Les heures qui suivirent furent ponctuées d’éclats de rire lointain et de courses dans les wagons. Jude en avait profité pour se plaindre tour à tour des ambitions de sa mère, de l’indifférence croissante de son père et, comme d’habitude, de l’insupportabilité de ses frères, à commencer, comme toujours, par August qui avait eu le toupet, juste avant son départ, de lui dire de ne pas lui faire honte.
— Juste pour ça j’ai très envie de rater absolument tous mes examens et même devenir le plus mauvais cavalier de vouivre de toute la Valencia !
— Ne dis pas ça, s’était désolée Lyra en terminant de grignoter sa part de tarte à la rubarbe.
Jude avait longuement soupiré en se renfonçant dans son siège.
— De toute façon, quoi que je fasse, ça ne sera jamais assez pour eux…
Lyra l’avait observé de longues minutes alors que ses yeux se perdaient dans de lointains souvenirs. En presque onze ans d’amitié, elle n’avait pas souvenir de l’avoir entendu dire un mot gentil à propos de sa famille. Elle n’était plus très étonnée de l’entendre râler après eux, bien qu’elle ne les connaisse pas. Mais… au-delà de la colère qui bouillonnait en lui, il lui semblait que c’était un profond chagrin qui l’animait. Pourquoi ses frères et pas lui ? Pourquoi n'était-il jamais assez ? Assez bien, assez intelligent, assez talentueux.
— Pour moi tu resteras le meilleur ami que j’ai jamais eu, lui confia Lyra et il leva des yeux émus vers elle.
— Merci, avait-il soufflé la voix un peu érayée avant de se détourner.
Il espérait sans doute faire bonne figure, mais la jeune fille le vit distinctement serrer les poings.
Moins d’une heure plus tard, accablé de fatigue et bercé par les remous du wagon et le son régulier des roues sur les rails, il commença à somnoler. Lyra le vit dodeliner de la tête, prêt à se cogner contre la vitre au prochain virage un peu trop serré.
Lorsque le train tressauta un peu plus violemment, elle tira sa baguette de l’une de ses poches et fit rapidement apparaître un coussin moelleux à l’apparence de nuage entre la tempe de son ami et la vitre. Ce dernier, à moitié ensommeillé, la remercia d’un vague grognement qui la fit sourire. Et alors qu’il sombrait pour de bon dans le sommeil, Lyra se plongea dans une contemplation tranquille du paysage.
Les vastes champs agricoles avaient progressivement laissé place à quelques vergers et même des enclos où toutes sortes de bétail, du plus imposant des dragons rouges à la plus commune des vaches, se prélassait sous les rayons du soleil ou à l’ombre des arbres. Certains broutaient distraitement les herbes hautes tandis que d’autres soupirer des volutes de fumée hérissées d’étincelles.
Dans le ciel, le soleil déclinait lentement. Il surplombait l’horizon lorsque la porte du compartiment coulissa de nouveau.
Jude se réveilla brusquement et se tourna avec Lyra vers les nouveaux arrivants qui se chamaillaient. Derrière lui, le coussin nuageux s’évapora.
— Puisque je te dis que les pistons à vapeur sont les plus efficaces, s’agaçait une fille dont les longs cheveux blonds aux boucles sauvages étaient coiffés d’une grosse paire de lunette au verre épais et à la sangle de cuir.
Des lunettes de mécanicien, songea rêveusement Lyra en la détaillant. Elle portait des pantalons et une vieille veste de cuir dont les manches paraissaient un peu trop grandes et dont les épaules craquelaient un peu.
— Et moi je te dis que l’électro-injection est une valeur sûre, rétorqua le garçon qui la suivait.
Il arborait les mêmes frusques usées mais visiblement de bonne qualité qu’il avait complété par des mitaines brunes dont chaque doigt étaient pourvues de bagues crantées qu’il semblait pouvoir activer pour faire apparaître des outils miniatures – une loupe, une pince et des ciseaux, de ce qu’elle pouvait en voir entre les phalanges mécaniques de l’accessoire.
Ses cheveux châtains étaient en bataille et il avait sur le nez les mêmes grosses lunettes que la fille qu’il ôta pour regarder l’intérieur du compartiment. Lyra ne put retenir un haussement de sourcil amusé en remarquant qu’une partie de son visage était couverte d’une étrange substance qui lui donnait l’air de s’être barbouillé de suie.
— Mais bien sûr ! le railla-t-elle. Et ce n’est absolument pas pour ça que ta brillante invention nous a explosé en pleine poire !
Le garçon s’apprêtait à répliquer lorsqu’il remarqua enfin Lyra et Jude qui les observaient avec curiosité. Il pâlit aussitôt et donna un coup de coude à son amie qui se retourna enfin et parut se calmer.
— Oh, fit-elle simplement.
— Bonjour ! lança le garçon, visiblement embarrassé. Pardon pour le dérangement, on peut s’installer ? Notre compartiment a rencontré quelques… petits problèmes.
— Il l’a fait exploser, lâcha platement la fille sans se démonter.
Derrière elle, son compagnon s’empourpra jusqu’à la racine.
— Tu n’étais pas obligée de le dire ainsi ! persifla-t-il le dos raide.
— J’appelle simplement un chat, un chat, Viktor. C’est pas ma faute si t’écoute pas mes conseils, répliqua-t-elle sèchement avant de se tourner avec un sourire vers Lyra et Jude. Ça vous dérange qu’on s’installe ? poursuivit-elle sans prêter attention au dénommé Viktor qui s’apprêtait à riposter. À cause de cet idiot notre compartiment a été placé en maintenance le temps du trajet.
Lyra consulta Jude d’un regard. Ce dernier se contenta d’un haussement d’épaules et la jeune fille se tourna vers les deux nouveaux avec un sourire.
— Bien sûr, avec plaisir, répondit-elle gentiment.
Le drôle de duo parut hautement soulagé et prit place sans tarder.
— Vous êtes apprentis mécamage ? demanda Lyra tout de go alors que la fille jetait un mouchoir à son ami pour qu’il se débarbouille.
— Lui oui, répondit-elle en se redressant, c’est sa deuxième année. Je suis en première année.
— Comme nous, notifia simplement Jude avec un vague sourire.
— J’ai drôlement hâte de pouvoir choisir mes spécialisations, se désola-t-elle. La divination, franchement ? Je pensais bien en être débarrassée…
Jude jeta un regard qui semblait vouloir dire « Ah, tu vois ? Je ne suis pas le seul ! » à Lyra, qui se contenta de lui répondre par une grimace amusée.
— Oh fait, je m’appelle Evanore Gooding, lança-t-elle de but en blanc. Et l’idiot d’en face qui a fait péter notre cabine c’est Viktor Everly, un voisin un peu encombrant.
— Hé, fit-il sans grande conviction.
— Lyra Oakwood, se présenta Lyra en serrant la main qu’Evanore lui tendait. Et en face qui joue les grognons c’est Jude Kingsford, un ami d’enfance très gentil quand il ne râle pas.
— Insulte-moi autant que tu veux Lyra, je te rappellerai seulement les araignées, sourit méchamment Jude et Lyra sentit un long et très désagréable frisson lui remonter l’échine.
— Un Kingsford ? s’étonna Viktor. Je crois bien qu’on en a croisé un autre deux wagons plus haut.
— Oui, Oliver Kingsford est mon frère aîné, grogna Jude avec un sourire amer. Pour mon plus grand malheur.
Evanore et Viktor fixèrent Jude avec circonspection avant de se jeter un regard un peu perplexe.
— Les Kingsford ne s’entendent pas très bien, expliqua rapidement Lyra alors que son ami se replongeait dans une intense observation des plaines.
— Oh, on connait, te bile pas, répondit nonchalamment Evanore en se laissant aller contre son siège. J’ai personnellement trois grands frères tous plus insupportables les uns que les autres et qui croient évidemment être supérieur à moi dans tous les domaines, même ceux où je les surpasse aisément.
Jude lui jeta un regard compatissant avant de retourner à sa contemplation.
Les dernières heures de voyages, Evanore et Viktor les passèrent à continuer leur débat sur la mécanique à vapeur et cette étrange notion d’électro-énergie qui semblait fasciner ce dernier. Lyra les écoutait d’une oreille tout en admirant les vastes plaines se succéder.
Bientôt, les landes verdoyantes laissèrent leur place à des collines pareilles à d’immenses vagues figées dans leur élan. Puis, peu à peu, des arbres épineux commencèrent à tout recouvrir jusqu’à les plonger dans une profonde forêt de pins. Leurs cimes étaient si touffues que ce fut à peine si Lyra aperçu le ciel se teinter de rouge alors que le soleil s’enfonçait lentement sur l’horizon.
Quand la forêt se clairsema enfin, Lyra se redressa, en alerte. De hautes montagnes se dressaient devant eux, pareils à d’immenses crocs de dragons escarpées derrière lesquelles le soleil s’effaçait progressivement.
Remarquant son attitude, Jude l’imita et jeta un œil au dehors, rapidement suivis par les deux autres.
Le château d’Aubelune se dressait au milieu d’une plaine dégagée. Les montagnes qui l’entouraient formaient comme une muraille naturelle qui enclavait la lande et une partie de la forêt de pins qui couvrait l’arrière du domaine comme une sombre couverture.
Le cœur de Lyra s’accéléra en voyant ses hautes tours se découper dans le couchant. Elle se tourna vers Jude qui lui rendit un sourire aussi éclatant que le sien.
Sa pierre était d’un marbre immaculé qui paraissait scintiller sous le clair de lune fraichement apparu alors que ses hautes tours, innombrables, s’étiraient vers le ciel comme des doigts tendus. Ses tuiles d’ardoises reflétaient les étoiles et l’on pouvait voir, autour de ce qui ressemblait à un grand observatoire d’astronomie, une couronne d’aurore boréale.
Un lac étendait son eau claire entre la forêt et le château. À sa surface dansaient des feux follets, formant des traînées bleutées incandescente sur le passage.
Lyra avait l’impression de rêver. Encore plus lorsque, alors que le train commençait à ralentir à l’approche de la gare de Val-Creux, une vouivre s’envola de la forêt pour survoler le train. Elle avait volé si bas que Lyra, comme ses compagnons de route, eurent tout le loisir de voir les dessins que formaient ses écailles et leur couleur turquoise si particulière.
Un instant suspendu plus tard, le train s’arrêta pour de bon et dans tous les wagons on entendit retentir haut et fort :
— Gare de Val-Creux, tout le monde descend !
Par contre, le début de leur conversation avec "Puisque je te dis que les pistons à vapeur sont les plus efficaces / Et moi je te dis que l'électro-injection est une valeur sûre", je trouve que ça fait très artificiel, ça sert juste à introduire le sujet de la conversation en donnant l'impression que la conversation ne vient pas tout juste de commencer, mais en vrai, dans une dispute, personne ne va dire ça (et encore moins pile au moment d'entrer dans un compartiment), a priori à ce stade de la dispute ils en sont au moins à citer des arguments d'autorité du style "Puisque le Génie Civil utilise les pistons à vapeur / Ce sont des arriérés qui s'obstinent à ignorer les dernières avancées sur l'électro-injection"
Et je trouve ça bizarre que le chapitre s'appelle Aubelune, étant donné qu'ils arrivent tout juste à l'université
C'est vrai que ça fait un peu artificiel, même en les imaginant tourner en rond dans un dialogue de sourd. Je réfléchirai à une meilleure manière d'aborder le sujet, tes propositions sont intéressantes mais j'ai peur de partir un peu trop loin dans le worldbuilding si je parle de "Génie Civil" par exemple (pour un autre univers je suis carrément partie sur une encyclopédie, j'aimerai mieux éviter de recommencer ^^'), la deuxième proposition est plus intéressante, je verrai ça.
Quant au titre du chapitre, c'est vrai qu'il est un peu putaclik ^^' c'est surtout par rapport à la silhouette du château qu'on aperçoit vers la fin, l'arrivée tant attendue. Pour l'instant je n'ai pas d'autres idées pour le nommer mais peut-être que j'en changerai, en tout cas, merci de me le faire remarquer.
A bientôt !