l’offensive. Je ne supporte plus son mépris, il doit payer pour sa grossièreté maintenant.

 

Soudain l’évidence s’imposa à elle.

 

  • Je dois aller trouver Jahangir et m’allier avec lui. Ainsi quand nous aurons détruit Xénon, il sera évident que je suis la seule capable de diriger ce royaume. Dans le meilleur des cas Jahangir m’épousera et nous pourrons coupler nos pouvoirs, nul ne sera plus puissant que nous. S’il ne le fait pas, je pourrai au moins m’asseoir sur le trône de Xénon et régner sur un territoire bien plus grand qu’aujourd’hui, et tous les autres royaumes d’ici-bas me feront allégeance. Il faut donc que je me prépare à partir en voyage pour aller chez Jahangir, je passerai par les souterrains de ce monde, puisque tel est le royaume que je connais le mieux. 

 

Roxelle se regardait dans un miroir avec satisfaction. La colère l’avait stimulée, elle avait retrouvé l’apparence d’une belle femme, et son plan était arrêté. Pas un instant ne lui vinrent à l’esprit les premières difficultés qu’elle rencontrerait pour mener à bien un tel stratagème, ni la distance qui la séparait de Jahangir, ni même où il se trouvait.

 

Tandis que Roxelle préparait son départ, tout en haut de la montagne Rose avait grandi depuis le départ des princes. Generibus lui avait transmis une grande partie de son savoir, elle pouvait désormais écrire et déchiffrer plusieurs langues dont certaines étaient très anciennes. L’oeuvre de Generibus n’était toujours pas achevée, il n’avait pas trouvé la preuve de l’illégitimité de Xénon qu’il cherchait.

 

Depuis bien longtemps, Rose pensait que c’était une quête inutile mais n’en disait rien pour ne pas blesser son vieux maître. Elle passait du temps chez le cartographe et chez l’astronome, et apprenait tous les savoirs qui pouvaient lui être enseignés au château. Elle savait désormais se diriger dans la nuit grâce aux étoiles, et avait mémorisé la carte du monde presque par coeur. Malgré sa croissante érudition, elle avait gardé sa simplicité de coeur et respectait toujours son vieux maître qui avait transformé sa vie.

 

Elle venait rendre visite à Generibus un soir lorsqu’elle sentit dans les couloirs du château une odeur de brûlé. En passant dans les corridors, elle s’aperçut que les miroirs sans tain étaient noircis et comprit aussitôt qu’il y avait un incendie dans la bibliothèque du vieux généalogiste. Sans plus réfléchir, elle se précipita dans le fonds d’une armoire et actionna le mécanisme secret pour entrer dans le labyrinthe. Une odeur pestilentielle la prit à la gorge et elle pénétra dans les couloirs emplis de fumée. Elle posa son mouchoir devant son nez et sa bouche et se mit à courir pour tenter de sauver le vieil homme enfermé au milieu du brasier. Elle le trouva étendu par terre, quasiment asphyxié par les émanations de tous les livres et parchemins qui brûlaient autour de lui.

 

Les flammes montaient jusqu’au plafond et dévoraient tout sur leur passage avec un bruit terrifiant. Rose s’agenouilla auprès de Generibus dont les yeux étaient exorbités et le visage inondé de larmes, il agonisait en voyant l’oeuvre de sa vie détruite et tout son travail aboli en quelques minutes. Il regarda un instant Rose avec des yeux déjà tournés vers l’autre monde, et brusquement il expira. Il serrait dans sa main une boussole dont Rose s’empara comme  dernier souvenir précieux de cet homme qui l’avait prise sous son aile. Elle  trouva dans un repli de son habit un petit morceau de papier plié en quatre qu’elle mit dans l’une de ses poches.

 

Il y eut soudain une explosion qui la fit bondir suivie d’un bruit de verre cassé. En un éclair, Rose comprit que l’un des miroirs avait dû se briser et que la cachette de Generibus ne resterait plus longtemps secrète. Jetant un dernier coup d’oeil à la bibliothèque dévastée, elle aperçut par terre un morceau de torche calcinée qui avait dû tomber et provoquer l’incendie. Sur la table de travail, se trouvaient les fragments recroquevillés de l’arbre généalogique qui avait pratiquement entièrement disparu. Rose les laissa finir de se consumer, à quoi bon chercher à destituer Xénon désormais ? Elle se mit à courir vers la sortie du labyrinthe pour sortir de l’enfer et ne pas succomber à son tour à l’asphyxie.

 

Quand elle se retrouva dans les corridors du palais, des serviteurs couraient dans tous les sens sans rien faire d’utile, complètement paniqués. Une épaisse fumée noire s’échappait d’un trou dans le mur qui avait jadis été un miroir, tout le monde hurlait de peur. Rose s’éclipsa discrètement en serrant contre elle ses trésors. Elle alla précipitamment les cacher dans un petit coffre dans sa chambre, située dans une aile éloignée du palais où elle habitait avec sa mère, et qui n’était pas touchée par l’incendie.

 

Quand elle revint sur les lieux du sinistre, quelques serviteurs tentaient de lancer des seaux d’eau sur les flammes pour éteindre le feu et les habitants étaient évacués dehors. Xénon était fou furieux, il marchait en long et en large dans la cour en jurant bien haut et fort qu’il punirait de mort les coupables de ce crime. Rose pensa avec tristesse que le pauvre Generibus avait déjà payé de sa vie l’accident.

 

Le feu dura toute la soirée et toute la nuit, les fumées noires sortaient de toutes les fenêtres et meurtrières de cette partie du château. Au matin, les émanations pestilentielles et les gaz délétères s’estompèrent dans le bleu du ciel. Il fallut attendre deux jours avant de pouvoir entrer dans le château ravagé où se consumaient encore des braises rougeoyantes. Seuls quelques serviteurs habilités pénétrèrent dans le donjon pour faire un état des lieux. L’incendie s’était éteint de lui-même faute de combustible quand toute la bibliothèque fut consumée. Les vapeurs toxiques avaient continué à s’évacuer et la chaleur et les odeurs dans les pièces étaient infernales. Des murs de pierre avaient éclaté sous l’effet de la température et des ouvertures béantes étaient visibles dans les couloirs et même sur les parois extérieures du château. La chambre du roi par miracle avait été préservée, mais le miroir épais qui ne s’était pas brisé était devenu totalement noir. D’autres pièces n’avaient pas été épargnées, et les flammes y avaient tout détruit.

 

Xénon fit lui-même le tour des salles pour constater les dégâts et découvrit le lieu d’origine du brasier. Sidéré de l’existence de couloirs secrets dont il n’avait jamais entendu parler, il pénétra dans la bibliothèque et vit par terre les restes d’un corps calciné recroquevillé sur lui-même.

 

  • Qui est-ce ? demanda-t-il à Moorcroft qui le suivait comme habituellement.
  • O Xénon, mon roi, Il se dit ici que c’est Generibus, le vieux fou. Il se cachait dans cette pièce et nous épiait, il y avait des miroirs partout le long des couloirs et dans les pièces. Il pouvait écouter tout ce que nous disions.   
  • Mais alors, dit Xénon à voix basse, il savait tout de nos machinations ?
  • Oui, ô votre majesté suprême, répondit le conseiller en chuchotant à son tour. Absolument tout.
  • Et crois-tu qu’il ait parlé à quelqu’un et que nos secrets aient été  éventés, toutes nos dissimulations j’entends ? Et mes fils sont-ils partis en sachant que je ne voulais pas les voir revenir ?
  • Ô Xénon, mon roi, je pense que tes fils savaient que tu les envoyais à la mort. Ils ont fait leurs adieux à leurs amis.
  • Hum, cela ne me plait guère. Et de quand datent ces passages secrets ?  demanda encore Xénon.
  • Ces corridors et ces pièces existent depuis la construction du château, ô Xénon, répondit le conseiller. Ils ont été construits dès l’origine et forment un vrai labyrinthe au coeur du château. Tout ça est très ancien, le savoir s’était perdu.
  • Et comment ce généalogiste avait-il fait pour s’y installer ? insista Xénon.
  • Generibus avait dû découvrir l’existence de ces passages dans l’un de ses vieux livres, c’était peut-être écrit dans un langage crypté qu’il a su déchiffrer, et il s’est bien gardé d’en parler à quiconque. Il était trop content de nous observer sans que personne ne le sache. Il a toujours été étrange, il voulait tout savoir sans être vu et fouillait partout à la recherche d’informations qui n’intéressaient que lui.
  • Tu en sais des choses sur lui, vieux cloporte bossu. Tu ne l’aimais pas, dis-moi, ce Generibus, dit Xénon d’un ton moqueur, il aimait voir la haine suinter du visage de Moorcroft et jaillir le venin de sa bouche tordue.
  • Personne ne l’aimait, il savait trop de choses sur tout le monde, et les gens ne pardonnent pas ceux qui connaissent leurs secrets les plus intimes.
  • A commencer par toi, vermisseau de basse souche, lie de l’humanité, coupa Xénon qui éclata d’un rire tonitruant. Ah ! je t’y prends à jouer les effarouchés, toi qui traîne sans cesse dans les couloirs pour écouter les secrets des uns et des autres !
  • C’est pour mieux vous servir mon maître, répondit Moorcroft d’un ton mielleux tout empli de rancoeur.

 

Cependant Xénon était contrarié d’avoir été espionné par un vieil excentrique. Nul dans son château ne connaissait l’existence de passages cachés conçus pour espionner, hormis ce généalogiste dont on ne lui avait pas dit le plus grand bien. Il avait découvert des choses qu’il aurait mieux valu tenir secrètes, surtout le crime hautement répréhensible d’avoir volontairement envoyé ses fils à la mort.

 

  • Mais il est n’est plus de ce monde, et il était toujours tout seul, personne ne lui connaissait d’amis, dit Moorcroft pour rassurer le roi. Vos secrets sont bien gardés dans sa tombe, ô Xénon.
  • Tu crois, espèce de cloporte farceur, je n’en suis pas sûr du tout, répondit Xénon. Nous allons enterrer ce vieux fou dans le cimetière à l’extérieur du palais. Il faut cacher à mon peuple servile le fait que nous ne connaissions rien de ces passages secrets, je ne veux pas être ridiculisé. Je fais faire reconstruire cette aile du château à l’identique, et cette fois, c’est moi qui serait l’espion !

 

Ce qui restait du corps de Generibus fut inhumé dans le petit cimetière du palais. Rose suivit le cortège et vint déposer des bouquets de fleurs sauvages au pied de la stèle où était simplement gravée l’inscription : Ici repose Generibus, Généalogiste.

 

Xénon convoqua ses architectes, maçons et charpentiers, et une activité débordante anima le château pour sa reconstruction. Le roi félon avait l’intention de faire mourir tous les ouvriers qui connaîtraient les passages secrets, mais il se rendit vite compte que ces meurtres ne seraient pas populaires et que cela n’empêcherait pas les gens de parler. Il suivait les travaux avec attention, s’intéressant pour une fois à quelque chose avec passion.

 

Tandis que le palais retrouvait son état normal et une intense activité, Rose s’interrogeait beaucoup. Elle avait déchiffré le papier trouvé dans la poche de Generibus, qui était une suite de notes visiblement recueillies dans des livres. Elles décrivaient l’existence d’arbres de paix qui poussaient en haut d’un volcan lointain. Malheureusement il semblait que ces arbres étaient en voie d’extinction, les derniers descendants de l’espèce se mouraient et auraient bientôt disparu. Generibus précisait que si la légende était vraie, il était temps de procurer des graines avant que le dernier arbre de paix ne meure tout à fait. Comme habituellement, l’idée de Generibus était restée au stade de l’idée.

 

Rose rendit visite à la bibliothèque qui se trouvait dans une tour attenante au château, pour y parcourir des archives entassées depuis la nuit des temps. Dans un vieux grimoire, elle découvrit quelques informations sur cette légende ancienne. Il était dit qu’on pouvait recueillir les graines de ces arbres et les planter n’importe où pour en faire pousser de nouveaux, et que leur présence faisait régner la paix dans les royaumes. A cette lecture, Rose comprit que le jour où il n’y aurait plus d’arbres de paix, la guerre gagnerait tous les pays de l’univers, et que les créatures vivantes et les hommes s’entretueraient jusqu’au dernier. Ce serait la fin du monde. Cette prise de conscience la bouleversa tandis qu’elle regardait par la fenêtre de la bibliothèque les enfants qui jouaient dehors dans la cour du château.

 

Rose se souvenait d’une légende qu’elle avait entendue quand elle était petite. Elle avait un jour dans une cuisine écouté les servantes qui parlaient d’un arbre aux grands pouvoirs de paix. C’était le temps où Girolam et Tizian se battaient sans cesse, il y avait beaucoup de morts dans les combats entre les soldats des deux frères, et aussi des champs massacrés, des fermes et des maisons brûlées et mises à sac, des femmes violentées. A cette époque, tous les habitants du royaume voulaient que les carnages inutiles cessent et rêvaient d’un pays en paix. L’histoire des filles de cuisine ressemblait à un beau rêve, et Rose y avait cru avec son coeur d’enfant innocent. Mais les servantes s’étaient moquées d’elle quand elle avait voulu en savoir plus, elle s’était sentie terriblement humiliée et s’était sauvée en courant. Rose était têtue, elle s’était juré de ne jamais oublier la légende merveilleuse et de connaître un jour la vérité.

 

L’évocation de ce vieux souvenir acheva de la convaincre, l’arbre dont parlait les filles de cuisine était forcément l’arbre qui figurait sur la carte de Generibus, ce n’était pas qu’une histoire. Les temps avaient changé. Depuis que les princes étaient partis, le calme était revenu dans le royaume et Rose avait presque oublié le conte de l’arbre enchanté. Mais la paix était une chose fragile, il y avait matière à la consolider partout et sans cesse.

 

Elle réalisait aujourd’hui en voyant le minuscule dessin sur la carte qu’elle savait désormais où trouver les graines de l’arbre magique. Aussi décida-t-elle à cet instant que la quête de cet arbre deviendrait le but de sa vie, il lui fallait partir à sa recherche grâce à l’aide des notes de Generibus, il y avait urgence.

 

Rose se sentait investie d’une mission qui donnait un sens à son existence, bien plus importante et cosmique que de chercher à destituer Xénon comme le voulait Generibus. Il lui fallait partir en voyage et trouver les arbres de paix sur le volcan. Elle ramènerait les graines qu’elle planterait un peu partout pour faire régner la paix dans le monde. Elle se promit d’en faire pousser une dans la cour du palais. Bien sûr c’était un peu utopique et il faudrait des années voire des siècles pour que les arbres poussent. Mais qui ne tente rien n’a rien, et Rose devait faire quelque chose, elle ne pouvait pas rester là sans rien faire alors qu’une solution existait. Tout était si abracadabrant dans ce palais, il ne s’y passait jamais rien, personne ne s’inquiétait des menaces de guerre ni ne cherchait des moyens d’y remédier, on attendait que les choses passent et on reprenait la vie d’avant, comme cela s’était passé pour l’incendie. On enterrait les morts, on reconstruisait, on replantait et on oubliait les souffrances du passé et les drames. Mais ce n’était plus supportable pour Rose, elle décida de partir le lendemain, et emmenerait son chien Poil Noir avec elle. Nul ne se préoccupait d’elle, pas même sa mère qui l’avait toujours ignorée, nul ne la regretterait, et elle serait vite oubliée.

 

Grimpant à l’étage supérieur de la tour des archives, elle se rendit chez le cartographe. Elle étudia la carte pour repérer l’emplacement et trouver le chemin pour aller au volcan où se trouvait l’arbre. Elle s’était souvenue de la petite tache de sang qui se trouvait sur la carte du vieux généalogiste et qui avait hélas brûlé dans l’incendie, et avait rapidement pu faire le lien avec les notes de Generibus. Il avait laissé des indices pour repérer l’endroit, qu’elle mémorisa. Avec son doigt, elle suivit le chemin sur la carte et tout le trajet s’imprima dans sa mémoire jusqu’au volcan où poussait l’arbre.

 

Elle fit son baluchon le soir même, ajouta la boussole du généalogiste à ses maigres trésors, et le lendemain matin, à l’aube, dès que le pont levis fut abaissé pour laisser passer les flux de paysans et de marchands, elle prit la route, avec Poil Noir. C’était un gentil bâtard comme elle, tout frisé, il la suivait joyeusement tandis qu’elle descendait la pente abrupte et caillouteuse.

 

En chemin elle croisait des fermiers qui montaient avec des mules chargées de provisions vers le sommet et leur souhaitait le bonjour avec un grand sourire. Elle en connaissait certains qui se demandèrent ce qu’elle pouvait bien faire à cette heure sur le sentier, mais nul ne se posa beaucoup de questions, chacun avait bien trop à faire avec ses propres soucis.

 

Rose arriva sans encombre en bas de la montagne en fin de matinée, il faisait un temps radieux et elle avait pu admirer pendant la descente la beauté du paysage de montagnes, les cascades qui éclaboussaient la nature de myriades de gouttelettes irisées. Elle avait eu envie de cueillir des bouquets de fleurs sauvages. Oui, mais cela n’aurait servi à rien, car elle ne les aurait rapportées nullepart, elle n’avait plus de maison désormais.

 

Elle prit la direction opposée à celle qu’avait empruntée Tizian et Girolam plus de deux ans auparavant et s’élança sur le chemin, avec ses petits pieds peu protégés dans des chaussons. Elle avait déjà réalisé qu’il lui faudrait des chaussures plus adaptées à la marche, et se disait qu’elle en trouverait bien en route et qu’il ne fallait pas s’arrêter pour si peu.

 

Elle marcha tout le jour, et quand l’obscurité tomba, elle se trouva soudain très seule au milieu du chemin, sans rien à manger, avec le froid qui tombait. Elle était bien fatiguée car elle n’avait pas l’habitude de marcher autant, elle avait faim et soif, et Poil Noir n’avait plus d’entrain, il la suivait derrière lentement en traînant la patte. Elle aperçut au milieu des champs la silhouette massive d’une ferme dont les fenêtres étaient éclairées, et se décida vite à se diriger vers l’entrée de la maison.

 

  • Tu vois, Poil Noir, dit-elle à son chien, il ne faut pas s’en faire, on trouve toujours le moyen de s’en tirer. Regarde, nous allons pouvoir manger, boire et dormir ici.

 

Rose traversa la cour et vint frapper à la porte de la ferme qui fut ouverte par une créature revêche.

 

  • Ah ça bon, dit la femme, qu’est-ce que tu fais là petite, à traîner à cette heure par la route, quand il y a tant de mauvaises personnes qui la parcourent ? D’où viens-tu, tu t’es perdue ?

 

Rose avait une histoire toute prête à raconter pour que personne ne soupçonne qu’elle s’était enfuie du château de Phaïssans.

 

  • Bonsoir, répondit-elle, je dois retrouver ma mère à la ville voisine. Nous sommes parties toutes les deux, mais je marchais trop lentement, alors elle est partie devant et je n’ai pas pu la rejoindre ce soir. Je suis épuisée, pouvez-vous m’accueillir moi et mon chien ?      
  • Ta mère n’est pas prudente de t’avoir laissée toute seule, tu aurais pu te faire attraper et molester par un malandrin, ou même pire, une belle petite fille comme toi ! Et regarde ce ne sont pas des chaussures ce que tu as à tes pieds, on dirait qu’ils sont en sang, dit la fermière.
  • Ce n’est pas grave, maman soignera mes pieds demain, fit Rose en constatant avec dépit que ses chaussons étaient en loques et ses pieds ensanglantés.
  • Entre donc, je vais te donner quelques restes qui sont encore chauds.

 

Rose pénétra dans la cuisine de la ferme où se trouvait une joyeuse tablée qui finissait de manger. Elle salua tout le monde, tandis que la fermière lui indiqua où s’asseoir près de la cheminée et lui tendit une cuvette d’eau pour qu’elle se lave les mains et les pieds. Elle lui donna ensuite une écuelle de soupe avec des morceaux de pain, que Rose partagea discrètement avec Poil Noir et un gobelet de vin coupé d’eau. Rose rapporta la gamelle et la chope vides et proposa à la fermière de l’aider pour la remercier de son hospitalité.

 

Tandis qu’elle nettoyait les écuelles, les gobelets, et grattait le fond des pots où avaient cuit les plats, Rose observait tout ce qui se passait autour d’elle. Malgré sa fatigue, elle se sentait heureuse et vivante, dans un monde en marche, et non plus dans l’indifférence aux choses qui régnait partout au palais. Les gens de la ferme parlaient de leur journée de travail, des récoltes, du temps qui n’était jamais celui qu’on attendait, toujours trop humide, trop sec, trop chaud, trop froid, …. Il y avait de bons gros rires et une convivialité qu’elle partageait sans en faire tout à fait partie.

 

Lorsqu’elle eut finit, la fermière lui donna un pot en terre cuite qui contenait de la compote de pommes. Rose trouva que c’était le meilleur dessert qu’elle eût jamais mangé. Elle vint ensuite s’étendre près du feu pour dormir, dans une petite alcôve, sur un tas de paille recouvert de vieux tapis de laine. Poil Noir s’y était déjà réfugié, roulé en boule et assoupi. 

 

Le lendemain matin à l’aube, Rose en se réveillant vit la fermière qui était déjà au travail, elle avait nettoyé l’âtre et mettait à chauffer un chaudron après avoir rallumé le feu. Il faisait une douce chaleur tout près des flammes, et Rose se sentait un peu paresseuse à cette heure si matinale. La fermière s’approcha d’elle et lui dit :

 

  • Petite, lève-toi, si tu veux je peux te donner un travail qui m’arrangerait, et je te payerai avec une paire de souliers, j’ai des poulaines en cuir dont je ne me sers pas, je te les donnerai. Ainsi tu n’abîmeras pas tes pieds en marchant. Et puis je te donnerai à manger et tu pourras dormir ici près du feu.
  • Mais combien de temps durerait ce travail ? ma mère va m’attendre à la ville voisine, elle s’inquiétera si je ne viens pas, répondit Rose en mentant à nouveau.
  • Ce ne sont que quelques jours, argumenta la fermière, tu pourras partir après. Et puis ta mère ne compte pas beaucoup sur toi, elle t’a laissée toute seule sur la grande route, et ce n’est pas prudent pour une petite fille. Il y a du vilain monde sur les chemins par ici.
  • D’accord, dit Rose qui comprenait qu’elle avait vraiment besoin de chaussures, quelques jours pour vous rendre service et avoir de bonnes chaussures ne me font pas peur.
  • Marché conclu, reprit la fermière. Voici l’affaire, peux-tu cueillir et ramasser toutes les pommes de mon verger, et les disposer sur des claies dans mes greniers ? Je n’ai pas le temps ni la force de les récolter moi-même avec tout le travail ici à la ferme.
  • Je vais le faire, répondit Rose, sans même connaître la taille du verger ni la charge de travail.
  • Tu peux commencer tout de suite. Et comment t’appelles-tu belle enfant, dit encore la fermière ?
  • Marie, fit Rose sans toutefois comprendre pourquoi elle n’avait pas voulu dire son vrai prénom à la femme, sans doute pour garder le secret de son voyage plus longtemps et ne pas laisser de traces derrière elle. Mais aussi peut-être parce que la femme ne lui inspirait pas une totale confiance.

 

Elle ramassa des paniers d’osier qui s’empilaient dans un coin de la grande salle, et s’en fut dans le jardin pour la récolte des pommes. Elle virevoltait autour des arbres et ramassait les fruits tombés, ou bien posait une échelle rudimentaire sur un tronc penché et grimpait vite en haut de l’arbre pour cueillir les fruits mûrs. Elle se sentit soudain fatiguée et s’assit sur l’échelle pour se reposer, Poil Noir tout joyeux gambadait autour d’elle. Ce fut à ce moment là qu’elle éprouva une étrange sensation. Elle était en train de rêvasser à regarder le ciel sans plus s’occuper des pommes quand elle vit la fermière courir dans le verger et se mettre à l’appeler. Rose n’avait qu’une envie, se cacher pour ne pas se faire attraper en flagrant délit de rêverie, aussi récita-t-elle dans sa tête sans y croire la formule d’invisibilité que lui avait appris Generibus. Elle constata avec étonnement que la fermière ne semblait pas la voir alors qu’elle venait de s’arrêter juste devant elle.

 

Rose réalisa soudain qu’elle avait peut-être réussi à devenir transparente comme le lui avait enseigné Generibus, alors qu’elle n’avait jamais pu le faire avant. Elle éprouva un bonheur sans limite, avoir été capable de mettre en oeuvre l’art de son maître, quel événement incroyable ! Rendant hommage au vieux généalogiste disparu, elle se tut et ne bougea pas de son échelle, jusqu’à ce que la fermière s’en retourne vers sa cuisine en maudissant cette fille paresseuse.

 

Aussitôt Rose bondit sur ses deux pieds et dissipa le sort avec la formule inverse. Elle courut vers la fermière en colère pour se faire pardonner.

 

  • Vous me cherchiez, maîtresse, j’étais partie ramasser une pomme qui avait roulé loin dans l’herbe.
  • Tu es une belle menteuse, Marie, dit la fermière. Continue ton travail, sinon il te faudra plus de temps que prévu pour cueillir toutes mes pommes, la pluie viendra et me les gâtera. J’en ai besoin pour faire le cidre qui nous servira de boisson pour l’hiver, on n’a pas tant de vin par ici. Allons, ouste, au travail.
  • A vos ordres, maîtresse, répondit Rose en s’éloignant en courant.

 

Au moment du dîner, quand elle eut fini d’étaler sur les claies dans le grenier les pommes cueillies ou ramassées, Rose relança le sort pour vérifier qu’elle pouvait le réussir à volonté, et pénétra dans la cuisine de la ferme sans se faire voir. Elle entendit la fermière qui parlait d’elle à voix basse avec son époux et s’approchant, écouta ce qu’ils disaient :

 

  • Cette petite est rude à la tâche. Je lui ai promis des chaussures si elle me récolte toutes les pommes du verger. Mais je m’en vais prolonger son séjour, avec d’autres tâches, le prix a augmenté. Elle n’est pas prête d’avoir ses chaussures, et puis finalement elles me plaisent toujours, pourquoi je les lui donnerais ? Je ne suis pas là pour faire la charité à la moindre gamine venue réclamer du travail.
  • Tu as raison, femme, répondit le fermier qui semblait un brave homme, mais qui ne l’était pas finalement. Cela fait une bouche de plus à nourrir, même si elle abat un bon travail. Il faut qu’elle mérite son salaire. Et puis si elle ne cueille pas les pommes assez vite, un bon coup de balai dans les jambes, ça vous remet les brebis égarées dans le bon chemin.

 

A ces paroles, Rose sentit un flux de dégoût lui monter dans la gorge. Elle se sentie abusée et humiliée par les fermiers, alors qu’elle-même avait respecté le marché conclu avec eux. Elle se promit de finir la cueillette des pommes et de s’enfuir en emmenant les chaussures. Lorsqu’elle s’en retourna pour de bon dans la cuisine quelques minutes plus tard, elle affichait le visage souriant et gai d’une personne qui a accompli sa tâche le mieux possible et en est satisfaite. Les fermiers n’auraient jamais pu imaginer ce qu’elle pensait d’eux alors qu’elle les regardait de ses grands yeux innocents.

 

A ce moment précis, un grand fracas retentit sur la route qui bordait l'extrémité de la cour de  la ferme. Tous se précipitèrent dehors et virent arriver, emmenée par une princesse intrépide montée en amazone, une horde de cavaliers et cavalières qui s’arrêta devant le portail d’entrée de la ferme.

 

  • Voilà encore la princesse Maroussia qui fait des siennes, grommela la fermière. Si elle traverse nos champs au galop, elle va tout écraser les récoltes. Ah, elle n’est pas bien maligne cette fille-là, malgré toute sa beauté.
  • Maroussia n’était-elle pas la fiancée du prince Girolam ? demanda Rose.
  • Si, mais il est parti depuis si longtemps, elle s’est bien consolée depuis, va ! Elle s’est même mariée à un prince d’un royaume voisin, mais elle n’est jamais avec lui, à croire qu’elle le trompe effrontément. Elle se déplace toujours avec ses amis, elle ne peut pas rester seule, du moins c’est ce qu’on dit d’elle.

 

Rose contemplait la cavalière qui caracolait sur son cheval magnifiquement harnaché, elle parlait fort et riait sans arrêt. Elle déplut tout de suite à Rose, qui pensa que le prince Girolam avait finalement eu de la chance de ne pas l’épouser. Soudain, Maroussia poussa un grand cri, partit d’un rire un peu fou et éperonna son cheval qui s’élança au galop sur la route. Toute la petite troupe la suivit et souleva un nuage de poussière derrière elle.

 

  • Allons bon, dit encore la fermière, nous voilà débarrassés de cette mauvaise graine ! Venez vous autres, c’est l’heure de manger.

 

Ils prirent place autour de la table et la maîtresse de maison servit la soupe, le pain et le cidre aux convives. Après le dîner, la fermière qui était moins intelligente qu’elle le croyait, attira Rose dans sa chambre et lui montra l’emplacement où elle avait rangé les poulaines : dans un coffre au pied de son lit. Il n’en fallait pas davantage pour Rose.

 

Quelques jours plus tard, quand Rose eût terminé la cueillette des pommes, la fermière lui expliqua que le travail de ramassage des pommes était insuffisant pour couvrir le prix des chaussures et qu’elle lui confierait une nouvelle tâche le lendemain. Ce nouveau travail permettrait à Rose de payer le véritable prix des poulaines. Rose acquiesça sans broncher, ce qui surprit agréablement la fermière. Elle se dit que cette fille était docile et finalement bienheureuse d’être à l’abri du besoin dans la ferme, et qu’il faudrait peut être la gâter un peu moins.

 

Le lendemain matin, quand la fermière appela Rose pour le repas du matin et pour lui expliquer sa nouvelle mission, elle eut la surprise de ne voir personne dans l’alcôve, ni dans la cour ni nulle part dans la ferme, Rose et son chien avaient disparu. Elle était furieuse, mais sa colère prit une toute autre dimension quand elle souleva le couvercle du coffre et ne vit plus les poulaines.

 

  • Ah ! la gueuse, s’écria-t-elle, elle m’a volée ! et dire que je l’avais presque prise en pitié alors qu’elle n’a pensé qu’à me rouler ! Elle va me le payer !

 

Elle partit sur la route avec un valet de ferme sur une mule et avançait vite, piquant le dos de la pauvre bête avec une pointe de bois qu’elle avait emmené pour la faire accélérer.

 

Rose entendit arriver la fermière de loin car elle criait et elle pestait après la mule. Elle prit Poil Noir dans les bras et récita la formule. La fermière s’arrêta devant elle et ne la vit pas. Elle était si furieuse que de la bave coulait de chaque côté de sa bouche.

 

  • Comment ai-je pu penser que cette femme était bonne se dit Rose, je me suis bien trompée.

 

Lorsqu’enfin la fermière dépitée se décida à faire demi-tour et à rentrer chez elle, Rose attendit qu’elle eût disparu pour retrouver son apparence normale et continuer sa route. Tout en marchant avec entrain avec Poil Noir à ses côtés, elle ne pouvait pas s’empêcher de regarder ses belles chaussures et de rire à gorge déployée en se rappelant la tête déconfite de la fermière.

 

  • Je n’ai pris que mon dû, dit Rose, je ne l’ai pas volé, je l’ai gagné en travaillant. En tout cas, j’ai reçu une bonne leçon et je vais la retenir. Fini de faire confiance à n’importe qui. Tu sais Poil Noir, nous nous sommes échappés à temps, ces gens voulaient faire de nous leurs esclaves. Ce que c’est tout de même que la méchanceté et l’avidité !

 

Le chien la suivait en gambadant et en aboyant joyeusement pour approuver tout ce qu’elle disait. Dès qu’elle entendait un bruit de galop au loin, elle se cachait dans les herbes des fossés avec Poil Noir, ou bien le prenait dans ses bras et récitait la formule magique. Ils marchèrent toute la journée et quand la nuit fut venue, ils trouvèrent un petit abri contre un tronc couché par terre. Rose mangea des fruits tombés des arbres sur le bord des chemins, Poil Noir attrapa quelques mulots des champs, et ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre pour se tenir chaud.

 

Les jours suivants ressemblèrent à celui-là, et Rose et Poil Noir avançaient toujours vers la ville et dormaient dans les champs ou à l’orée des bois. Les belles poulaines étaient couvertes de poussière, mais elles protégeaient merveilleusement les pieds, Rose n’avait jamais vu de chaussures aussi belles, en cuir avec l'extrémité pointue mais pas trop longue, elle ne cessait de les regarder avec admiration. Elle se rappelait qu’elle les avaient gagnées grâce à son travail !

 

Enfin les murs de la ville apparurent à l’horizon et petit à petit ils aperçurent les hauts remparts et les tours qui se dressaient au milieu des champs de blés. Rose préféra faire le tour de la cité sans y pénétrer, son aventure à la ferme l’ayant aguerrie, elle n’avait pas envie de rencontrer des gens mal intentionnés. Elle se faufila au milieu des champs et des meules, et atteignait un petit bois protecteur quand elle entendit quelqu’un l’appeler.

 

  • Holà ! qui es-tu qui va par là ? dit une voix juvénile.

 

Rose se retourna pour voir son interlocuteur, et découvrit un jeune homme assis sur un âne qui avançait tranquillement sur un petit sentier.

 

  • Je m’appelle Rose, répondit-elle, et je viens de quitter la ville, je vais rejoindre ma mère. Et voici mon chien, Poil Noir, c’est le plus fidèle des compagnons.
  • Ah ça, fit le petit personnage, Rose est un joli prénom et il te va bien car tu es très jolie.
  • Merci, s’exclama Rose en riant de plaisir, heureuse de pouvoir à nouveau parler avec quelqu’un et de ne plus s’exprimer toute seule à haute voix. Et toi, qui es-tu ?
  • Je suis Olidon, apprenti sorcier. Je vais par les monts et les vaux, à la recherche d’un professeur. Je connais quelques sorts, et je sais faire quelques potions que m’avaient apprises mon grand-père, qui m’a élevé. Mais il est mort, alors je suis seul au monde, sans attaches, et je voudrais apprendre un bon métier.
  • Mais pourquoi sorcier, et pas cordonnier ou boulanger ? demanda Rose, étonnée.
  • Sorcier est beaucoup plus amusant ! rétorqua Olidon. Et je ramasse aussi des plantes, j’en ai plein ma besace, j’adore cueillir les fleurs. Et voici mon âne, Fleur de Coton, il appartenait à mon grand-père, alors je suis parti avec lui.
  • Et d’où viens-tu ? questionna encore Rose.
  • D’un pays pas tout près d’ici, au delà des collines, j’ai déjà pas mal cheminé, mais je n’ai rien trouvé, pas de professeur ni d’école, et ma foi, j’ai grand faim.
  • Moi aussi j’ai faim, mais je ne veux pas rester près de la grande ville, je veux d’abord m’éloigner et me mettre à l’abri, poursuivit Rose.
  • Ah bon, je me disais que dans une grande ville on trouvait à manger et pour dormir.
  • Si tu as de l’argent, oui, mais ce n’est pas mon cas.
  • Ah ! ce n’est pas mon cas non plus, je n’ai même pas une piécette. Je bois de l’eau de source et je mange des fruits ou des noisettes.
  • Tout comme moi, dit Rose.
  • Et mon âne broute l’herbe des champs ou au bord des chemins. Je suis parfaitement heureux ainsi, mais bien sûr c’est l’été, il ne fait pas froid et on trouve tout en abondance. Dis-moi, Rose, est-ce que ça te dirait qu’on fasse un petit bout de chemin ensemble ? j’en ai un peu assez d’être si seul avec mon âne, et je voudrais bien de la compagnie. Qu’en dis-tu ?
  • Je serais d’accord, répondit Rose, mais je sais où je vais et je ne sais pas si c’est la direction où toi tu veux aller.
  • J’irai où tu iras, affirma Olidon, tu verras, je suis un compagnon très sympathique, et regarde mon âne, il a un petit instrument à cordes en forme de poire accroché sur dos. Je sais en jouer, encore un enseignement de mon grand-père, c’était sa guiterne. Je pourrai te chanter des airs pour te distraire.
  • C’est magnifique, dit Rose en battant des mains, quelle chance de t’avoir rencontré !
  • Alors je te suis, Rose, où allons-nous ? Ta mère est-elle loin ?
  • Par ici, dit Rose en montrant le chemin. Nous verrons ma mère quand il sera temps.

 

Et les deux nouveaux compagnons s’en furent, marchant tranquillement l’un à côté de l’autre et se racontant leurs vies. Olidon fut ravi d’apprendre que Rose savait lire et écrire, il avait quelques livres dans ses sacs qu’elle pourrait dévorer si l’envie l’en prenait.

 

  • Quelle richesse on trouve dans les rencontres, disait Rose, ce n’est que du bonheur.
  • C’est ma foi vrai, répondait Olidon, je suis moi aussi bien content d’avoir croisé ta route.

 

Rose se servait de la boussole de Generibus en faisant appel à sa mémoire de la carte, et guidait Olidon sur des chemins de traverse. Tandis qu’ils se dirigeaient avec détermination vers le volcan qui abritait les derniers représentants de l’arbre de paix, le messager de Vallindras arriva au château de Phaïssans. Il venait demander au roi Xénon de participer au conseil des seigneurs de tous les royaumes, organisé par Matabesh pour se prémunir contre l’attaque de Jahangir. Le messager grimpa en haut de la montagne à une si grande vitesse pour obéir aux ordres de son roi que son cheval s’écroula mort foudroyé en haut de la pente, tant il avait été cravaché. Xénon trouva ce messager stupide, et lui donna pour réponse qu’il ne croyait pas un instant à une menace d’invasion par les armées de Jahangir, que la puissance de ce magicien était une légende, voire même une supercherie. Il se souvenait que Jahangir n’avait jamais été très doué en sorcellerie quand il était apprenti magicien dans l’école de son royaume. En conséquence, Xénon congédia sans plus réfléchir le messager qui repartit à pied, humilié par son échec et la mort de son cheval, presque prêt à se venger de l’insulte. Il devrait avertir son roi du refus de Xénon, et savait déjà que la colère de Matabesh s’entendrait d’un bout du pays de Vallindras à l’autre. 

 

Quant à Roxelle, elle était partie en compagnie de ses meilleures amies, de vieilles femmes bossues et chevrotantes, dans une sorte de carrosse tiré par des chevaux noirs dont on avait couvert les yeux. Les mégères riaient  sans arrêt dans l’habitacle du carrosse, bien souvent sans raison, et ne savaient pas quelle était la direction suivie par le cocher. Il n’avait lui même aucune idée de là où il allait, n’ayant pas été informé du but du voyage. Roxelle n’avait pas préparé son itinéraire, imaginant qu’elle saurait trouver son chemin dans les dédales souterrains du monde des ténèbres, elle avait seulement pensé à remplir des monceaux de malles mais n’avait emmené aucune carte. Quand au bout d’un moment il fallut se rendre compte qu’ils étaient complètement perdus et qu’ils tournaient en rond, Roxelle dut ordonner au cocher de sortir le carrosse à l’air libre par la première ouverture et c’est ainsi que l’équipage se retrouva de l’autre côté du lac, sur les eaux duquel trônait la ville de Girolam.

 

Furieuse de s’être ainsi humiliée devant ses amies, Roxelle ordonna la traversée du lac en bateau et le retour immédiat à son palais. Pour atténuer sa colère, elle demanda à son arrivée que soit organisée une fête pour oublier tous ces désagréments. Ses amies qui n’étaient pas bonnes riaient sous cape de sa déconfiture.   

 

A cause de ses accès de colère, sa beauté recouvrée s’était à nouveau flétrie, et quand elle descendit dans son laboratoire pour chercher une consolation au milieu des ses grimoires et de ses alambics, elle vit un reflet atroce dans son miroir. Ayant brusquement réalisé que c’était sa propre image, elle poussa un grand cri et remonta dans sa chambre aussi vite qu’elle était descendue, pour se maquiller avec outrance et cacher sa laideur à ses yeux et aux yeux du monde.

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haroldthelord
Posté le 14/06/2021
Salut

Donc si j’ai bien compris avec la magie de la colère, tu deviens belle.
Je note aussi qu'il faut trouver la méthode de langue de Rose parce qu’en quelques temps tu maîtrise grave.
Comme le temps passe vite déjà deux ans et Jahangir n’a toujours pas attaqué le royaume.
Mais qu’est-ce qu'il fout ?
Belisade
Posté le 18/06/2021
Bonjour haroldthelord,

Jahangir prend son temps ... mais si j'en dis plus je spoile ...

Le chemin est long pour parvenir jusqu'à lui, dans le temps et dans l'espace, et pourtant ils progressent toujours vers leur but. Le temps a peu d'importance parce que la pimpiostrelle permet de ne pas vieillir, et l'important c'est qu'un jour Rose et Tizian se rejoignent ... c'est pourquoi l'une vieillit plus vite que l'autre.

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