Une sensation de froid sur sa peau la fit frissonner bien avant que la jeune femme n’ouvrit les yeux. Éblouie par les halogènes au plafond, elle referma ses paupières, une migraine incroyable se diffusant dans tout son crâne. Elle resta un moment ainsi, cherchant à comprendre ce qui était arrivé et où elle se trouvait désormais. Elle sentait qu'elle était en face d'un puzzle et que les morceaux épars de sa mémoire peinaient à se rassembler en une image cohérente, aggravant la douleur sourde dans qui pulsait dans ses tempes.
Elle inspira profondément pour calmer l'angoisse grandissante en elle.
Laisse les souvenirs venir, pensa-t-elle.
Elle repassa le fil de sa journée. Elle était en retard, comme à son habitude, mais ce n’était pas vraiment sa faute, la circulation était toujours mauvaise à cette heure du soir. Arrivée sur place, elle avait pris l'ascenseur pour aller plus vite. Elle avait fait tomber ses livres mais quelqu’un les avait ramassés. Puis elle était allée se changer et faire ses étirements avant le début de la représentation. La salle était remplie et elle avait le trac. Son amie était absente. Puis c'était à elle d'entrer sur la scène. La musique avait guidé ses pas et lorsqu'elle eut fini, elle était revenue en coulisse où son amie l'attendait, la félicitait et lui tendait un bouquet de fleurs.
Non.
Il n'y avait pas eu de fleurs.
L'image dans son esprit devint floue. Elle revit Mina devant elle, un sourire sincère affiché sur son visage. Mais l'image se brouilla. Son sourire retomba. Ses yeux devinrent ternes, vides.
— Tu vas bien ? lui avait demandé Lucia.
Aucune réponse.
Mina tenait quelque chose dans ses mains. Lucia fouilla dans sa mémoire mais ne réussit qu'à amplifier son mal de tête.
— Vous êtes réveillée, déclara une voix masculine qui sortit Lucia de son intense réflexion.
L’homme passa devant les lumières et elle plissa des yeux pour mieux le distinguer.
Ses yeux noirs la transpercèrent avec une telle intensité qu’elle fut prise de vertiges.
C’était lui.
L’homme qui avait ramassé son livre. L’homme qu’elle avait vu avant de perdre connaissance, sur les planches de la scène. L’homme qu’elle avait vu dans son étrange rêve, le visage couvert d’un masque de chirurgien.
Impossible.
Elle avait halluciné tout ça.
Son cerveau lui jouait des tours et elle n’appréciait pas beaucoup ce qui était en train de se passer.
Pourtant il portait bien les attributs habituels des médecins, blouse blanche et stéthoscope autour du cou.
— Vous êtes à l'hôpital de Phœnix, et je suis le docteur Ar...
— Ardent, le coupa Lucia alors qu'elle était sûr qu'ils n'avaient pas échangé les noms.
Les mots avaient surgi sans qu’elle eut pris le temps d’y réfléchir. Elle se pinça les lèvres, se réprimandant d’avoir ouvert la bouche.
Surpris, le médecin resta sans voix un moment avant de reprendre, tirant le siège près du lit pour s’y asseoir.
— Oui, c'est exact. C'est moi qui me suis occupé de vous lorsque...
Lucia se redressa immédiatement mais une douleur fulgurante au ventre l'empêcha de terminer son geste.
— Ne bougez pas, dit-il en avançant une main rassurante et Lucia obéit docilement. Vous avez été grièvement blessée mais vous êtes tirée d'affaire désormais.
— Blessée ?
Lucia ne comprenait pas. Elle porta ses mains à son abdomen et le tissu rêche des bandages sous la chemise vert d’eau d’hôpital. Elle ne sentit pas la pression de ses doigts sur elle, l’anesthésie avait engourdi son sens du toucher. Elle avait l’impression que son ventre était un bout de bois froid et inerte, pourtant la douleur était présente, sourde et latente, prête à bondir hors de l’ombre au moindre geste trop brutal.
— Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé ? demanda le médecin.
Elle le regarda, interloquée.
Son cerveau refusait de traiter les informations qui s’accumulaient aux portes de sa mémoire, menaçant de les enfoncer. Le médecin insista, un air inquiet sur ses traits.
Lucia fit non de la tête mais le verrou de sa mémoire sauta violemment et son geste s’interrompit. Les images défilaient devant ses yeux et elle revit la scène clairement. Mina était bien arrivée. Elle était là. Elle fixait Lucia mais son expression reflétait une toute autre émotion que la joie.
Au contraire.
Elle affichait une mine sombre et ses yeux étaient vides, comme perdus dans la noirceur du néant, la fixaient en permanence. Lucia peinait à reconnaître son amie devant elle tant Mina semblait étrange. Elle se tenait droite mais la jeune femme aux cheveux rouges décelait une raideur dans sa posture et dans ses mouvements, une raideur qu’elle n’avait jamais vue chez son amie. Sa tête dodelinait maladroitement lorsqu’elle leva les yeux vers elle, pourtant son regard vide la fixait, lui glaçant le sang d’effroi. Lucia se rapprochait d’elle, terriblement inquiète pour son amie. Quelque chose clochait chez Mina. Elle semblait plus pâle que d’habitude. Malade.
Mina fit un pas vers le cygne blanc. Gardée dans son dos, sa main tenait fermement quelque chose. Lorsqu’elle ramena sa main devant elle, l’éclat du métal fit briller dans les yeux de Mina une lueur noire.
Lucia le voyait clairement maintenant.
— Mina... chuchota-t-elle avant de déclarer plus haut : Elle tenait un couteau. Il a dû glisser de ses mains et il s'est planté dans mon ventre. C'était un accident, affirma-t-elle sans conviction.
Le médecin secoua la tête.
— Non. Ce n'est pas ce qui est arrivé.
Il laissa un moment passer avant de continuer.
— Ce n'était pas un accident, je suis navré. Cette personne a tenté de vous faire du mal et s’est enfuie. Par chance, j'étais sur les lieux au moment où c'est arrivé et j'ai pu limiter les dégâts.
Elle resta silencieuse. Son monde venait de se briser et son regard fixait l’homme en face d’elle, sa vision se brouilla comme les larmes lui montèrent aux yeux.
— Non… Non, c’est faux… Vous mentez...
Sa voix se brisa en sanglots et son corps fut pris de tremblements. Elle avait froid et fut prise de nausée. Elle porta la main à sa bouche pour retenir ses pleurs et son haut le coeur.
Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait fait de mal. Mina lui en voulait au point de lui planter un couteau dans le ventre ? La boule qui montait dans sa gorge était une sensation désagréable et pourtant si familière, était généralement le symptôme précurseur d’une crise de pleurs incontrôlables.
— J’aimerais qu’il en soit autrement, je vous assure.
Lucia détourna la tête comme si ce geste allait empêcher les mots d’atteindre ses oreilles.
— Mademoiselle Clark…
Elle porta les mains à ses oreilles cette fois. Elle ne voulait voir personne, elle voulait pleurer seule et ne souhaitait certainement pas qu’un inconnu soit témoin de cet instant de fragilité.
— Je vais vous laisser un peu de temps pour reprendre vos esprits. je reviendrai quand vous serez prête. La police souhaite recueillir votre témoignage.
Il se passa sa main dans les cheveux en se relevant de son siège. Se sentant observée, elle tira la fine couverture à elle dans un geste pudique. La jeune femme hocha lentement la tête comme il attendait toujours sa réponse. Elle n’osait rien dire de peur d’entendre le son de sa voix s’envoler vers les aigus.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, pressez ce bouton, indiqua-t-il d’une voix douce. C’est le bouton d’appel des infirmières. Elles feront le maximum pour votre confort. Et ici, c’est pour augmenter la morphine.
Le médecin se pencha sur le lit pour tirer les câbles desdits boutons et les positionner en évidence sur le matelas. Lucia se crispa à son approche. Pour cacher son malaise, elle posa la première question qui lui venait à l’esprit :
— C'était vous, n'est-ce pas ?
Le médecin la regarda et elle se rendit compte de sa stupidité.
— Dans l'ascenseur... ajouta-t-elle tout bas.
— Oui, c'était bien moi. Vous devriez vous reposer cette nuit, fit-il en s'éloignant du lit de la patiente.
Se reposer ? Lucia jeta un regard à la fenêtre et constata que le soleil se couchait derrière les gratte-ciels. Combien de temps s’était-il écoulé depuis… Elle ne sut quel mot qualifiait correctement ce qui lui était arrivé. Elle savait juste qu’elle avait perdue son amie et que sa carrière de danseuse était compromise. Toute sa vie était un échec cuisant. Jamais elle n’aura prouvé à ses parents qu’elle était capable de vivre de sa passion et jamais elle n’entendra des mots d’excuses de leur bouche. Ses amitiés étaient si peu nombreuses et pourtant elle avait réussi à provoquer la colère de son amie. Et elle était persuadé que plus jamais quiconque la laisserait mettre les pieds sur les planches désormais. Cela en tête, elle était incapable de fermer l’oeil de la nuit et l’idée d’être seule dans cette chambre qui n’était pas la sienne et dans ce lit qui n’était pas le sien lui était insupportable.
Sa respiration s’accéléra soudain, gonflant sa poitrine et emplissant ses poumons d’air à l’excès. Elle allait faire une crise d’angoisse. Sa respiration devint plus rauque à chaque seconde qui passait et quand bien même elle aspirait l’air à grandes goulées, Lucia avait l’impression de suffoquer. Les larmes roulèrent sur ses joues et elle n’entendit bientôt plus que le son de son propre souffle haché et chaotique, vibrant et résonnant dans sa cage thoracique. La sensation atroce s’insifia jusqu’au point où Lucia vit des taches noires sur les murs de la pièce.
— Respirez lentement.
Le docteur posa une main sur l’épaule frêle de la danseuse et une douce chaleur se diffusa à l’endroit où elle reposait.
— Concentrez-vous sur ma voix. Tout va bien. Vous ne craignez plus rien désormais.
Il répéta plusieurs fois ces phrases comme un mantra et le rythme apaisant eut peu à peu raison de l’angoisse qui étreignait Lucia. Curieusement, la main posée sur son épaule ne la dérangeait pas. Au contraire, elle trouvait du réconfort dans ce contact plein de douceur, et, involontairement, elle agrippa la manche de cette main et posa son visage dessus.
Une fois ses sanglots passés, Lucia regretta son geste et s’écarta prestement du docteur.
— Ça va aller, promit-il en se redressant lentement, ignorant l’écart de conduite de sa patiente.
Elle essuya ses larmes d’un revers de main rageur. Épuisé par les convulsions et les spasmes qui l’avaient parcouru, son corps souffrait désormais de l’abrupte manque de chaleur. Elle tira de nouveau le drap à elle et frotta ses bras avec énergie. Elle tremblait et ne pouvait contrôler ses mâchoires qui claquaient frénétiquement. Sa migraine avait empiré et elle avait besoin de se reposer. Mais ses yeux refusaient de se fermer, de peur de voir l’image gravée derrière ses paupières de son amie au regard vide et du sang sur ses mains. Cette pensée lui tira une dernière larme. Ses yeux lui brûlaient et elle n’avait pas besoin de se regarder dans un miroir pour savoir qu’ils étaient rouges et gonflés.
Le médecin étendit une couverture sur ses jambes, elle était rêche et sentait fort, comme toutes les vieilles couvertures. Il l’avait sortie du placard, près de la porte de la salle de bain. Lucia lui adressa un regard avant de tirer la couverture à elle, frictionnant le tissu pour se réchauffer.
Il indiqua le bouton d’appel et lui rappela une nouvelle fois qu’elle pouvait appuyer pour n’importe quel motif. Mais cela ne la rassurait pas. Elle voulait rentrer chez elle et se peloter dans sa couette chaude et douillette, dans son petit appartement.
Le médecin resta silencieux un long moment, immobile. Sa carrure imposante intimidait grandement Lucia qui prit soin d’éviter de croiser ses yeux. Le tourbillon noir dans lequel son regard l’avait plongé la première fois qu’elle l’avait vu la tourmentait encore. Elle refoula cette pensée au fond d’elle-même et essuya son nez qui coulait.
Lucia détourna la tête pour fixer la fenêtre. Le soleil était couché et le ciel était noir. Elle pouvait voir le reflet du médecin sur la vitre.
Et le sien aussi.
Lucia avait du mal à y croire. Ses cheveux étaient emmêlés et des cernes noires soulignaient ses yeux rouges. Sa peau blanche lui donnait un aspect fantomatique dans le reflet, et sa fine silhouette jouait encore plus en sa défaveur. La chemise qu’elle portait était trop grande pour elle et la lumière du plafond amplifiait son aspect malingre. Lucia avait tout simplement l’air de ce qu’elle était : une revenante.
Exact opposé de la danseuse alitée, le docteur Ardent se tenait debout, les bras croisés sur son torse et respirait la santé. À la façon dont sa chemise le cintrait la taille, elle devina qu’il était non seulement large d’épaule mais aussi en très bonne forme physique. Sa peau était bronzée, comme la plupart des habitants de la ville, il pouvait sortir dans les rues de Phoenix sans protection solaire. Son regard vif et alerte, rehaussé par d’épais sourcils noirs, captait et analysait le moindre des mouvements de la jeune femme, provoquant un malaise dans le silence qui s’éternisait.
Elle eut du mal à déglutir.
Quelques coups à la porte de sa chambre la firent sursauter et la silhouette d’une femme apparut dans l’encadrement de la porte. Elle salua la patiente sans un regard. Lucia répondit d’un timide geste de la main, ouvrant à peine la bouche pour parler lorsque celle-ci prit la parole :
— Ah, vous étiez là, fit l’infirmière dont le ton exprimait tout sauf le soulagement. Vos autres patients vous attendent, docteur. Voici les analyses des chambres 209 et 411 ainsi que la radio de la 323.
Elle tendit les dossiers à l’homme en blouse blanche.
— Je m’en occupe juste après, assura-t-il, les yeux plongés dans ceux de Lucia.
— Ils attendent votre visite depuis plus d’une heure, précisa-t-elle d’une voix pleine de reproches.
La jeune femme dans le lit se raidit, immobile et silencieuse, tétanisée par la tension palpable entre l’infirmière et le médecin.
L’intéressé inspira profondément et déclara à sa patiente :
— Je reviens très vite.
Puis il fit volte face et passa la porte d’un pas vif, ignorant l’infirmière qui fulminait. Celle-ci claqua la porte, provoquant un courant d’air qui glissa sur son bras comme une araignée, faisant frissonner la danseuse. Elle passa sa main sur son bras et sentit sous ses doigts la forme désagréable d’une arachnide.
Elle poussa un cri de stupeur, essuyant son bras pour faire partir la petite bête. Mais lorsqu’elle jeta un oeil, elle ne vit aucune trace de l’araignée.
L’avait-elle imaginée ?
Elle remonta la couverture à elle et couvrit ses bras avec.
Elle.
Est.
Est là.
Des murmures à son oreille, lointains et pourtant si proches. Lucia n’avait pas besoin de regarder autour d’elle pour savoir qu’elle était seule dans cette chambre. Elle déglutit tout en tournant la tête vers la porte. Elle était fermée et semblait assez épaisse pour étouffer les sons du couloir.
Nous l’avons trouvée.
Le chuchotement reprit, furtif et lointain. Cette fois-ci, elle était sûre que ça venait de la porte.
Elle tenta de ramener ses jambes à elle mais elle se souvint avec douleur pourquoi elle était dans ce lit en premier lieu. Elle porta la main à sa blessure dans une grimace de souffrance.
Trouvée.
Là.
Ici.
Cette fois, Lucia entendit clairement plusieurs voix distinctes à son oreille, suivies d’un souffle froid sur sa nuque. Elle tourna la tête mais ne vit rien d’anormal.
Tu deviens folle ma pauvre…, se dit-elle avant de frapper son oreiller pour le raffermir. Au moment où elle posa sa tête dessus, la poignée de la porte s’abaissa lentement.
Lucia observa et attendit que la porte s’ouvrit, mais rien ne se passa.
— Entr…
La poignée s’anima de nouveau, mais cette fois-ci, elle resta en position abaissée.
Plusieurs secondes passa sans que rien ne bougea, pas même Lucia qui fixait des yeux la poignée de porte.
Tout d’un coup, celle-ci remonta et fut prise de convulsion, comme si quelqu’un était là de l’autre côté, et appuyait frénétiquement sur la poignée sans parvenir à ouvrir la porte.
La bouche de Lucia s’ouvrit de stupeur mais aucun son ne put en sortir. Elle restait muette face à cette poignée de porte devenue folle, car elle était persuadée qu’il n’y avait personne derrière la planche de bois épaisse. Elle en était sûre. Elle le savait.
Soudain ce ne fut plus seulement la poignée qui bougeait seule, mais bien la porte elle-même qui fut secouée et rouée de coups.
Terrorisée, Lucia ferma les yeux, impuissante et incapable de bouger. Elle remonta la couverture pour couvrir son visage et s’enfonça dans le lit comme une enfant apeurée, ne pouvant rien faire d’autre que d’espérer que les coups cessent ou qu’un monstre entre avec fracas et la dévore.
Mais les bruits cessèrent subitement et la danseuse dans le lit était bien seule dans sa chambre.
Le reste du chapitre est agréable à lire, avec une excellente description des émotions et divers ressentis.
J'ai beaucoup apprécié
Et le coup de foudre avec le ténébreux coeur de glace et l'héroïne timide et un peu empotée hein haha? Tu me diras, ils vont bien ensemble, c'est certain. Sauf que j'ai cru voir dans les dessins un autre personnages huhu, donc quelque chose me dit qu'Alec risque d'avoir du souci à se faire s'il veut conserver sa belle.
et je t'assure qu'il y a une raison à cette romance et ce coup de foudre, j'espère que tu continueras à me lire pour connaître la suite ;-;