Il faudrait que je dorme mais je n’y parviens pas. Je pourrais réfléchir, tant ces derniers jours m’ont donné à penser, mais cela m’est impossible aussi.
Je pourfends les airs à l’abri du froid dans ma bulle bioluminescente, loin au-dessus d’un tapis mité de nuages qu’éclaire faiblement la Lune. Hier, dans la pénombre de la canopée africaine, la même lumière fantomatique me révélait par les yeux de Iori les premiers contours de son mystère. Je remâche rêveusement ces images étonnantes en contemplant la Voie Lactée scintiller dans l’infiniment lointain qui s’étend tout autour de moi. Afin de m’y perdre tout à fait, j’ai demandé à Foam de réduire au maximum l’intensité des impulsions électriques qui zèbrent continuellement sa surface. Parfois, après qu’une vision forte m’est venue, la Spore ne peut retenir une onde serpentine de parcourir ses flancs et ses frissons prennent pour moi des allures d’aurores boréales. À l’exception du firmament étoilé et du plateau de moutons neigeux qui paissent, épars, dans le ciel en contrebas, tout est noir. Dans mon dos, la Terre est un gouffre sans fond qui me réclame inlassablement. J’aime cette présence grave, à la fois nourricière et jalouse. C’est une force qui nous relie tous autant que nous sommes, hommes, bêtes, plantes, éléments. C’est notre contrainte commune et l’imperturbable point d’appui de tous nos bonds, en avant, en arrière, vers le haut ; le point de départ de toutes nos entreprises. Notre berceau, notre maison, notre linceul. La prison au sein des enceintes de laquelle toute liberté est permise.
J’ai envie de parler à Luciole. Envie de lui raconter mon dîner avec la famille, et vers où, vers quoi je vole en ce moment même. Je veux lui dire que je suis apparemment de la graine de Sceptique et qu’il suffira donc de demander à l’un d’entre eux comment faire pour que je ne viole plus son intimité lorsque nous sommes connectés. Mais j’hésite, bloqué par le sentiment vague d’interdits dont je n’avais pas conscience jusque-là. Contacter Luciole maintenant, c’est lire à nouveau dans ses pensées. Et ai-je le droit de lui parler d’un sujet que le monde adulte passe délibérément sous silence ? Ces réflexions me désarçonnent tant elles jurent avec la perception que j’avais toujours eue de notre monde. Ne sommes-nous pas la civilisation de l’honnêteté et de la vérité ? Si, pourtant. Bien sûr.
Je demande à ma Graine d’enregistrer un message pour Luciole.
12 septembre 147, 23h41 - Message d’Artyom pour Luciole :
Salut partenaire,
J’ai pensé que se parler par messages interposés était une bonne façon de rester en contact en attendant de résoudre cette histoire de semi-télépathie. J’espère que ça te conviendra.
Je suis en train de voler vers Paris, deux gamins de notre cité s’y sont perdus, un peu par ma faute, alors je vais donner un coup de main pour les retrouver, si je ne tombe pas dans les vapes avant ça ; j’ai l’impression de ne pas avoir dormi depuis des jours.
Avant de partir, j’ai diné avec ma famille, et figure-toi que mes parents n’ont pas du tout été surpris par ma capacité à ressentir les émotions des autres via l’Arbre. Enfin, pour être honnête, ils ont été surpris que j’en sois capable, moi. Mais l’aptitude elle-même leur était tout à fait familière. Selon leur dire, à peu près tous les adultes en ont entendu parler, seulement ils n’en parlent pas de leur propre initiative à leurs enfants, dans notre Cité du moins. Tu ne m’as pas dit quel âge tu as mais puisque tu vis avec ton compagnon, j’imagine que tu es un peu plus vieille que moi et donc une adulte en bonne et due forme. Pourtant, à juger de ta réaction tout à l’heure, tu n’es pas non plus au courant.
De quoi ? De ceci.
Il semblerait que je présente les symptômes usuels d’un potentiel Sceptique. La découverte spontanée de ce don serait, selon une rumeur tenace, une condition nécessaire pour être admis dans leur école. En ce qui nous concerne, cela implique qu’il existe certainement une méthode, que connaîtront les Sceptiques et leurs proches, afin de me bloquer l’accès à tes sentiments. Nous n’aurons qu’à la demander rapidement à l’un d’eux et nous pourrons discuter directement derechef.
Il y a quelque chose qui me gêne dans cette affaire de télépathie. Je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’une telle chose puisse être conservée hors du savoir commun. Est-ce que ça ne devrait pas faire partie des premières choses qu’on apprend pendant les cours sur nos Graines ?
J’ai passé mon enfance à entendre dire que, grâce à l’Arbre, les connaissances de l’humanité entière sont accessibles à l’individu mais parce qu’une information est disponible, cela n’implique ni qu’elle va être recherchée, ni assimilée. Et comment y parvenir si d’autres données, d’autres faits, d’autres articles tombent plus facilement sur les genoux de l’intéressé lorsqu’il mène une enquête ? Si je demande à ma Graine de me renseigner sur l’examen d’admission des Sceptiques, combien de couches de généralités devrais-je percer avant d’accéder à cette vérité-là qu’il est nécessaire avant toute chose d’être capable de lire dans le cœur des autres pour être éligible ?
Je suis peut-être en train de dire une évidence, Luciole, et si c’est le cas je m’en excuse mais je n’y avais réellement jamais pensé auparavant : l’Arbre est si vaste, si touffu, qu’il est pour l’étroit esprit d’un homme bien plus un nid à secrets qu’à clartés. Combien de ressorts non-ouvertement discutés du fonctionnement de notre monde m’échappent encore et échappent à n’importe lequel d’entre nous ? Et pourquoi n’en discute-t-on pas ? Toi et moi, nous sommes des disciples de Iori et, comme lui, nous avons confiance en nos pairs et en leurs jugements en toutes situations. Cela me paraissait si naturel que j’ai toujours cru que tout le monde pensait ainsi mais … Existerait-il une autre école ? Un courant de pensée qui défendrait la compartimentation du savoir et œuvrerait en ce sens, au sein du monde et de l’Arbre ?
Ha ! Je me fais l’impression d’un adepte de la théorie du complot. Notre civilisation … Non. Notre éducation est fondée tout entière sur le rejet de la structure pyramidale de la société de nos ancêtres. N’importe lequel d’entre nous peut à tout moment se voir confier par la communauté un rôle primordial pour tous. Nous en sommes la preuve criante. Du doute infondé naît la discorde et la haine. Il faut avoir confiance en l’organisation des Sceptiques, qui permettent si bien la circulation de notre philosophie pacifiste et égalitaire. Le presque-secret de leur examen n’est sans doute qu’une rémanence endémique de notre nature humaine.
J’essaierai malgré tout de parler bientôt à l’un d’entre eux. Nous avons deux raisons d’avoir cette conversation. Peut-être voudras-tu y participer ? Je ne crois pas que mon don fonctionne en conférence. Tu n’auras pas à t’inquiéter de moi.
Si j’ai dit à l’instant que c’est notre éducation, et non notre civilisation, qui s’est bâtie sur le rejet du vieux système, c’est que j’ai aussi réalisé ce soir qu’on ne sait en réalité pas vraiment d’où nous venons. J’ai raconté à table la Légende des 100 à ma petite sœur, Kaya, et elle s’est offusquée, lorsque j’en ai eu fini, de n’avoir eu le droit qu’à une histoire et non à l’Histoire. Ce à quoi mon père lui a répondu très justement que l’Histoire, nous l’ignorions.
N’est-ce pas précisément ce dont parlait Iori ? N’est-ce pas la mission qu’il nous a proposée et dont nous nous sommes investis devant le monde entier ? Celle de découvrir nos origines ? Et de sortir enfin, après 150 ans d’existence, de cette ère primitive où notre genèse n’est rien qu’un mythe ?
Tu imagines ? Quelle idée tu as eu là ! Quel honneur tu as appelé sur nous !
Si tu étais là, je pourrais t’embrasser tant je t’en suis reconnaissant !
Capitaine, nous avons un cap !
…
Un long moment vient de passer sans que je ne t’écrive rien. J’ai vu au loin la Spore d’un de nos compatriotes planer en sens inverse de moi et après que les échos de sa trajectoire iridescente se sont effacés de ma rétine, je suis resté là, appuyé sur mes coudes, à regarder le paysage, envahi de sensations familières dont je n’ai jamais su dire si elles étaient singulières et fortes, ou égoïstes et communes à tous. Comment dire ? Je perçois en moi une source d’énergie considérable. Parfois, quand je suis face à des phénomènes qui me dépassent, en puissance ou en beauté, je la sens pulser au creux de ma poitrine, en rythme, comme si elle voulait entrer en résonance, par amour ou par défi, avec ce qui devrait me faire prendre conscience d’à quel point je suis minuscule. Face au feu rugissant, à l’eau torrentielle, au vent implacable, devant la foule innombrable, et l’amour fou … ma volonté change de nature, elle me devient perceptible au point que je suis capable de la localiser à l’intérieur de mon corps tandis qu’elle y circule sous la forme d’ondes galvanisantes, qui me font dire ceci : je suis invincible.
Tout à l’heure, alors que je clignais des yeux pour essayer de garder vivant le souvenir du passage de mon éphémère compagnon de voyage, je me suis demandé si cette invincibilité personnelle était une bonne ou une mauvaise chose. Un de mes meilleurs amis – il s’appelle Huni – semble ne jamais rien ressentir de ce genre. Peut-être que si, peut-être qu’étant moins centré sur ses propres sensations, il n’y prête simplement ni attention ni importance. En tout cas, c’est un garçon qui, quand il se sent menacé, va systématiquement aller chercher l’aide d’autrui. Pas d’une façon geignarde, attention ! Huni est un membre relativement fonctionnel de notre groupe – il est capable d’un certain nombre de comportements aberrants par ailleurs. Seulement, il a un sens inné de la collaboration. Par exemple, si un objet est situé sur une étagère trop haute pour lui, plutôt que d’essayer de grimper à la bibliothèque ou de trouver un escabeau, il va partir à la recherche de quelqu’un de grand. S’il est pris dans un courant trop puissant dans une rivière, son œil repérera les mains tendues avant de voir les rochers à sa portée. À vivre des aventures à ses côtés, on a toujours l’impression d’être un héros, parce qu’il fait en sorte de nous faire croire qu’on ne cesse de le sauver d’une multitude de situations périlleuses grâce à nos aptitudes individuelles. Mais quand on y regarde de plus près, on se rend souvent compte que c’est sa façon à lui de se comporter, son intelligence, sa confiance en nous, son élan instinctif vers les autres, qui ont rendu nos interventions et nos héroïsmes possibles.
Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre ce mécanisme, pour passer outre mes gloires momentanées, mes instants de supériorité apparente, et apercevoir l’ampleur de son génie altruiste. Le jour où j’en ai réellement pris conscience, j’ai aussi compris à quel point, et pendant si longtemps, je l’avais mésestimé, malgré moi, alors qu’il était et est, d’une manière étrange, encore le meilleur d’entre nous. N’est-ce pas de ce genre d’hommes dont une espèce complexe et complexée comme la nôtre a le plus besoin ? Plutôt que de grands mâles solides et solitaires, n’en revenant jamais de leur jouissance d’être en vie.