Dans le royaume lointain de Tchorodna, Tizian, Girolam et leurs compagnons de route passèrent sur le pont levis de la haute porte d’entrée de Skajja et pénétrèrent dans la ville fortifiée. Amédée et Eostrix restèrent à distance des murailles et se cachèrent dans les bois alentours.
Ils laissèrent les chevaux dans une écurie où ils payèrent un jeune palefrenier pour les brosser, changer les fers et les nourrir. Après les longues journées de marche, les chevaux avaient besoin de soins. Tous gardèrent sur eux la pimpiostrelle, cachée au fond de leurs besaces.
Skajja était réputée pour ses énormes forges, où se fabriquaient des armes solides et sophistiquées, avec la meilleure qualité d’acier qui soit, bien supérieure à tout ce qui se faisait à Phaïssans. Des maîtres forgerons fort habiles oeuvraient dans les profondeurs et élaboraient des épées comme nulle part ailleurs. On venait de loin pour leur acheter des estoc, des dagues, des sabres, des flamberges, des lances et autres armes contondantes. Tizian et Girolam étaient excités à l’idée d’admirer de beaux spécimens, et déçus de penser qu’ils n’avaient pas les moyens d’en acheter pour eux. Ils se demandaient ce qu’ils pourraient vendre pour se payer ne serait-ce qu’un coutelas, car ils n’avaient presque plus un sou en poche.
Pendant que Tizian et Girolam se désespéraient de leur pauvreté devant les merveilles qu’ils apercevaient dans les forges, Zilia et Ombeline exploraient la forteresse. Zilia avait pour mission de trouver Zeman et de le convaincre de les suivre, Ombeline s’ingéniait plutôt à enrichir la communauté par des larcins dans les poches des riches habitants.
Zilia parcourait les rues dans tous les sens et regardait les boutiques à la recherche des apothicaires, des herboristes et des soigneurs. Elle traversa un marché où les vendeurs criaient pour vanter leurs marchandises et acheta un petit gâteau au miel à une bonne femme qui n’avait plus de dents. Elle se glissait dans la foule compacte qui tâtait les fruits et les légumes et négociait les prix des volailles, et finit par se réfugier dans une ruelle sombre car l’activité débordante du marché lui faisait tourner la tête. Un peu plus tard, elle se relança au milieu des mégères et gagna une autre venelle au bout de laquelle elle aperçut une échoppe. Au dessus de la porte, un soleil en fer forgé aux branches ondulées encastré dans un cercle se balançait au gré du vent. Sous l’enseigne, elle put déchiffrer les mots Zeman, Herboriste et Guérisseur, et s’avançant jusqu’à la devanture, poussa la porte et entra.
Un homme aux cheveux noirs frisés et à la peau bistre, doté d’un puissant nez aquilin et d’une barbe fournie se tenait au fond de la boutique. Il était vêtu d’une longue robe blanche, ses doigts aux ongles longs et crochus étaient couverts de bijoux et il avait des pendentifs à ses deux oreilles. Ses pieds nus étaient chaussés de socques et ses yeux noirs brillants semblaient vouloir transpercer quiconque le regardait. L’effet que produisit ce personnage sur Zilia fut saisissant, elle n’avait jamais vu quelqu’un de pareil. Quand il la repéra, Zeman la dévisagea et se mit à sourire, sa grande bouche se fendit d’un bout à l’autre de son visage, dévoilant ses dents parfaites mais fort pointues.
Si elle n’avait pas été convaincue par la nécessité de sa mission, Zilia serait sortie de la boutique car la vision de Zeman ne la rassurait pas sur ses capacités de guérisseur, il ressemblait davantage à un charlatan. Mais elle ne pouvait plus reculer et se décida à parler.
- Etes-vous Zeman, ô noble apothicaire ? demanda-t-elle.
- Pour vous servir, répondit Zeman en penchant le buste.
- J’ai ouï parler de vous dans une province lointaine, et l’on m’a vanté vos qualités de guérisseur.
- Vous êtes bien informée, gente demoiselle, dit l’homme. Et qui êtes-vous donc ?
- Je m’appelle Zilia, fille du roi Xénon, et je viens du royaume des Ténèbres. Je suis venue ici à Skajja avec mes frères à votre recherche.
- C’est un bien grand honneur pour un obscur herboriste, reprit Zeman, légèrement moqueur. Je suis un modeste soigneur, sans grandes ambitions et je suis parfaitement à ma place et heureux dans mon échoppe ici.
- Je crois que vous trompez votre monde et que vous êtes bien plus habile que vous ne voulez le faire croire, répliqua Zilia.
- Mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Vous ne me connaissez pas.
- J’ai grand espoir en vous, messire Zeman.
- Nous y voilà, gente Zilia, que me voulez-vous ? interrogea l’herboriste
- Nous avons besoin de vous pour notre mission, nous devons aller aux confins de l’univers, vaincre un puissant magicien qui veut détruire notre monde pour régner en maître absolu. Il prépare ses armées et il faut l’atteindre avant qu’il ne les lance sur nos royaumes pour les anéantir, expliqua Zilia.
- Qui est donc ce magicien si puissant et si destructeur ? demanda Zeman.
- Il s’appelle Jahangir, avez-vous entendu parler de lui ? répondit Zilia.
- Sa réputation n’est plus à faire, dit Zeman. Et pourquoi vous suivrais-je, qu’ai-je à voir avec votre mission, en quoi vous serais-je utile ?
- Vous pourriez faire partie de notre groupe et nous soigner quand nous nous battrons et que nous serons blessés. Il faut quelqu’un de talentueux, qui sache réagir vite, très vite et avec pertinence, diagnostiquer les maux pendant les combats et trouver le remède ou l’antidote, nous sauver et nous guérir de terribles blessures. Sans un soigneur, nous ne pouvons pas être certains de rester en vie et d’aller jusqu’au bout. Et vous pouvez être ce guérisseur, votre réputation nous a guidés jusqu’à vous.
Zeman caressait sa barbe nonchalamment, s’appuyant sur une table de l’autre main. Son corps longiligne qui flottait dans la robe blanche avait une étrange courbure, comme s’il était désarticulé.
- Et que me donneriez-vous en échange si je consentais à votre requête ? demanda Zeman, en penchant davantage le buste, comme s’il allait se plier en deux.
- Nous ne vous donnerions rien car nous ne possédons pas de richesses, mais nous avons une merveille avec nous, une plante d’une grande rareté qui devrait faire briller vos yeux d’herboriste, osa Zilia avec une certaine insolence.
- De quoi parles-tu, gente Zilia, quelle est cette herbe dont tu te vantes ? demanda Zeman dont la curiosité était aiguisée et qui passa tout naturellement au tutoiement.
- Nous avons de la pimpiostrelle, avoua enfin Zilia. Et je crois que c’est une plante géniale pour un guérisseur.
- En effet, dit Zeman en hochant la tête, vue sous cet angle, ta proposition mérite réflexion. Peux-tu me donner deux jours, pour que je pèse le pour et le contre et que je me décide dans un sens ou dans un autre ?
- Je te donne jusqu’à demain matin, nous n’avons pas de temps à perdre.
- Tu es dure, maîtresse, répondit Zeman. Peux-tu m’apporter une preuve que tu possèdes réellement cette fleur ?
- Non, affirma Zilia, tu dois me me croire, sinon comment pourrons-nous nous entendre en plein assaut si nous ne nous faisons pas confiance aveuglément ? comment pourrai-je être certaine que tu feras tout ce qui est possible pour me soigner si tu doutes déjà de moi ou moi de toi ?
- Tu as raison, ce n’est cependant pas facile, je ne te connaissais pas il y moins d’une heure.
- C’est ainsi. Demain je repasserai, si tes bagages sont prêts nous partirons de suite, notre route est longue, le coupa Zilia sans faire de sentiment.
- En bien c’est entendu, tu as su me convaincre, gente Zilia, je vais remplir mon sac, avec tout ce qu’il faut pour préparer des potions et des onguents de guérison. Reviens demain matin, et procure moi une monture, je n’en ai pas.
- Sais-tu monter à cheval ? demanda Zilia, car nous avons une jument docile qui pourrait te convenir.
- Je préfèrerais une mule, mais si tu n’as rien d’autre …
- A demain donc, dit Zilia en ouvrant la porte de l’échoppe et en se glissant dehors avec légèreté.
Zeman s’approcha de la fenêtre aux vitres opaques et regarda la silhouette de la jeune-fille s’éloigner dans la rue.
- Pimpiostrelle ? s’interrogeait Zeman, de qui se moque-t-on ?
Et ce disant, il fouilla au fond d’un coffre et en sortit un grimoire usé, dont il se mit à tourner les pages avec frénésie.
- Pimpiostrelle, voyons-voir, où te caches-tu fleur miraculeuse ?
Il tomba enfin sur la page qu’il cherchait et poussa un long sifflement en lisant ce qui était écrit à propos de la plante.
- C’est bien ce dont je me souvenais. Cela change tout, c’est extrêmement sérieux.
Sans plus réfléchir, il ouvrit la porte de l’échoppe pour courir après Zilia. Dans la rue, il stoppa net et vit quatre personnes debout l’une à côté de l’autre devant sa vitrine, qui le regardaient.
- Ah, dit-il, vous êtes tous là … Je n’avais donc pas le choix dès le départ...
- Il semble bien que non, répondit Zilia.
- As-tu quelques trésors à nous léguer, nous avons besoin d’or et d’argent pour acheter des armes, les nôtres ne sont pas à la hauteur, lui dit Tizian sans préambule ni ménagement.
- Entrez, répondit Zeman en s’écartant de la porte.
Ils pénétrèrent dans la boutique où Zeman spontanément se mit à retirer tous ses bijoux et les posa sur une table qui servait de comptoir. Puis il ouvrit un coffre d’où il extirpa une cassette, il en souleva le couvercle et y mit les bagues et les boucles d’oreilles qui vinrent rejoindre d’autres parures. Lorsqu’il eut terminé, il tendit la cassette à Tizian tout en passant une bague sans éclat à son doigt.
- Tu peux tout vendre, y compris la cassette, ce sont toutes mes richesses. Je ne garde qu’une bague qui n’a pas de valeur, mais elle a un chaton qui contient une poudre de résurrection. C’est ma bague secrète.
- Merci, très beau geste, dit Tizian en s’emparant de la cassette. Nous achèterons les armes pendant que tu te prépares et nous partirons immédiatement après. Retrouve-nous à la porte du Nord.
Ombeline sortit de ses poches toutes les pièces d’argent et les bijoux qu’elle avait subtilisés, et Tizian les ajouta au contenu de la cassette. Puis les quatre compagnons sortirent et regagnèrent le quartier des forges tandis que Zeman préparait sa besace et fermait sa boutique. Chemin faisant, ils prirent le temps d’admirer l’architecture de Skajja, les murs de pierre, les tours, les donjons, toutes les constructions semblaient solides et prêtes à affronter l’usure du temps.
Quand ils eurent vendu tous les bijoux chez un orfèvre et leurs armes du pays de Phaïssans dans une armurerie, Tizian et Girolam retournèrent aux forges et purent payer deux épées qu’ils avaient repérées lors de leurs pérégrinations antérieures. C’étaient de belles armes, d’une qualité bien supérieure à celles qu’ils avaient auparavant. Ombeline s’était procuré à sa manière une dague ouvragée d’un acier très solide. Zilia, quant à elle, n’aurait échangé son arc pour rien au monde et fabriquait elle-même ses flèches avec des branches qu’elle trouvait sur les chemins et qu’elle taillait le soir au coin du feu, elle n’avait pas besoin des experts orfèvres de Skajja.
Ainsi harnachés avec leurs nouvelles trouvailles, ils se dirigèrent vers l’écurie où ils retrouvèrent leurs chevaux. Ils firent une rapide inspection pour vérifier que rien ne leur avait été volé, et que les bêtes avaient été soignées comme ils l’attendaient. Satisfaits, ils donnèrent une pièce d’argent au palefrenier pour qu’il les oublie aussitôt. Avant de partir, ils achetèrent des provisions de vin et de bière pour changer leur ordinaire. Quelques minutes plus tard, ils menaient leurs chevaux par les rênes pour sortir de la forteresse, et aperçurent au pied du pont-levis Zeman qui les attendait. Il avait troqué sa longue robe blanche pour une robe plus courte et de couleur passe-partout, et ses socques par des bottes de cuir à lacets. Les sentinelles les laissèrent sortir sans même les regarder.
Depuis qu’elle chevauchait avec eux, Berthe avait gagné en musculature, et avait désormais beaucoup d’allure. Dès qu’ils furent un peu éloignés des remparts, Tizian et Girolam enfilèrent leurs armures pour alléger la charge de la jument et Zeman sauta sur le dos de Berthe avec une souplesse et une dextérité qui les étonna tous.
- En route pour le pays d’Argent, dit Girolam, notre prochaine épreuve.
La petite troupe s’ébranla. A peine avaient-ils fait quelques mètres et s’étaient-ils enfoncés dans le sentier de forêt le plus proche, qu’Amédée et Eostrix les rejoignirent. Eostrix se percha sur l’épaule de Zilia comme il aimait le faire, et Amédée trottait derrière eux, la gueule ouverte comme s’il riait.
Zeman ne disait rien, mais il pensait par devers lui que ses compagnons étaient de bien étranges personnes, et que cette petite communauté recelait de nombreuses richesses de toutes natures qu’il avait envie de découvrir. Il était d’un caractère sombre et peu bavard, ce qui ne l’empêchait pas d’être observateur. Et de fait, pour son activité de guérisseur lors des combats, il lui faudrait avoir des réflexes très rapides et un sang froid inaltérable, il devrait exercer sa capacité de concentration et sa réactivité pendant tout le voyage jusqu’au pays de Jahangir.
Ils chevauchèrent sans un mot pendant le reste du jour, et traversèrent une forêt de bouleaux, de mélèzes et de pins, avec ici et là quelques sapins et des fougères. Ils passaient le long de petits lacs et longeaient des cours d’eau. Quand l’obscurité fut sur le point de tomber, ils s’arrêtèrent et dressèrent le camp pour la nuit au bord d’une petite rivière.
Tizian et Girolam pêchèrent quelques truites qu’ils firent rôtir sur un feu de bois, ils les agrémentèrent avec des pains et des gâteaux fournis par les poches d’Ombeline, et des baies sauvages ramassées ça et là. Quand ils se furent restaurés, Amédée et Eostrix ayant subvenu à leurs propres besoins, ils se rassemblèrent tous autour du feu pour un conseil.
- Nous sommes allés le plus au nord possible pour atteindre Skajja et venir te chercher, expliqua Tizian. Maintenant nous devons aller au pays d’Argent pour trouver une araignée qui tisse une toile légère et solide. Il nous faut en récolter suffisamment pour nous faire fabriquer des armures bien moins lourdes et bien plus souples que nos cuirasses de plaques.
- Où se trouve le pays d’Argent ? demanda Ombeline
- Plus à l’est. Nous allons obliquer dès demain pour prendre la bonne direction.
Girolam sortit la carte qu’il étala sur le sol et indiqua la route à suivre à tous les compagnons avec son doigt.
- Nous sommes ici, à Tchorodna, et nous allons bientôt traverser d’autres contrées avant d’arriver au pays d’Argent. Il se situe là sur la carte.
- Et comment ferons-nous pour trouver les araignées ? s’enquit Zeman
- Je suppose qu’elles sont connues au pays d’Argent, sinon il nous faudra les chercher, répondit Girolam.
- Allez-vous me montrer enfin la pimpiostrelle ? demanda Zeman, c’est elle qui m’a décidé à venir avec vous. Je veux voir ce qui n’est pas qu’une simple légende.
- Regarde donc le ventre d’Amédée, dit Zilia en attirant vers elle le loup et en montrant la cicatrice parfaite guérie par la plante.
Pendant que Zeman observait le loup, Tizian sortit une fleur de pimpiostrelle de sa besace et la tendit au guérisseur.
- La voici enfin, dit Zeman en la caressant comme si c’était la matière la plus précieuse qui fut. En avez-vous beaucoup ?
- Oui, nous l’avons répartie entre nous tous pour nous prémunir contre une perte. Quelles potions comptes-tu faire avec ? Nous la prenons en tisane, ou nous la consommons telle quelle, jusqu’à ce jour nous ne savions pas trop comment l’utiliser, répondit Girolam
- J’ai apporté mon grimoire qui donne les recettes pour se servir de la pimpiostrelle. Je ferai quelques préparations. Et maintenant dites-moi comment vous vous êtes procurés cette plante ? je suis curieux de le savoir, demanda encore Zeman qui pensait n’avoir jamais autant parlé de sa vie.
- Entendu, dit Tizian.
Ils racontèrent leur odyssée au pays de Vallindras, et la rencontre du berger qui jouait de la flûte et qui enchantait les oiseaux dragons de Matabesh. La soirée était délicieuse et calme dans cette forêt seulement troublée par les cris des animaux nocturnes. Eostrix répondait parfois de sa voix rauque à un rapace qui lançait son cri, et Amédée hurlait à la mort quand il voulait chasser les fauves qui rodaient autour du camp. Sous la protection des animaux, ils passèrent une nuit calme et dès l’aube repartirent.
Ils ne tardèrent pas à se rendre compte que Zeman était un un doux rêveur distrait. Quand l’un ou l’autre lui parlait, il ne répondait pas toujours, il semblait perdu dans ses pensées, tandis que juché sur le dos de Berthe il se laissait porter. En réalité Zeman profitait de ces périodes où il n’y avait rien d’autre à faire que penser, pour se remémorer des formules de soins et les répéter jusqu’à ce que les prononcer soit devenu un automatisme. Il s’entraînait pour le futur rôle de soigneur qu’on attendait de lui. Dès qu’ils posaient pied à terre, Zeman cueillait sans cesse çà et là des fleurs et des plantes sur le chemin, qu’il entassait précieusement dans sa besace, avant de les trier le soir au coin du feu. Chacun dans cette aventure se préparait à sa manière et se rassurait sur ses capacités tant qu’il en était encore temps, ne sachant pas de quoi demain serait fait.
Ils avançaient lentement vers le pays d’Argent et traversaient des contrées hostiles, montagneuses, désertiques et pierreuses, ou de riantes vallées. Un soir, alors qu’ils s’étaient arrêtés dans une clairière au coeur d’une forêt de feuillus, près d’un lac dans lequel se jetait une cascade, les filles décidèrent d’aller se baigner car il avait fait très chaud.
Zeman resta avec les chevaux et en profita pour concocter deux ou trois potions et onguents. Zilia avait disparu, sans doute à la recherche de branches fines pour fabriquer des flèches pour son arc. Tizian et Girolam partirent chasser du gibier à rôtir pour le repas du soir, Amédée suivit Tizian. Girolam cherchait une proie quand, au détour d’un rocher, il se retrouva soudain au bord du lac. Il vit Ombeline qui se baignait dans l’onde claire et qui riait toute seule de jouer avec les éclaboussures de la cascade. La voyant ainsi en harmonie avec l’eau, et si belle dans la lumière du soir, Girolam sentit son coeur chavirer et eut enfin une révélation. Il oublia aussitôt le peu de souvenirs qu’il avait encore de Maroussia, et Ombeline matérialisa la femme idéale dans son âme de poète. Il se mit à composer une ode à la radieuse créature qui jouait au milieu des vaguelettes, et il rêvait d’avoir un luth pour se mettre à chanter sous la lune.
- Peut-être suis-je à nouveau amoureux, se disait-il, c’est bien le plus bel état de l’homme. Que cette femme est belle ! Mais quel aveugle j’étais ! Heureusement, le hasard m’a éclairé, ou bien est-ce le destin ? Et mon père ne pourra pas empêcher que je sois troublé par une fille qui n’est pas une princesse, je suis si loin désormais de mon pays, ça n’a plus aucune importance.
Assis sur son rocher, il soliloquait en regardant Ombeline sortir de l’eau et s’enfuir en courant pour aller se rhabiller, quand Tizian et Amédée surgirent derrière lui.
- A quoi rêves-tu, mon frère, seul sur cette pierre ? demanda Tizian, on ne peut pas compter sur toi pour nous nourrir !
- Eh bien je suivais un lapin et j’ai soudain eu envie d’admirer la nature autour de moi, ce lac, cette forêt, la douce lune qui commence à répandre sa lumière d’argent, c’est si beau ! regarde la brume légère qui se lève sur le lac, dit Girolam.
- Tu as la nostalgie de chez nous ?
- Parfois, mais à cet instant non, répondit Girolam qui ne voulait pas dévoiler le secret de son coeur, j’avais juste besoin de m’arrêter quelques instants pour laisser vagabonder ma rêverie.
- Viens donc maintenant, je ramène une perdrix, nous allons préparer le dîner, ils nous attendent là bas.
- Je te suis, dit Giroam en sautant à bas du rocher pour suivre son frère..
Quand ils arrivèrent au campement, Zilia et Ombeline faisaient sécher leurs cheveux près du feu, et Zeman tournait un pilon dans un petit mortier.
- Je prépare ma première mixture avec de la pimpiostrelle. Un onguent puissant pour guérir les plaies ouvertes, indiqua-t-il.
- Eh bien espérons que nous n’aurons pas à l’utiliser d’ici longtemps, dit Ombeline en riant.
La perdrix fut enfilée sur une branche de bois et l’un après l’autre ils tournèrent la broche improvisée au dessus du feu. Ils mangèrent la volaille et donnèrent les restes à Amédée qui se léchait les babines. Zeman expliquait en dévorant la viande grillée, juteuse et savoureuse qu’il n’avait jamais rien mangé d’aussi bon de sa vie.
- Je ne sais pas ce que nous aurons à faire dans l’avenir, mais depuis notre départ de Skajja, cette petite aventure est très agréable, commenta-t-il, la barbe brillante de gouttelettes de jus.
- Tu ferais mieux de nettoyer ta barbe, dit Zilia en se moquant, plutôt que de dire des bêtises !
La nuit fut calme, mais ils sentaient tous que la partie facile de la mission se terminait et qu’ils ne tarderaient pas à traverser des contrées moins accueillantes. Il leur faudrait alors faire preuve de leur esprit guerrier.
Quand ils étudiaient la carte pour se rendre compte de leur avancement, ils voyaient leur progression depuis Skajja.
- Nous allons bientôt arriver à la frontière du Pays d’Argent, dit Girolam en montrant la distance qui restait à parcourir pour arriver au lieu de la dernière épreuve. Il n’y a aucune indication sur la carte mentionnant la présence des araignées.
- Il y a ici un fleuve qui nous permettrait de nous rapprocher plus vite si nous avions un radeau, constata Zilia. Et de toute façon, il nous faut le traverser pour entrer au pays d’Argent.
- Oui, c’est l’Anarène, c’est écrit ici en tout petit, ajouta Ombeline.
- Est-ce que nous serions capable de construire un radeau ? demanda Tizian
- En remontant par ici le long de la rivière, on voit la forêt d’Oba, peut-être y trouverions-nous des troncs pour confectionner un radeau, suggéra Ombeline.
- Il devrait y avoir des ours, dit Zilia, le petit dessin au dessus le montre. Il faudra être très prudents, certains plantigrades sont forts et agressifs.
Le lendemain ils arrivèrent au bord de l’Anarène.
Pendant deux jours, ils longèrent la berge du fleuve jusqu’à l’orée de la forêt d’Oba, et remontèrent encore pour chercher des arbres déjà abattus. Ils s’arrêtèrent au bord de l’eau, sur une petite plage en retrait où étaient entassés des rondins de bois assez longs amenés là par le courant.
- C’est beaucoup trop hasardeux de faire un radeau, dit Tizian avec dépit en regardant les troncs d’arbres morts, nous avons les chevaux à transporter et le poids serait trop lourd. Ce n’est pas une bonne solution, le courant est fort, les cordes ne maintiendraient pas l’ensemble et nous nous tomberions à l’eau.
- Que faire alors ? demanda Zeman.
- Comme nous avions fait pour entrer au pays de Vallindras, remonter le cours de l’Anarène et chercher un gué, répondit Tizian.
- Mais il est large, il va nous falloir continuer longtemps, soupira Zeman déçu de ce contretemps.
- Nous trouverons peut-être une solution plus rapidement que nous pensons, gardons espoir, dit Ombeline, conciliante, on a parfois des surprises.
- Surtout, conclut Tizian, nous n’avons pas le choix.
Ils reprirent les montures et poursuivirent leur chemin le long de l’Anarène. Ils arrivèrent quelques heures plus tard dans un village de pêcheurs, composé de cabanes en très mauvais état, disposées en cercle autour d’une sorte de place au bord de l’eau. Les individus qui vivaient dans ces maisons de bois et de torchis, imbibées d’humidité, étaient vêtus de hardes et n’avaient presque plus de dents. Des enfants malingres jouaient pieds nus dans la boue, et poussaient des cris à fendre l’âme. Dès qu’ils virent arriver la compagnie puissamment armée, les vieillards et les femmes se jetèrent à genoux, implorant leur mansuétude.
Tizian avisa une grosse embarcation en bois amarrée à un ponton de bois le long du fleuve.
- Cette barque de pêche pourrait nous permettre de traverser le fleuve, si nous pouvons négocier avec les villageois, dit-il.
- Allons leur parler, répondit Girolam.
Les cavaliers mirent pied à terre et Tizian et Girolam interrogèrent dans la langue universelle l’homme qu’ils pensaient être le chef. C’était un pauvre vieux tout courbé, au visage à la peau rèche et ridée, avec une longue barbe blanche et grise et qui marchait pieds nus. Il expliqua d’une voix plaintive que rien n’allait plus pour le village, l’hiver avait été rude, plusieurs pêcheurs avaient été emportés par le courant à la fonte des neiges, il n’y avait plus de provisions et plus assez d’hommes jeunes pour chercher à manger, et comble de malchance, la vieille femme qui soignait les malades était morte d’une forte fièvre la veille et déjà enterrée. Ils étaient complètement démunis.
L’homme avoua en outre que des enfants étaient fiévreux et qu’une femme se mourait dans l’une des masures. La situation était des plus critiques car cette infection venue d’on ne sait où avait déjà tué plusieurs villageois, et si personne n’arrêtait l’épidémie, ils mourraient tous.
Tizian répondit qu’il s’engageait à soigner les malades, si en échange ils pouvaient utiliser la grosse barque pour traverser la rivière dès le lendemain matin. Même s’il n’avait aucune raison de faire confiance à ces cavaliers venus de nulle part, le vieux chef n’avait pas d’autre solution s’il voulait sauver son village d’une disparition certaine, il accepta aussitôt.
Sur un signe de tête de Tizian, Zeman prit sa besace et se fit conduire près des malades pour les soigner. Il enduisit les poitrines souffreteuses d’onguents parfumés, fit boire des potions, prépara des tisanes brûlantes et nettoya des plaies avec l’onguent à la pimpiostrelle.
La nuit était tombée, le chef du village leur offrit l’hospitalité. Ils allumèrent un grand feu sur la place où ils mirent à rôtir des cochons sauvages que Zilia avait chassés à l’arc. Les pêcheurs et leurs familles, peu habitués à un tel festin et affamés, dévorèrent tout ce qui avait été préparé, ils complétèrent le repas avec des choux bouillis ramassés dans les jardins et des pommes cueillies dans un verger. Les enfants avaient osé s’approcher d’Amédée et le loup se laissait caresser, il montrait les dents quand il en avait assez et tous les marmots s’éparpillaient autour de lui en pleurant mais revenaient quand même. L’un des pêcheurs avait une flûte de roseau et il joua des mélodies mélancoliques au clair de lune.
Les cavaliers s’étaient installés dans l’une des masures abandonnées pour la nuit. Ils établirent un tour de guet, car le chef du village les avait avertis que des bêtes sauvages rodaient, il y avait des ours et des lynx qui parfois s’aventuraient jusque sur la place centrale. Cependant, le village était si éloigné de tout qu’ils ne voyaient jamais de voyageurs, et si pauvre qu’aucun bandit ne se donnait le mal de venir jusque là, il y avait donc peu de risque d’attaque nocturne par des brigands.
La nuit se déroula sans incident. Au petit matin, les villageois crièrent au miracle en voyant que les malades étaient guéris. Une joie indescriptible régnait dans les rues miséreuses, car la chance avait enfin tourné pour ce hameau perdu. Tizian vint voir le chef pour organiser la traversée du fleuve, puisqu’il avait remplit sa part du marché. Le vieil homme aurait voulu que les cavaliers restent plus longtemps car leur présence était synonyme de sécurité et de bons soins pour le village, mais il honora le marché qu’il avait conclu avec Tizian. Il savait que ces cavaliers n’étaient que de passage et qu’aucun argument ne pourrait les retenir.
Il fit lui même traverser le fleuve aux cavaliers sur la barque de pêche. Il fallait être habile au maniement du bateau et bien connaître l’Anarène pour se faufiler entre les rochers et les rapides, mais le vieux chef avait passé sa vie sur la rivière et savait en déjouer tous les pièges. C’est ainsi que tour à tour, Tizian, Amédée et Borée, Ombeline et Bise, Zeman et Berthe, Zilia, Eostrix et Breva, et enfin Girolam et Joran passèrent l’Anarène sur une embarcation de fortune et se retrouvèrent dans le pays d’Argent.
Le vieux chef leur souhaita bonne route lorsque le dernier eut gagné la rive d’en face. Avant de partir, Zeman lui avait donné quelques potions et onguents de guérison, et le vieil homme l’avait remercié avec émotion. Debout sur sa barque secouée par le courant, il regarda s’éloigner les cavaliers dont la venue inespérée avait sauvé son village, jusqu’à ce qu’ils eurent complètement disparu à l’horizon.