Je suis fière de ne mettre qu’une demi-heure à sortir de mon lit. Une lumière blanche se déverse dans ma chambre, par la fenêtre ouverte sur un ciel paré de mes nuages préférés : aujourd'hui ne peut être qu’une bonne journée. Aujourd'hui je peux oublier un peu. Je mets de côté le livre sur la mémoire, je mets de côté les images, les douleur. Je n’ai pas à penser à ça. Aujourd'hui je prétends que rien n’est arrivé.
J’ai le courage de mettre une robe, une robe couleur pêche qui me va bien. Je ferme les yeux pour ne pas me trouver grosse, à l’aveugle je lisse le tissu satiné. J’ai sorti l’appareil que ma mère m’a offert il y a un an et j’ai fait le tri dans les photos qu’il contenait. J’ai toujours aimé ça (clic, déclic, instant photographique) mais je n’ai plus le temps ni l’énergie. Je m’y remettrai peut-être un jour. Pour l’instant il servira seulement à tourner la vidéo. Je le mets à charger et m’autorise à manger avant d’aller en cours. Il faut que je sois en forme, il faut que j’ai de la force. Aujourd'hui je suis normale.
Rose arrive en début d’après-midi, en compagnie de Céphée. Elle porte une jupe rose, et tient deux couronnes de fleurs. Elle m’en tend une.
– J’en ai fabriqué une autre pour toi !
Je la remercie et la pose sur ma tête. Ça me touche qu’elle ait pensé à moi. Nous allons dans le salon, où j’ai déjà installé l’appareil photo sur une pile de livres en équilibre précaire, et décroché les affiches qui décoraient les murs. Il n’y aura que mon canapé de reconnaissable (et nous). Je préfère. C’est plus sécurisant. Rose et moi préparons notre texte, nous nous répartissons les phrases. Une fois prêtes, nous faisons venir Éléphant et Céphée dans le cadre et nous asseyons à côté d’eux. Nous commençons alors à filmer. Nous devons nous y reprendre plusieurs fois et juste avant la dernière, Rose me fait un clin d’œil pour m’amuser. J’éclate de rire, puis commence :
– Bonjour. Je suis Estelle, la fille sur le dos de la méduse.
La présence d’Éléphant près de moi est profondément rassurante. Elle ne pouvait rentrer entière dans le champ alors seuls ses longs tentacules y flottent, s’enroulant autour de nous.
– Et je suis Rose. J’ai un animal aussi. Il s’appelle Céphée.
Elle caresse le crâne du cerf avant de reprendre :
– Nous ne savons pas combien nous sommes dans le même cas, si les animaux sont tous apparus en même temps, ce qu’ils sont, qui ils sont. Nous ignorons tout, sauf quelques faits : c’est un phénomène mondial, nous sommes jeunes, les animaux ne sont pas apparus il y a longtemps, et ils nous comprennent, et sont bienveillants.
– Mais nous voulons avoir toutes les informations possible, continué-je. Nous voulons comprendre. Pour cela nous avons tous besoin les uns des autres. Nous devons nous rencontrer et nous parler. Ensemble nous devrons y voir plus clair ! Rendez-vous dans deux jours (nous avons choisi la date par intuition). Je ne peux pas dire le lieu ou l’heure précisément, car nous avons décidé de faire confiance aux animaux. Ils nous emmèneront là où nous devons nous réunir, au bon moment. Soyez prêtes, soyez prêts.
Rose prend ma main et la serre fort.
– Nous savons que ça paraît un peu fou. Mais au moins nous ne sommes pas seuls.
Je souris et me lève pour filmer la méduse.
– Et voici Éléphant, si vous aviez des doutes.
Elle tournoie un peu sur elle-même, joueuse. J’éteins ensuite l’appareil. Le silence n’a pas le temps de se faire dans le salon ensoleillé, Rose s’exclame :
– On a réussi ! On va pouvoir mettre ça un peu partout.
Une heure plus tard, nous avons posté la vidéo sur tous les réseaux sociaux possibles. Nous avons répondu à Kévin en lui conseillant de regarder notre vidéo, à d’autres gens aussi. Nous éteignons l’ordinateur ensuite. Nous lirons les retours demain, si jamais il y en a. Pour l’instant, nous ne pouvons qu’attendre.
Rose et moi nous installons à la table de la cuisine pour travailler. Par la fenêtre des nuages cloqués recueillent la lumière, et des oiseaux balaient les toits. Ils ressemblent à de l’écume noire, comme la crête de vagues. J’aime leur mouvement fluide, leur grâce aquatique. Ils me distraient quand j’ai besoin de penser à autre chose qu’à de la biologie. Rose aussi, parfois elle commente à voix haute le texte qu’elle lit et ça nous amuse beaucoup. Nous passons un bon moment. Le temps passe vite, le soleil rosit à toute allure sur les façades. Bientôt il fait nuit. Rose se met à cuisiner pour nous deux. Elle me demande si j’aime les carottes, et prend garde à ne pas les faire cuire dans de l’huile. Je lui en suis reconnaissante, je le lui dis.
– Je me suis un peu renseignée sur tout ça. Sur l’anorexie. Ça ne te stressera pas de manger ça ?
Je secoue la tête. Elle me sourit, ajoute qu’elle est sûre que ça sera délicieux. Nous dînons côte à côte, avec seulement les ampoules de la hotte allumées car c’est plus joli et plus calme. Dehors la ville brille, des couleurs des enseignes et des feux de signalisation. Ici Rose scintille. Nous recommençons à nous poser des questions. Je lui demande :
– Est-ce que tu es fille unique ?
Elle se fige, me dévisage un instant, puis secoue la tête.
– Non. J’ai une sœur. Une grande sœur.
Elle est troublée c’est évident, mais je ne comprends pas pourquoi. Je continue :
– Elle s’appelle comment ?
– Luna. Tu as des frères et sœurs toi ?
– Non, aucun. Je me suis sentie seule petite et maintenant aussi. C’est bizarre. Ça doit être bien d’avoir une sœur. Elle a quel âge ?
– Elle a quatre ans de plus que moi.
Rose n’a pas l’air décidée à me parler d’elle. Je n’insiste pas plus. Je lui demande quel est son film préféré, et c’est une question plus facile.
Il est bientôt minuit mais ni Rose ni moi n’avons envie qu’elle rentre chez elle. Finalement je lui propose de rester dormir. Elle accepte aussitôt. Il y a une chambre vide qu’elle pourrait occuper, mais nous décidons de rester ensemble. Ça serait trop étrange, de sombrer dans le sommeil loin de l’autre quand nous pouvons être très proches. Peureuses, nous ne le formulons pas à voix haute mais nous savons que c’est cela. Nous nous couchons tard. Rose est un peu gênée je crois, par son corps surtout, alors je ferme les yeux pour qu’elle n’ait pas à s’inquiéter que je la vois de si près. Elle s’enquiert :
– Tu ne baisses pas les volets de ta chambre pour dormir ?
– Jamais. J’aime bien être réveillée par la lumière du jour. Et puis le paysage est beau de nuit, c’est apaisant à regarder.
– C’est vrai, c’est joli.
– J’ai l’impression d’être dans un aquarium. Avec une grande méduse, et une petite méduse.
Elle rit avec douceur. Nous replongeons dans le silence. J’ai posé ma main entre nous, j’ai l’espoir ténu qu’elle la prenne. Elle ne le fait pas, mais me demande :
– Tu as déjà embrassé quelqu’un ?
La question me surprend.
– Oui. La première personne je n’étais pas amoureuse. La deuxième si.
– C’est un peu triste.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas.
J’ouvre les yeux. Les siens brillent dans l’obscurité, allumés par la ville. Je chuchote :
– Et toi ?
Mes doigts tressautent d’être seuls. Rose murmure :
– Jamais. J’aurais bien aimé, mais jamais.
Je ne sais pas quoi répondre. Je songe à beaucoup de choses mais je ne suis pas sûre. Je dis simplement :
– J’espère que tu seras amoureuse pour ton premier baiser alors.
– Oui. Je le serai.
Nous sourions toutes les deux dans le noir. Nous nous souhaitons bonne nuit et nous endormons en même temps. Pour une fois, je ne fais pas de cauchemar.
Comme toujours, hâte de lire la suite et ton style touchant et poétique ! ♥