Plus de trois lunes avaient passé et le peuple d’Arfer devenait une puissante force sur laquelle il faudrait compter.
À chaque fois qu'Arfer avait une envie, il utilisait la magie. Autant dans les premiers temps limitait-il son utilisation, autant désormais s'en servait-il à chaque moment de sa vie. Après avoir rabroué ses sujets parce qu'ils comptaient trop sur la magie pour vivre, Arfer faisait de même. Grisé par son pouvoir, il ne faisait plus rien lui-même, se contentant de lancer incantations sur incantations.
Arfer avait créé ce qui, à ses yeux, était le système parfait. Ce pays était tel qu'il le souhaitait et la sensation de nature divine qui l'habitait avait encore grandi.
- Monseigneur ?
- Montero ! s'exclama Arfer. Quel plaisir de vous voir ! Comment se passe la construction de la ville ? Pas encore terminée ?
- Seigneur Turiel, une femme est en bas. Elle… elle demande à vous parler. Elle dit des choses… étranges…
Arfer ne cacha pas sa surprise et suivit son sujet jusqu'au grand hall de l'école. Une jeune femme portant une jolie coiffe était présente mais elle n'était pas seule. Une trentaine de personnes, des adultes, des enfants et des vieillards, femmes et hommes, était également présente.
- Que se passe-t-il ? demanda Arfer.
- Monseigneur, cette femme, annonça Montero alors que la désignée s'inclinait, dit que son petit garçon a disparu il y a trois lunes de cela. Elle a cru qu'il était mort puis a appris qu'il était ici. Elle réclame que son fils lui soit rendu.
- Cet enfant est un être magique, annonça Arfer en haussant la voix pour que tous l'entendent. Son destin n'est pas d'être fermier. Sa présence ici est un cadeau et son pouvoir un don. Il faut être égoïste pour refuser cela à son enfant.
- Je ne crois pas qu'elle remette en question sa présence ici mais plutôt la façon fort peu courtoise dont son enfant lui a été ôté. Peut-être que… lui demander son avis aurait été une bonne chose, et cela même si sa réponse aurait été forcément positive.
- Mon fiancé, dit une jeune femme qui devait toute juste être adulte, a disparu pendant nos noces.
- Mon mari, dit une femme aux cheveux blanchissants, a disparu alors qu'il réparait la maison. Le bâtiment s'est écroulé et mon fils est mort.
Chacune leur tour, chaque personne exprima son mécontentement. Ces gens étaient venus jusqu'à la capitale à pied parfois de très loin.
- Monseigneur, ces gens avaient le droit de choisir leur destin. On ne peut pas forcer ainsi les gens à agir contre leur gré, dit Montero.
Arfer sourit et lança :
- Si je ne vous avais pas forcés à agir comme je le voulais, vous seriez encore des bouseux dans leurs huttes en fumier à se battre pour une parcelle de marécage. Je vous ai forcés à devenir une grande puissance, et alors ? Si ça va dans votre but, je ne vois pas le problème.
- Mais, seigneur, n'avons-nous pas le droit de choisir ? s'exclama Montero.
- Le choix de quoi ? De vous entretuer ? De vous écharper ? De violer, de piller, de tuer ? Non ! J'ai décidé de vous ôter vos choix et de vous forcer à agir correctement. Grâce à moi, vous vivez en paix et plus aucun de vous ne meurt de faim. Je vous ai appris à communiquer, à lire, à écrire, à marchander. Je vous ai enseigné l’hygiène et la médecine. Je vous ai apporté l'agriculture et l'élevage, le tout en seulement quatre lunes. Que croyez-vous ? Que si vous aviez eu le choix, vous seriez arrivés aussi loin ?
- Seigneur, nous voulons notre libre arbitre. Nous voulons être libres !
- Sans moi, vous n'auriez même pas eu ne serait-ce que l'idée de demander cela ! cracha Arfer.
- Seigneur, nous ne vous accusons de rien. Nous cherchons simplement à comprendre.
- Comprendre ? Je suis votre maître et vous faites ce que je vous dis, un point c'est tout.
- Mon fils est mort à cause de vous ! s'exclama la femme aux cheveux blancs.
- Oui, hé bien, dit Arfer en se calmant un peu, je… je dois bien avouer que je n'avais pas pensé aux conséquences avant de lancer mon sort. Je… Je n'ai pas fait exprès de tuer votre enfant et croyez-moi, si j'avais pu, je l'aurais empêché.
- Vous n'avez pas pensé aux conséquences de vos actes ? souffla la femme alors qu'elle affichait un visage stupéfait. En un instant, vous m'avez privée de mon époux et de mon fils unique et votre seule raison est que vous n'y aviez pas réfléchi ? Vous êtes un monstre ! Vous n'avez pensé qu'à vous et à vos seules volontés sans imaginer que cela pouvait ne pas nous plaire.
- J'ai agi dans un but global, répliqua Arfer, et si certains êtres doivent en pâtir, j'en suis sincèrement navré mais ça me semble inévitable.
- Un seigneur se doit de prendre en compte tous ses sujets ! s'exclama la femme.
- Je suis d'accord, dit un homme. Vous ne pouvez pas gouverner et laisser de côté quelques personnes qui vous dérangent !
Les exclamations fusèrent et Arfer se sentit soudain très las. Ces gens l'ennuyaient. Ils refusaient de comprendre. Il était un dieu et ces âmes tourmentées par l'ignorance et la stupidité le gênaient.
- Dispereant, dit-il.
Montero avala difficilement sa salive en voyant disparaître les trente-quatre plaignants.
- Seigneur ? bredouilla Montero. Où… Où sont-ils ?
- Qu'en sais-je ? répondit Arfer d'un ton las qui montrait clairement qu'il ne comptait pas répondre.
Arfer s'éloigna alors que Montero tremblait. Son seigneur venait purement et simplement de tuer de pauvres innocents. Son seigneur, son mentor, le guide de ce pays n'agissait plus dans le sens de la vie. Montero avait toujours vu en lui un maître distant mais bon. Aujourd'hui, il était terrifié. Que s'était-il passé pour qu'un tel malheur survienne ? Montero descendit jusqu'à la salle de recherche magique.
- Montero ! s'exclama Baout. Nous avons un problème !
- Que se passe-t-il ? répondit Montero en regardant autour de lui avec effarement.
Les livres étaient sens dessus dessous. La plupart des meubles étaient déchiquetés.
- Un sorcier vient de devenir fou. Il a hurlé qu'il était un dieu avant de sortir et de tuer des dizaines de personnes.
Montero sentit sa gorge se serrer. Pourquoi le monde devenait-il fou ?
- Et ce n'était pas n'importe quel sorcier ! annonça Baout. Il faisait partie de ceux qui étudiaient la magia verborum. Nous avons isolé les autres et ils ne vont pas bien non plus.
Montero baissa les yeux. Pourquoi les sorciers agissaient-ils de cette façon ?
- Je pense savoir pourquoi tout cela se passe, annonça Baout.
- Je vous écoute ! s'exclama Montero.
- Pour utiliser la magia verborum, les sorciers doivent avoir une foi sans faille en leur capacité. Sept jeunes sorciers sont morts en lançant un sort les dépassant mais en lequel ils croyaient tellement qu'ils y ont laissé la vie. Cette confiance, nécessaire à l'exercice de leur art, les rend… dominateurs. Ils ont l'impression d'être au dessus des autres mais on ne peut pas vraiment leur en vouloir car s'ils se croient perdants, alors ils perdent. Il faut qu'ils croient en eux de manière indéfectible pour parvenir à leurs fins.
Montero comprit ce que ressentait son maître. Il lançait des sorts extraordinaires et il croyait tellement en lui qu'il devait s'imaginer être l'égal des plus grands de ce monde. Seulement, Montero le sentait, la magie consumait l'âme de son maître de l'intérieur. Il devenait dangereux pour son peuple et même pour lui-même. Seulement voilà, Montero ignorait totalement comment lui venir en aide.
- Baout, il faut trouver un système pour permettre aux sorciers de vivre et d'utiliser leur art sans devenir des dangers. Je compte sur vous. Il faut innover.
- Qu'allez-vous faire ?
- M'opposer au seigneur Turiel, s'il est encore temps…
Baout ne dit rien mais il n'en pensait pas moins. Il avait, comme tous les sujets de Turiel, pu constater l'immensité de son pouvoir.
Arfer se trouvait en haut du plus haut donjon, et, comme à son habitude, il regardait s'agiter les milliers de fourmis qui composaient son peuple. Il entendit quelqu'un monter et reconnut Montero au bruit de ses bottes ferrées sur la pierre.
- Montero, regardez ! dit Arfer lorsque son second fut arrivé à ses côtés. La ville est presque terminée !
- Elle ne sera jamais terminée, seigneur. Elle évoluera constamment, répliqua Montero.
- Naturellement, dit Arfer, mais la construction basique est presque finie.
- La base, seigneur ? J'ignorais que les architectes avaient décidé de s'arrêter là…
- C'est moi qui l'ai décidé et ils n'ont eu d'autre choix que de se plier à ma volonté, répliqua Arfer avant de se tourner vers son second et de rajouter : Cela te dérange-t-il ?
- Nous avons un problème avec les sorciers, seigneur, annonça Montero.
- Vraiment ?
- Oui, monseigneur, il semblerait que la magia verborum les rende fous. Ils se prennent pour des dieux et privent notre peuple de son libre arbitre, annonça Montero.
Arfer se crispa à ces mots.
- Montero, si vous avez un reproche à me faire, dites-le franchement.
- Je ne parlais pas spécialement de vous, seigneur. Un sorcier a tué une dizaine de personnes en hurlant qu'il était un dieu et que nul ne devait s'opposer à lui. Les autres ne sont pas dans un meilleur état. J'ai demandé à Baout de trouver une solution au problème.
Arfer regarda Montero et il se sentit soudain très triste. Il regarda autour de lui et ne vit plus que des gens, forcés par la volonté de l'un d'eux, se croyant meilleur qu'eux, d'œuvrer, certes pour leur bien, mais sans qu'ils n'aient jamais été consultés. Leurs coutumes avaient été anéanties, leurs croyances à jamais annihilées par un être qui les avaient jugées inacceptables parce que différentes des siennes.
- Seigneur, nous vous sommes à jamais redevables de ce que vous avez fait pour nous. Nous vous aimons et ne vous oublierons jamais, dit Montero.
- Vous voulez que je parte ? comprit Arfer.
Le silence de Montero fut éloquent. Arfer hocha la tête. Lui, qui, toute sa vie, avait haï les gens de pouvoir qui agissaient de manière égoïste sans penser aux autres, venait de se rendre compte qu'il ne valait pas mieux qu'eux. Il serra la main de Montero avant de souffler :
- Bonne chance. In minam mihi ferre.
À ces mots, Arfer disparut et Montero se sentit très seul. Le pays de Turiel, ancienne terre des loups, venait de gagner sa liberté. Elle était à présent seule maîtresse de son destin. En quatre lunes, Turiel avait fait de ce conglomérat de tribus sauvages une vraie nation et voilà qu'elle allait devoir se débrouiller toute seule. Montero soupira. Il venait de prendre le pouvoir et cela le terrifiait.
Arfer apparut dans la mine abritant la bibliothèque lui ayant permis de devenir l’égal d’un dieu. Il se sentait triste et las. La magia verborum l'avait-elle réellement rendu fou ? Cela ne lui parut pas totalement stupide. Il était tellement éloigné de ce qu'il était étant jeune.
Pendant un long moment, ses pensées dérivèrent, passé et présent se mêlant, ses opinions de jeune homme s'opposant à ses actes d'adulte. Lorsqu'il sortit de sa torpeur, il décida de n'utiliser cette magie que le moins souvent possible afin de conserver son esprit. Il fut incapable de tenir sa promesse. La magia verborum était comme une drogue, s'insinuant dans l'esprit et rendant son propriétaire avide de s'en servir. Il commença à parler tout seul.
- Je ne vais plus m'en servir, plus jamais. Je vais… oui, c'est ça, bonne idée. Je vais reprendre ma recherche d'objets magiques, ainsi je pourrai me passer de cette saleté de magia verborum. Proximam magicam rem mihi designare.
C'est ainsi que, grâce à la magia verborum, il rassembla une quantité non négligeable d'objets magiques, qui allèrent gonfler la quantité déjà impressionnante d’objets enfermés dans la grotte.
Il alla même jusqu'à franchir, à l'aide d'un sort, le ravin à l'est de la terre des mages et à pénétrer dans les terres Suunit. La magia verborum lui avait révélé l'existence d'une statuette très particulière dans l'un des villages Suunit. Avide de s'en emparer, il s'y rendit.
Là, il marchanda avec le chef du village mais celui-ci refusa obstinément de la lui vendre. Rapidement énervés, les deux hommes haussèrent le ton et lorsque le chef tenta de porter la main sur lui, Arfer chuchota :
- Mortuus.
Le mot de mort. Le chef tomba la seconde suivante. Arfer détestait agir de cette façon mais si cet homme avait voulu vivre, il lui aurait suffi de lui donner ce qu'il lui demandait. La réaction des villageois fut très rapide et sans équivoque. Un guerrier arma son bras muni d'une lance. Il mourut.
Les guerriers comprirent leur défaite. Intelligents, ils s'écartèrent pour le laisser passer, dégoûtés mais conscients d'être impuissants. Arfer s'empara de la statuette et se dirigea vers la sortie, ravi que sa petite démonstration soit un jour connue de tous grâce aux guerriers survivants.
Alors qu'il allait sortir, la statuette lui échappa des mains et vola derrière lui. Surpris, il se retourna et constata qu'un homme aux cheveux noirs se tenait devant lui. En pleine force de l’âge, il était habillé comme un voyageur et malgré sa jeunesse, un feu brûlait dans ses yeux. Fait surprenant, il n'était pas Suunit. Il avait le teint clair des hommes de la terre des mages. Si c'était le cas, comment ce jeune homme avait-il pu passer le ravin ? Arfer ne chercha pas à le savoir. Il agit.
- Mortuus, dit Arfer, avide d'en finir.
Le jeune homme ne tomba pas. Ce garçon était immunisé contre son sort. Jamais Arfer n'avait lu qu'une telle chose fut possible. Il jaugea son adversaire. Le jeune homme lui lançait un regard noir plein de haine. Arfer lui avait-il causé du tort ? En tout cas, il ne se rappelait pas l'avoir jamais croisé.
- Invisibilis, souffla Arfer, pensant que se réfugier dans l'invisibilité lui permettrait de remporter la victoire.
Son adversaire murmura et Arfer redevint visible. Horrifié, il comprit qu'il n'avait pas la moindre chance contre cet homme, qui qu'il fut.
- Comment fais-tu ça ? s'exclama Arfer.
- Je suis plus doué que toi dans cet art, Turiel, annonça l'homme.
« Turiel ? » pensa Arfer en sursautant. Comment cet homme pouvait-il connaître son nom ? Il sentit une profonde terreur s'insinuer en lui.
- Qu'est-ce que tu veux ? cracha Arfer en faisant son possible pour cacher sa peur.
- Que tu t'en ailles et que plus jamais tu ne viennes déranger les Suunit. Reste de ton côté du canyon et nous n'aurons plus à nous croiser, exposa le jeune homme d'une voix calme.
Arfer réfléchit à la demande. Après tout, cette statuette ne valait pas qu'il risque sa vie pour elle. Il hocha la tête et partit sans demander son reste. L'étrange jeune homme ne fit rien pour l'en empêcher.
Arfer retourna à la mine. Cette défaite l'avait rendu amer. Lui qui se croyait invincible venait d'être mis en défaut par un jeune homme à peine arrivé à l'âge adulte. Arfer était dégoûté. Il fallait qu'il devienne puissant. Oui, il le fallait.
- Tu vas voir, petit con. Je vais revenir et tu ne vas pas en croire tes yeux. On va voir si tu es toujours aussi puissant.
Arfer se lança dans un puissant rire de gorge. Il savait ce qu'il lui restait à faire. Récupérer des reliques magiques du passé ne suffisait pas. Il fallait en créer, beaucoup, et vite. Pour cela, il n'y avait pas trente mille façons d'agir. Il lui fallait un ensorceleur et un magicien. Il réfléchit longuement et finit par concevoir son plan. Oui, c'était parfait. Après cela, nul n'oserait plus se mettre en travers de son chemin. Nul ne douterait plus de sa toute puissance.
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Le lendemain de leur arrivée à la forteresse Morden, Elna, Decklan, Claire et Sakku partaient pour une inspection des villages alentours. Ils avaient déjà traversé cinq villages.
À chaque fois, ils furent accueillis par des acclamations. Elna fut éberluée de voir le résultat de l'apparition de la magie et abasourdie par le travail des druides. Des terres autrefois sèches et arides étaient maintenant rayonnantes de vie. Malgré l'hiver froid, les champs avaient pu être moissonnés. Les gens avaient assez à manger pour tenir jusqu’au printemps.
Les druides avaient également fait repousser des forêts disparues, permettant aux villageois de se construire de nouvelles maisons en bois au lieu de la boue habituellement utilisée, le tout sans que le peuple ne rejette les serviteurs de la nature.
Comme Elna l’avait dit, le peuple n’avait rien contre les druides. Les anciennes rancœurs avaient été oubliées. Les druides avaient également guéri un grand nombre de gens.
Trois tornades avaient pu être évitées grâce aux prédictions des voyants et l'action des druides. Les Mordens traitaient leurs prisonniers avec plus de compassion, mais également plus de fermeté. Les brigands étaient attrapés encore plus vite car les Mordens ressentaient désormais la détresse des villageois et cela leur donnait des ailes.
- J'aimerais beaucoup parler aux druides. Ils ont montré un talent exceptionnel et je crois qu’ils ont besoin d’être félicités, annonça Elna.
Decklan hocha la tête. Il s’attendait à ce qu’Elna se taise mais une autre chose avait marqué la jeune magicienne. Ce qui l'avait le plus surprise lorsqu'elle avait traversé les villages était l'attitude extrêmement respectueuse des gens qu'elle croisait.
- Decklan, demanda Elna, comment les gens savent-ils qui je suis ? Ils se comportent ainsi parce que je suis une magicienne, mais ce n'est pas marqué sur mon front que je sache !
- C'est le fruit du travail de mes hommes. Tu nous as demandé de faire en sorte que le peuple sache pour le renouveau de la magie, nous l’avons fait, en expliquant aux nobles, mais également aux plus modestes, tout ce que cela impliquait. Nous nous sommes assurés qu'ils comprennent comment leur monde est géré, par qui et le rôle de chacun. Comme tu peux le constater, je porte toujours mon gant de Morden et nous avons décidé de ne pas l'ôter. Il est notre signe distinctif. C'est ainsi que le peuple sait qu'un homme est un Morden. Inutile de te dire comment on reconnaît un druide, je crois que c'est assez clair. Ces gars habillés en arbre se voient de loin. Dans ton cas, nous t'avons tout simplement décrite aux gens. Toutefois, il va falloir que tu choisisses un moyen de reconnaître les magiciens car lorsque vous serez plus nombreux, cela posera un problème.
- Tu veux que je choisisse ? s'exclama Elna.
- Il me semble logique que tu le fasses, répliqua Decklan.
- Mais… je n'en ai aucune idée ! Comment les magiciens se distinguaient-ils avant ?
- Je ne sais pas, avoua Decklan.
Elna se tourna vers Sakku. Celui-ci sourit puis annonça :
- Je crois que tu devrais choisir toi-même comment la nouvelle génération de magiciens se montrera aux yeux du monde. C'est ton rôle, en tant que magicienne. Tu sais, tu peux prendre le temps de réfléchir, après tout, ce n'est pas demain qu'un nouveau magicien montrera le bout de son nez.
- Moui, tu as raison. Je vous promets d'y réfléchir. Au fait, Decklan, dit-on sorcier ou Morden ? demanda Elna en changeant de sujet.
- Morden, lui apprit Decklan. Un sorcier est un Morden capable d’utiliser la magia verborum.
- Il n’y aura plus jamais de sorciers, comprit Elna.
- Qui sait ? Il a bien fallu que les premiers Mordens la trouvent tout seuls ! On peut sûrement recommencer !
Elna sourit à la détermination de son compagnon. Elle ne voulait pas être pessimiste alors elle ne lui fit pas part de son opinion.
Un druide s’avança. Elna reconnut sous le feuillage celui avec qui ils avaient voyagé quelques semaines auparavant.
- Bonjour, Istriel, le salua Elna.
Le druide avait retrouvé sa langue avec le retour de la magie. Ainsi, il avait pu se présenter.
- C'est un vrai plaisir de vous voir, continua Elna. Je voulais justement voir un druide. Vous tombez à pic !
Le druide s'inclina devant elle puis annonça :
- Que désirez-vous, magicienne ?
- Vous féliciter. Vous faites un excellent travail.
Le druide sourit. Il semblait apprécier le compliment.
- Les druides sont également passés chez nous, annonça Decklan. Ils ont réécrit toute notre bibliothèque. Ils ont créé les livres et leur contenu en moins d’une journée. Nos livres ont retrouvé leur jeunesse d’antan. Tu devrais faire la même chose à la citadelle.
- Et risquer que les assistants ne soient plus occupés à rien ? Certainement pas ! s’exclama Elna et tous ses compagnons rirent. Cependant, continua Elna, je retiens. C’est un don très utile que vous avez là. Encore une fois, bravo. Il semblerait que le peuple vous tolère très bien.
- Il ne nous tolère pas, précisa le druide. Il nous accueille à bras ouverts. Ça fait vraiment plaisir. Les Mordens ont fait passer le mot aux nobles : nous ne sommes en rien responsables d’une éventuelle fin du monde. Utiliser nos pouvoirs ne fait pas souffrir le monde. Du coup, tout le monde veut nous voir. Nous n’avons pas une minute à nous.
- N’oubliez pas de vivre quand même.
- Nous avons énormément de travail maintenant, mais ça se calmera rapidement. Après, l’équilibre reviendra et nous pourrons de nouveau avoir du temps pour nous. Nous sommes heureux de pouvoir ainsi aider le peuple.
Un homme interpella le druide. Il haussa les épaules, salua la magicienne avant de repartir faire son travail. Elna pensa à sa mission. Elle devait gouverner le monde, mais pas seulement.
- Comment suis-je censée reconnaître un Ar’shyia ? interrogea Elna. Je ne l’ai vu nulle part dans la bibliothèque.
Sakku fit une grimace.
- Encore un secret, c’est ça ? comprit Elna. Super…
Première mission : impossible à réussir par manque d’information. Elna se concentra sur la seconde : transmettre par télépathie les visions des voyants.
- Je peux envoyer un message télépathique à quelqu’un qui n’est pas magicien ? interrogea Elna.
- Non. Il faut être magicien pour le recevoir et le comprendre, répondit Sakku.
Deuxième mission : impossible par manque de magiciens.
- Pourquoi est-ce que les magiciens allaient chez les ensorceleurs ?
- Pour plusieurs raisons, commença Sakku. D’abord pour leur permettre de créer des objets magiques, utiles aux Mordens. Ceux-ci s’en servaient pour protéger le pays.
- N’étaient-ils pas des sorciers ? s’étonna Elna. La magia verborum ne leur suffisait pas ?
- La magia verborum utilisait beaucoup de leur pouvoir. Ils se fatiguaient vite. De plus, elle nécessitait un entraînement intensif et rigoureux. La plupart des sorciers ne maîtrisaient la langue que très tardivement. En attendant, ils utilisaient des objets magiques.
- Ensuite ? interrogea Elna.
- Ensuite, avoir des ensorceleurs vivants et non morts comme interlocuteurs était une bonne chose. Et enfin, il fallait un magicien présent sur les terres des ensorceleurs pour recevoir le message télépathique si un squelette venait à être libéré.
- Libéré ? répéta Elna.
- Lorsqu'un nécromancien, après avoir erré de village en village, déborde d’énergie, il retourne dans sa forteresse et réveille un squelette, répondit Sakku.
- Que font-ils de tous ces squelettes ? demanda Elna.
- Ce sont leurs serviteurs. Si vous retourniez aujourd’hui dans la forteresse nécromancienne, vous constateriez qu'il n'y a pas de serviteur. N'y vivent que des nécromanciens et des squelettes.
Elna fit la moue. Sakku sourit et annonça :
- Eh oui, les femmes nécromanciennes se font peigner par des squelettes. Les enfants sont bercés par des morts-vivants.
Elna en frissonna de dégoût.
- Jusqu'à sa mort, le squelette reste avec son nécromancien, finit Sakku.
- Jusqu'à la mort du nécromancien ? demanda Elna qui n'était pas sûre d'avoir compris.
- Non, jusqu'à la mort du squelette, précisa Sakku.
- Parce que le squelette meurt ? s'étonna Elna.
- En fait, le nécromancien se sert de l'énergie emmagasinée non seulement pour créer le squelette mais également pour le contrôler par la suite. Lorsque l'énergie du nécromancien devient critique, il ordonne au squelette de mourir et celui-ci tombe en morceaux. Il ne peut plus être réveillé. On dit que le corps est désartibulé.
- Que se passe-t-il si le nécromancien est vidé de son énergie sans que le squelette ne se soit suicidé ? interrogea Elna.
- C'est très grave, répondit Sakku, car seul le nécromancien qui a réveillé le squelette peut le tuer. Aucune arme ne pourra jamais l'arrêter. La seule aspiration d'un squelette est de tuer le plus de gens possible. Parfois, ça arrive qu'un jeune nécromancien ne connaisse pas assez bien ses pouvoirs et ne se rende pas compte que son énergie est trop basse pour ordonner au squelette de se tuer – oui, cela demande plus d'énergie que de lui demander de balayer – et alors le squelette se transforme en un monstre sanguinaire.
- Comment les nécromanciens gèrent-ils cela ? demanda Elna.
- Ils ont un enseignement très rude et très strict. Un apprenti nécromancien n'est déclaré apte à pratiquer la nécromancie qu'après des tests particulièrement difficiles.
- Mais si cela arrive tout de même ?
- Alors les nécromanciens lancent leurs squelettes sur le monstre pour le ralentir et appellent le reste de la communauté à la rescousse.
- Comment cela ?
- Seule la combinaison d'un ensorceleur et d'un magicien peut tuer un squelette. L'ensorceleur utilise la magie intérieure du magicien pour contrôler le squelette et lui ordonner de se suicider.
- Djumbé m’en avait déjà parlé mais je n’avais pas très bien saisi. C’est plus clair maintenant.
Troisième mission : impossible à réussir par manque de volonté. Elna détestait quand on lui prenait ses pouvoirs. Elle ne pourrait jamais tenir sa promesse faite aux ensorceleurs, même pour une lune.
- Ton dégoût vient de la déchirure, murmura Sakku en voyant la grimace sur le visage de la magicienne. Si tu t’étais séparée, l’idée de prêter tes pouvoirs à un ensorceleur ne te répugnerait pas autant.
- Il n'arrive jamais que les ensorceleurs gardent un magicien contre sa volonté ? demanda Elna.
- Ce n'est pas possible, répondit Sakku. Je t'explique. Lorsque Djumbé a contrôlé tes pouvoirs, il ne contrôlait qu'eux et non tes actes. Tu ne t'en es sûrement pas aperçue parce que tu souffrais, mais tu pouvais bouger et donc le tuer si tu voulais. En fait, un ensorceleur ne peut pas contrôler les actes d'un magicien et lancer un sort compliqué. C'est pourquoi, pour lutter contre un squelette, il est essentiel que le magicien soit consentant. De même, ensorceler un objet demande une énorme dépense d'énergie.
- Pour contrôler les actes d'un homme, il suffit de l'attacher, fit remarquer Elna.
- C'est le rôle de l'assistant d'empêcher ça, fit remarquer Sakku.
Claire sourit. Apparemment, elle savait déjà tout cela. Les cours de Sakku avaient porté leurs fruits.
- On se dirige vers le prochain village ? proposa Decklan et Elna acquiesça d’un geste.
Elle réfléchissait encore en silence lorsqu’ils entrèrent dans le village suivant. Elna ne regardait pas vraiment les gens qui la saluaient. Elle était dans la lune. Decklan lui parlait mais elle ne l’écoutait pas. Il expliquait le travail qui avait été fait ici, par qui, comment mais Elna ne lui prêtait aucune attention. Le Morden finit par s’arrêter. Elna sentit son regard peser sur elle. Elle se tourna vers lui mais sans le voir vraiment. Elle avait le regard vide, comme si elle voyait plus loin, autre chose.
- Elna ? Ça va ? demanda Decklan, inquiet.
Elna ferma les yeux et le sentit. Il était là, très proche. Sa présence lui réchauffait le cœur. Elle descendit de cheval sans s’en rendre compte, se dirigea vers une petite maison en bois fraîchement construite et entra sans y avoir été invitée.
- Elna ? Qu'est-ce que tu fais ? interrogea Decklan.
Comme il n'avait toujours pas de réponse, il suivit la jeune femme à l'intérieur. La maison était petite mais coquette. La demeure en bois semblait confortable. Sur une paillasse, une femme hurla de douleur.
- Encore un petit effort, Marie, il est presque là ! dit une autre femme.
Elna s'approcha. Sur la paillasse, une jeune paysanne brune accouchait. Une sage-femme se tenait devant elle. En voyant Elna, elle s'inclina. La femme enceinte tenta de faire la même chose mais la douleur d'une nouvelle contraction l'en empêcha et lui arracha un nouveau cri de douleur. Elna resta à côté, silencieuse.
- Pousse, Marie, vas-y ! dit l'accoucheuse.
Elna prit la main de la femme. Marie la serra. La douleur de la mère fut immédiatement apaisée.
- Une dernière fois, Marie, pousse ! ordonna la sage-femme.
Marie poussa mais ne hurla pas, la douleur étant apaisée par la magicienne qui lui tenait la main. Enfin, l'enfant sortit et vagit. Elna tendit les bras et l'accoucheuse lui donna l'enfant. Elna ferma les yeux puis souffla :
- Cet enfant est un Ar'shyia.
Decklan sursauta. Marie, elle, sourit.
- Emmenez-le. Offrez à mon fils une vie hors du commun. Je vous le laisse de bon cœur, magicienne. Je sais que sa vie sera extraordinaire grâce à vous.
Elna tendit son fils à sa mère. Marie le prit et, une larme sur son visage, entreprit de dire bonjour et au revoir à son enfant.
- Il est tellement petit, murmura Elna à Decklan. Qu'est-ce que je vais faire d'un bébé, moi ?
- L'élever, répondit Decklan au creux de l'oreille.
- Je ne sais pas m'occuper des enfants !
- Je doute que cette jeune femme soit plus experte que toi ou moi. Nous apprendrons, chérie, voilà tout.
Elna se tourna vers Decklan et le regarda dans les yeux.
- Oh ! Decklan ! Que ferais-je sans toi ? Je t'aime !
Elle l'embrassa devant l'assemblée. Les deux paysannes rougirent et sourirent.
- Au revoir, mon fils, dit Marie en le tendant à Elna.
- Comment s'appelle-t-il ? demanda Elna en prenant l'enfant.
- Taïmy, dit Marie. Si vous le voulez bien.
Elna regarda Decklan. Ce nom était parfait pour un magicien.
- Taïmy, répéta Elna. C'est très joli. Ça lui va à ravir. Excellent choix.
Marie sourit. Les deux Mordens et Elna quittèrent la demeure.
- Magicienne ! interpella Marie.
Elna se retourna. Marie continua :
- Encore merci d'offrir cette vie à mon fils. Je vous en suis vraiment reconnaissante. Le reverrai-je un jour ?
- Je l'ignore. Écoutez votre cœur. S'il vous répond oui, c'est que ça sera le cas, répondit Elna avant de sortir.
Claire, qui était restée à la porte, ouvrit de grands yeux en voyant Elna porter un bébé. Decklan l'aida à monter à cheval. Sakku s'approcha.
- Elna ? Qu'est-ce que c'est ?
- Un bébé, répliqua Elna.
Sakku la foudroya du regard. Decklan et Elna rirent puis Elna annonça :
- Sakku, je te présente Taïmy, le premier Ar'shyia mâle de cette nouvelle ère magique !
Sakku afficha un visage à la fois ravi et nostalgique.
- Ce n'est pas moi qui ai choisi le nom, précisa Elna. C'est sa mère. Je trouve qu'il lui convient très bien.
- Ne le change pas, c'est parfait, annonça Sakku en caressant la petite main de l'enfant.
- On retourne à la forteresse. Ce bébé a besoin d'un berceau bien chaud et de calme, annonça Elna. Tu m’excuseras auprès des factions magiques que j’étais censée rencontrer.
- Ils comprendront, assura Decklan.
Un homme apparut devant Elna.
- Pour vous, magicienne : du lait de vache juste tiré… pour le bébé.
- Merci beaucoup. Que la paix vous guide, souffla Elna.
L'homme s'inclina puis s'éloigna. Elna donna le lait à Claire qui le mit dans une besace accrochée à son cheval et le groupe partit pour la forteresse.
Elna se rendit compte que ses appréhensions vis-à-vis de ses capacités de mère étaient infondées. D'abord parce qu'elle s'en sortait comme si elle avait fait ça toute sa vie et ensuite parce que la magie aidait beaucoup.
Decklan se révéla être subjugué par l'enfant. Il n'arrêtait pas de le prendre, de le bercer, profitant de la moindre possibilité pour le prendre dans ses bras. Elna était ravie. Les assistants - et surtout Ketall - furent encore plus gâteux que Decklan, tant et si bien qu'Elna n'arrivait qu'avec peine à prendre l'enfant. Nul doute que ce petit garçon recevrait beaucoup d'amour.
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Elna avait choisi, puisqu’elle ne pouvait pas aller au devant des factions magiques, qu’elles viendraient à elle. Elle les avait convoqués à la forteresse. Chacune – sauf les nécromanciens qui avaient poliment exprimé un refus qui exaspérait Elna – avait envoyé leur chef en personne pour cette première entrevue. Un émissaire viendrait probablement les fois suivantes mais chacun – sauf les nécromanciens - prenait la mesure de l’importance de ce moment.
Le grand maître des Mordens était présent mais Decklan était tout de même là, assis aux côtés de sa compagne, Taïmy dans les bras. Ils s'étaient réunis autour d’une grande table.
- Je vous souhaite à tous la bienvenue. Si je vous ai conviés ici, c'est afin de mettre en commun tout ce que nous avons fait ces deux derniers mois. Je crois que ça serait une bonne chose de tout mettre au clair afin de permettre une meilleure gestion des futurs événements.
Tous acquiescèrent et la réunion commença. Des serviteurs apportèrent des poulets, des pommes de terre, des navets, des carottes et autre légumes, puis des tourtes aux épinards. Vinrent ensuite trois immenses plateaux de fromage puis les desserts : paniers de fruits - pommes, raisins, poires, pêches, abricots - et des tartes aux groseilles, le tout accompagné de pain et arrosé de nombreuses cruches de vin de framboise.
Pendant tout le repas, seul Istriel parla, tant les siens avaient accompli de travail. Puis les Mordens s’exprimèrent, indiquant leurs actions pour le peuple mais également contre les envahisseurs, que le renouveau de la magie semblait avoir enragés. Les frontières n’étaient sécurisées que grâce à la présence et au courage des Mordens.
La mère des voyants indiqua que ces derniers étaient enfin parvenus à classer toutes les visions reçues depuis le renouveau de la magie. Malheureusement, l’absence de magiciens sur le terrain rendait difficile la diffusion d’informations. De fait, les druides devaient plus souvent réparer les dégâts causés par des problèmes climatiques que les éviter, ce qui leur coûtait du temps et de l’énergie. Elna profita de cette réflexion pour présenter Taïmy aux membres du conseil. Ils furent tous ravis d'apprendre qu'un Ar'shyia avait déjà été découvert. Ils crurent que cela mettait fin à la réunion, mais il n’en était rien.
- J’ai demandé aux voyants de se tourner vers le passé, annonça Elna. Leur archives révèlent qu’ils étaient très utiles dans des jugements compliqués car ils pouvaient voir le passé, sans aucune erreur possible, celui-ci étant figé.
Chacun digéra l’information.
- Je leur ai demandé de tenter de voir la disparition de la magie. Qu’en est-il ?
- Ce n’est pas possible, annonça la voyante. Nous ne pouvons pas traverser le vide. Lorsque nous nous tournons vers le passé, c’est comme s’il n’y avait rien. Nous ne pouvons que voir les événements postérieurs au retour de la magie.
- Continuez à essayer.
- Qu’est-ce que vous cherchez à savoir ? interrogea Djumbé. Il me semble que nous savons désormais à peu près bien ce qui s’est passé !
Elna montra qu’elle ne comptait pas répondre. Ce qu’elle voulait, c’était savoir qui était ce fameux prophète, qui avait prédit, à tort, qu’elle rendrait la magie au monde. L’existence de ce prophète étant un secret, Elna ne pouvait en parler.
- Les ensorceleurs ont été chargés d’étudier la pierre magique de Sakku, annonça Elna. Des résultats ?
- Sans magie, difficile à dire, avoua Djumbé. Toutes nos études prouvent qu’elle semble fonctionner. Naturellement, personne n’ira jusqu’à la toucher pour vérifier.
- Pensez-vous être en mesure de recréer un tel objet ? interrogea Elna.
- Nous n’en savons rien. Il faudrait que nous essayions. Pour cela, il nous faudrait énormément de magie pendant un très long moment. Ceci n’étant pas possible, la question restera sans réponse.
Elna hocha la tête. Les nécromanciens étant absents, la réunion se termina sur cette note négative. Des conversations plus banales décollèrent. Djumbé s'assit à côté d'Elna et demanda :
- J'ai eu une commande d'un objet magique. Je sais que je n'ai pas le droit de vous demander ça ici, magicienne. Mais…
- C’est d’accord, à condition que je n’aie pas à me rendre chez vous comme je vous l’avais promis.
- Un objet magique contre une lune, le compte n’y est pas, fit remarquer l’ensorceleur.
- Vous pourrez le refaire. Je ne veux juste pas quitter la citadelle. Maintenant que j’ai la charge d’un futur magicien, il n’est plus question de m’éloigner d’ici.
- Je comprends tout à fait. Accepteriez-vous qu’un ensorceleur vive à la forteresse en permanence ? Pas moi, évidemment, je dois m’occuper de mon peuple mais un artisan ?
- D’accord, accepta Elna après quelques secondes de réflexion. Tant qu’il ne s’approche pas de l’Ar’shyia.
- Il préférera vos pouvoirs aux siens, assura Djumbé et cela ne rassura absolument pas Elna.
- Faites ça en douceur, parce que j’ai horreur de ça. Apparemment, c’est dû au fait que vous m’avez déchirée.
- J’irai le plus vite possible. Vous êtes prête ?
- Quoi, là, tout de suite, maintenant ? lança Elna.
- J'ai l'objet à ensorceler sur moi. Ça ne prendra que quelques instants.
Elna le regarda de travers puis hocha la tête. La sensation qui suivit fut étrange mais pas douloureuse. Le regard de Djumbé devint brillant puis ternit lorsqu'il cessa de la contrôler.
- Merci, magicienne.
- Je vous en prie, répondit Elna. C'est un plaisir de faire des affaires avec vous.
Elna sentit qu'il lui avait pris une grande partie de son énergie. Elle n'aurait probablement pas eu la force d'en faire deux comme celui-là. Djumbé retourna à sa place, rangeant le nouvel objet magique. De quoi nourrir son peuple pendant un bon moment.
Claire et Sakku arrivèrent peu après. Claire venait de finir son entraînement au combat et elle semblait éreintée. Sakku était un excellent professeur mais il se montrait intraitable avec la jeune assistante.
- Ça va, Elna ? interrogea Claire en dévisageant sa sœur.
- Très bien, pourquoi ?
Claire plissa les yeux et la scruta, comme si elle lisait en elle. Elna se sentit accusée et elle ne tint pas :
- Bon, d’accord, Djumbé a utilisé mes pouvoirs pour créer un objet. Et alors ?
- Tu l'as laissé te posséder, s'exclama Claire. Sans ma présence ? Mais je sers à quoi moi alors !
- Je suis désolée mais je ne risquais rien, entourée de tout le monde. Et puis, j’ai confiance en Djumbé. Au fait, désormais, un ensorceleur vivra à la citadelle. Les Mordens ont besoin d’objets magiques. Comme je ne peux pas me rendre chez les ensorceleurs, j’ai permis qu’ils viennent à moi.
- Ça ne va pas plaire à Ketall, maugréa Sakku.
- Ça ne me plaît pas, à moi, fit remarquer Claire.
- Ça fait aussi partie de mon travail, dit Elna.
- Mais tu détestes ça, argua Claire.
Elna ne répondit rien. Ce n’était pas comme si elle avait le choix.
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L'hiver avait été doux. La vie s'écoulait. Taïmy grandissait chaque jour un peu plus. Elna travaillait tout le temps. Le matin, elle se rendait à la bibliothèque des mages pour apprendre de nouveaux sorts. L’après-midi était consacré à la gouvernance du monde. Elle recevait les ambassadeurs, gérait les conflits. Le soir, Decklan lui donnait des leçons de combat, de politique, de géographie. Il lui apprenait à être un chef.
Elna entra dans la salle qui servait de bureau à Decklan. Il s'agissait en fait d'une salle d'armes dans laquelle il avait fait dresser une table. Il avait choisi cette salle pour sa décoration ainsi que pour son ouverture sur la cour intérieure qui lui permettait de sortir se défouler dès qu'il en ressentait le besoin.
- Chérie ! Qu'est-ce qui t'amène ici ? Un problème avec Taïmy ? s'enquit Decklan.
- Pas le moins du monde, répondit Elna en souriant. Je voulais juste te prévenir que je prévois de me rendre chez les ensorceleurs. J'ai déjà demandé aux écuyers de prévoir quatre chevaux. Naturellement, si tu as trop de travail, j'en ferai desseller un.
Decklan sourit puis annonça :
- Inutile, je serai ravi de t'accompagner. Que comptes-tu faire là-bas ?
- Ah ça, c'est un secret, dit Elna. J'ai prévenu la nourrice de Taïmy, elle prendra soin de lui. Ketall est également au courant de notre départ. Il s'occupera de tenir la citadelle en mon absence.
- Combien de temps serons-nous absents ?
- Je l'ignore, répondit Elna. Une lune me semble un temps raisonnable.
Decklan acquiesça. Elna sortit. Le Morden était troublé. Pourquoi Elna avait-elle refusé de lui dire la raison de sa visite chez les ensorceleurs ? Pourquoi avait-elle besoin de se rendre là-bas alors qu’un ensorceleur vivait au château ? Il décida de lui reposer la question plus tard et de se concentrer sur son travail en attendant.
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- Tu ne veux toujours pas me dire pourquoi nous sommes là ? demanda Decklan à l’arrivée sur les terres des ensorceleurs.
- Elle ne veut rien dire à personne, intervint Claire, pas même à son assistante. Croyez-moi, je l'ai presque torturée pour qu'elle me le dise mais il n'y a rien eu à faire !
Decklan sourit. Si Claire n'arrivait pas réussi à la faire parler, alors personne n'y parviendrait. Lorsque Djumbé fut prévenu de l'arrivée de la magicienne sur ses terres, il en fut plus que surpris et ne le cacha pas.
- Magicienne ! Quel plaisir de vous voir ! Que me vaut cet honneur ? s'exclama le suzerain lorsque les voyageurs furent installés dans la caverne principale.
- J’aimerais discuter dans un endroit plus privé. Est-ce possible ? Ce n’est pas de votre peuple que je souhaite me cacher, mais d’eux, précisa Elna en désignant ses compagnons du regard. Seule Claire, mon assistante, peut rester.
Djumbé fit un geste et les membres du groupe furent mis à la porte avec douceur, mais fermeté.
- Ce que vous avez à me dire est secret ? interrogea Djumbé.
- Pas le moins du monde, majesté, répondit Elna. Je veux juste faire la surprise à Decklan et comme je sais que Sakku ne tiendra pas sa langue…
Claire sourit.
- Merci de ta confiance.
Elna sourit à sa petite sœur avant d'annoncer :
- Voilà, ensorceleur, j'aimerais que vous créiez un objet magique… très spécial. Toutefois, j'ignore si ce que je veux est faisable.
- Dites toujours, proposa Djumbé.
- Voilà, je sais que vous avez créé le gant des Mordens. J'aurais d'abord une question : est-ce que tous les gants Mordens sont rouges ?
- Oui, tous, répondit l'ensorceleur. C'est ainsi qu'ils le voulaient.
- D'accord. Ces gants ont la faculté de transformer la magie extérieure en douleur. Seriez-vous en mesure d'ensorceler un gant blanc de telle manière qu'il prenne la magie intérieure d'un magicien et permette par contact, d'apaiser les gens ? Pas de les guérir, précisa Elna, car le gant des Mordens ne blesse pas, il fait souffrir, ce qui est très différent. Je veux donc que le gant blanc apaise la douleur mais ne guérisse pas.
L'ensorceleur réfléchit un instant puis annonça :
- Faire qu'un gant apaise la douleur n'est pas une trop grande difficulté. Par contre, faire qu'il se serve dans la magie intérieure de son porteur est une toute autre histoire. Je n'ai aucune idée de la manière de faire et je n'ai pas souvenir que quiconque ait fait cela auparavant. Cela va me demander beaucoup de recherches. Je vais probablement devoir m'y prendre à plusieurs reprises avant d'obtenir ce que vous voulez et encore, je ne vous promets pas que j'y arrive.
- Je m'offre à vos soins. Essayez tant que vous le voudrez, déclara Elna.
- Je vais d'abord faire des recherches dans la bibliothèque et discuter avec plusieurs de mes confrères. Cela pourra prendre plusieurs jours. Avez-vous le gant à ensorceler ?
- Le gant ? Non, dit Elna. Je… Je n'ai absolument pas pensé à amener un gant.
Elle se trouva totalement ridicule.
- Parfait, dit Djumbé. Ainsi, cela me laissera du temps pour chercher. Le temps que vous alliez chez les druides et que vous reveniez, j'aurai eu le temps de faire mes recherches.
- Chez les druides ? répéta Elna.
- Oui, c'est encore le mieux. Ainsi, vous obtiendrez un gant sans couture, de la matière et de la couleur que vous souhaitez, le tout dans un temps record. Les gants des Mordens ont été créés par les druides. De plus, chaque test va demander un gant. On en aura bien besoin d'une trentaine pour être sûr de ne pas en manquer.
Elna hocha la tête. Elle n'avait pas imaginé devoir se rendre chez les hommes de nature, mais l'idée lui plut assez. Le groupe dormit chez les ensorceleurs puis partit pour les terres druidiques.
- Je suppose, lança Decklan, que tu ne vas pas nous dire pourquoi nous allons chez les druides ?
- Non, en effet, répondit Elna.
- Claire, s'il te plaît, supplia Sakku d'une voix douce et caressante, dis-nous ce qu'elle mijote.
- Je ne trahirai pas ma magicienne, répliqua Claire. Un bon professeur m'a dit que c'était le premier devoir d'un assistant.
Sakku se renfrogna. Il l'avait trop bien formée.
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La forêt des druides rayonnait. Elna fut menée devant Istriel, accompagnée de Claire, tandis que Sakku et Decklan restaient à l'entrée, gardant les chevaux.
- Magicienne ! C'est une telle surprise de vous voir ici. Y aurait-il un problème ? s'enquit Istriel.
- Pas le moindre. J'aurais une faveur à vous demander, annonça Elna.
- Une faveur ? répéta le druide.
- Oui, accepteriez-vous de me créer un objet, un vêtement en fait ?
- Tout dépend de ce que vous voulez, magicienne, lança le druide.
- Je voudrais une trentaine de gants identiques. Des gants blancs, légers, tout le contraire des gants en cuir rouges des Mordens, annonça Elna.
Le druide sembla un instant perdu dans ses pensées. Puis, il fixa à nouveau ses visiteurs et annonça :
- Comme ça, ça vous va ?
Il tendit un gant blanc à Elna.
- Je l'ai créé main gauche, j'ai supposé que c'était ce que vous vouliez… annonça le druide.
- Vous avez très bien supposé, Istriel, annonça Elna.
Elle enfila le gant. Il était souple, doux, léger, agréable et d'un blanc éclatant.
- C'est parfait, assura Elna.
Istriel tendit la main. Elna lui rendit le gant. Le druide fit apparaître de la boue et trempa le gant dedans. Il en ressortit sans la moindre tâche.
- Vous êtes génial ! s'exclama Elna. Merveilleux même !
Istriel sourit au compliment.
- Je vous fais la trentaine à trois cents pièces d'or, payable quand vous le souhaitez. Je vous fais confiance, précisa-t-il.
Elna fit la moue puis lâcha :
- Vous, au moins, vous ne perdez pas le sens des affaires.
- C'est un prix d'ami, lui assura Istriel. Je l'aurais fait payer le triple à mes autres clients.
Elna sourit. Elle n'en croyait pas un mot.
- Je ne pensais pas les druides aussi bons commerçants. Je tâcherai de m'en souvenir, à l'avenir, dit-elle.
- Faites comme bon vous semble, magicienne. Je vous ferai amener les gants dès qu’ils seront prêts. En attendant, vous pouvez rejoindre vos compagnons.
- Istriel ? demanda-t-elle. Ne pouvons-nous pas visiter votre forêt ?
- Si vous le voulez vraiment, magicienne, je vous guiderai. Toutefois, nous préférerions que ce ne soit pas le cas. Nous aimons notre solitude et n'apprécions guère de voir des étrangers fouler notre sol.
Elna s'inclina puis annonça :
- En ce cas, je vais rejoindre mes compagnons.
- J'espère que vous ne le prenez pas comme une agression, lança Istriel. Nous sommes totalement dévoués et loyaux aux magiciens.
- N'ayez crainte, je ne le prends pas mal. Nous avons tous des façons différentes d'être. Pour vivre ensemble en harmonie, nous devons avant tout accepter les croyances et volontés de chacun. Je respecte vos souhaits.
Istriel s'inclina. Il semblait soulagé. Claire salua le druide puis les deux femmes rejoignirent leurs compagnons.
Elles résistèrent aux questions des deux hommes qui tentèrent, en vain, de leur tirer les vers du nez. Ils furent coupés par un druide amenant une besace à Elna. Decklan et Sakku tentèrent d'en voir le contenu : en vain. Lorsque les deux hommes apprirent qu'Elna retournait chez les ensorceleurs, ils se moquèrent gentiment d'elle, disant qu'elle ne savait décidément pas ce qu'elle voulait.
Sakku et Decklan étaient devenus de grands amis. Ils parlaient beaucoup et riaient souvent. Pendant le trajet de retour chez les ensorceleurs, ils essayèrent plusieurs fois d'ouvrir le sac à l'insu d'Elna mais celle-ci avait fermé la besace par magie si bien que les deux hommes ne parvinrent à aucun résultat.
De retour dans la caverne de Djumbé, Elna donna les gants à l'ambassadeur tandis que celui-ci expliquait :
- Nous n'avons rien trouvé à la bibliothèque. Personne n'a jamais créé ce genre d'objet auparavant. Une trentaine des meilleurs ensorceleurs tentent de trouver une solution mais ils ont besoin de magie intérieure pour vraiment avancer. Nous avons plusieurs pistes. Il ne reste qu’à les tester. Nous allons d'abord expérimenter quelques sorts simples sur des pierres ou des bouts de bois.
Elna acquiesça. Chaque jour pendant ce qui lui sembla une éternité, son pouvoir fut contrôlé par des centaines d'ensorceleurs. Elle était vidée plusieurs fois par jour et ce traitement la rendait malade.
Decklan montrait sa désapprobation. Sakku, quant à lui, était au bord de la crise de nerfs. À chaque instant, il menaçait de tirer son épée et de trancher un ensorceleur en deux.
Claire, quant à elle, restait sereine tout en prenant bien soin de sa grande sœur. À la lune suivante, aucun ensorceleur n'était parvenu à un résultat concluant. Les ensorceleurs étaient un peu perdus. Ils doutaient d'y arriver un jour.
- Nous rencontrons plusieurs problèmes, annonça Djumbé à Elna alors que Decklan et Sakku étaient allés aider les forgerons. D'abord, nous n'arrivons absolument pas à faire en sorte que la magie intérieure de l'objet puise dans la magie intérieure du porteur et non dans la magie extérieure. Ensuite, nous sommes obligés de stopper nos recherches très vite parce que vous êtes vidée. Ce n'est pas de votre faute mais cela retarde considérablement notre avancée. Au vu de votre état, nous avons décidé de faire une pause.
Elna soupira. Elle était effectivement très faible.
- Pourquoi est-ce si difficile d'aller chercher la magie dans le porteur ?
- Parce que la magie intérieure est protégée. La récupérer tient du miracle. Seuls les ensorceleurs parviennent à faire cela et nous ignorons comment nous le faisons. Nous essayons de faire se reproduire le phénomène, sans le moindre résultat.
- Comment fonctionnent habituellement les objets magiques ? s'enquit Elna.
- Ils contiennent de la magie intérieure, celle du magicien qui nous a aidés à le créer. L'objet magique contient deux pouvoirs : celui de prendre la magie extérieure et celui de lancer le sort désiré.
- Pouvez-vous faire en sorte que le gant utilise sa propre magie intérieure pour lancer le sort ?
- Probablement, mais un bout de bois ne peut pas contenir beaucoup d'énergie, alors il n'agira pas longtemps avant de se décharger et de devenir inutile. Le fait d'utiliser la magie extérieure lui permet de durer éternellement, sauf en cas d'absence de magie extérieure, naturellement.
Elna sourit puis demanda :
- Un magicien peut-il, sans l'aide d'un ensorceleur, recharger un objet magique en magie intérieure ?
Djumbé sembla considérer la question. Il comprenait où elle voulait en venir. Elna continua :
- Le fait que le magicien doive recharger volontairement le gant a deux conséquences. La première, négative, est que s'il n'a plus de magie intérieure, il ne pourra pas s'apaiser lui-même. Mais bon, s'il n'a plus de magie intérieure, je doute qu'un simple apaisement soit suffisant. La seconde, positive, est que personne ne pourra forcer un magicien à utiliser son gant et lui voler son énergie de cette manière.
Djumbé acquiesça. Il se leva puis annonça :
- Je vais en parler avec mes collègues. Ça pourrait bien fonctionner !
Djumbé sortit. Elna, exténuée de tant donner son énergie, s'endormit aussitôt.
Elle ne se réveilla que le lendemain, complètement affamée. Après un bon déjeuner, elle se sentit d'attaque pour un nouvel essai. Les ensorceleurs envoûtèrent une pierre. Elle était censée voler. Elle lévita doucement puis, après seulement quelques secondes de vol, elle retomba sur le sol. Les ensorceleurs explosèrent de joie.
- C'est la première fois que je suis aussi heureux de voir un objet magique fonctionner aussi peu de temps, annonça Djumbé. Magicienne, voudriez-vous essayer de recharger l'objet ?
Elna avait lu dans la bibliothèque des mages comment transférer sa magie. Cela pouvait s’avérer très utile lorsque plusieurs magiciens se retrouvaient pour lancer un sort complexe. Un seul le lançait, les autres se contentant de lui donner de la magie. Elna savait théoriquement comment le faire mais elle n’avait jamais essayé. Elle se concentra, appliquant les conseils des livres et soudain, la petite pierre s’éleva dans les airs. Elna sourit.
- Ça peut être un bon entraînement au transfert de pouvoir, souffla-t-elle.
Djumbé prit la pierre, la mit dans la main d'Elna et chuchota :
- Cadeau, pour Taïmy.
Elna le remercia d'un regard et d'un grand sourire. Djumbé annonça :
- Bien, maintenant, il va falloir refaire ça sur un gant et avec un sort un peu plus complexe. Je ne pense pas qu'on y arrive du premier coup, mais j'ai désormais bon espoir qu'on parvienne à un résultat.
Les ensorceleurs se mirent au travail. Cinq d'entre eux se mettaient ensemble pour envoûter le gant. Elna se sentait déchirée à chaque essai. Djumbé lui avait expliqué que chaque ensorceleur apposait un sort ou une partie de sort différente, et vu la complexité du gant, il en fallait au moins cinq. Chaque tentative vidait Elna, lui arrachant même parfois des cris de douleur.
- Ils le font exprès, accusa Sakku à Decklan lorsqu'au loin, ils entendirent Elna crier une nouvelle fois. Lorsqu'ils auront fait ce qu'elle désire, elle s'en ira et ils retourneront à leur état de mort-vivants. Alors, ils font en sorte que ça prenne du temps.
Decklan ne répondit rien. Il n'oserait jamais accuser ainsi les ensorceleurs mais il dut avouer qu'il pensait la même chose que Sakku.
Elna s'était à nouveau écroulée. Les ensorceleurs allaient de plus en plus près de ses limites. Lorsqu'elle s'éveilla, Djumbé la veillait.
- Bonjour, magicienne. Comment allez-vous ? Nous avons eu peur pour vous. Vous avez perdu connaissance pendant deux jours.
Elna s'assit avec difficulté puis annonça difficilement :
- J'ai mal partout mais ça va. Je m'en remettrai. Vous n'y allez pas de main morte !
- Nous avions craint un moment que vous n'ayez pas assez de pouvoir mais finalement…
Djumbé tendit un gant à Elna. Les yeux de la jeune femme brillèrent. Elle toucha le gant mais rien ne se passa.
- Il est vide, annonça Djumbé.
Elna passa le gant sur sa main, le chargea puis attrapa sa main droite de sa main gauche. Toutes ses douleurs disparurent. Elle se sentit bien, en paix. Lorsque le gant fut vide, elle lâcha sa main dans un sourire éclatant.
- On dirait que ça fonctionne, annonça Djumbé.
- C'est merveilleux. Ça donne exactement la sensation que j'espérais. Un puissant bonheur, une sensation de joie, d'allégresse, de légèreté et la disparition de toute souffrance. C'est exceptionnel ! Merci beaucoup.
- Je vous en prie, dit Djumbé. Ce fut un plaisir de vous servir, magicienne.
- Par contre, annonça Elna, les autres gants, vous les ferez plus tard… lorsque mon pouvoir aura grandi.
Djumbé sourit et hocha la tête.
- Vous ne m'avez pas dit pourquoi vous vouliez ce gant, mais je me doute de son utilité. Quand comptez-vous le dire à Decklan ?
- Je compte bien le faire mariner encore un petit peu, sourit la magicienne.
Lorsqu’Elna annonça à son compagnon que l'objet était enfin terminé, Decklan voulut le voir mais sa tentative fut vaine. Elna déclara vouloir aller chez les Mordens. Decklan et Sakku furent difficilement supportables pendant tout le temps que prit le voyage. Ils ne cessaient de harceler les deux femmes de questions, parfois tellement bien tournées qu'elles faillirent tomber dans le piège. Malgré tout, le secret était toujours gardé lorsque le groupe arriva devant la forteresse Morden.
- Magicienne ! s'exclama Beckaert, le nouveau grand maître Morden. C'est un plaisir de vous voir chez nous. J'allais justement me mettre à table. Accepteriez-vous de partager mon repas ?
- Avec joie, grand maître, répondit Elna.
Lorsqu'ils furent devant le déjeuner, Beckaert demanda :
- Voulez-vous que je vous fasse un rapport de nos activités, magicienne ?
- Non, merci, seigneur Beckaert, pas maintenant. Je ne suis pas venue ici pour cela. C'est une autre raison qui m'amène.
- Vraiment ? Que puis-je pour vous ?
- Vous vous occupez bien d'instruire le peuple…
- En effet, auriez-vous une annonce à faire ? Une nouvelle loi ? s'enquit le maître Morden.
Elna ne savait pas qu'elle pouvait changer les lois. Elle garda cette information dans un coin de son esprit et annonça :
- Non, je voudrais que vous annonciez au peuple le nouveau signe distinctif des magiciens.
Decklan faillit recracher le ragoût qu'il avait dans la bouche. Il avala avec difficulté puis s'écria :
- Quoi ?
Il reprit un ton plus calme et demanda :
- Tu as trouvé ? Je ne savais même pas que tu avais cherché.
Le groupe sourit à la remarque.
- Contrairement à ce que tu sembles croire, répliqua Elna, je t'écoute. Tu me dis qu'il faut que je trouve une façon de nous démarquer, je le fais.
- J'en suis ravi, chérie, assura Decklan.
- Quel signe dois-je faire décrire au peuple ? s'enquit le grand maître Morden.
Elna sortit le gant de sa poche et le mit.
- Ça, répondit-elle en montrant sa main avant de continuer. Un gant blanc, porté à la main gauche. Il utilise la magie intérieure de son porteur magique pour fonctionner, inutile donc d'espérer que n'importe qui s'en serve. Enfin… Beckaert, accepteriez-vous de vous prêter à une petite expérience ?
Le Morden hocha de la tête.
- Vous êtes bien aimable. Voudriez-vous vous faire souffrir avec votre gant, s'il vous plaît ?
Le Morden sursauta puis posa sa main droite sur sa main gauche. La souffrance se lut dans ses yeux mais il ne cria pas. Après un court instant, Elna annonça :
- Cela devrait suffire. Maintenant, tendez-moi votre main gauche, voulez-vous ?
Le maître Morden obéit. Lorsque le gant blanc effleura sa peau, Beckaert gémit de plaisir. Il sourit instantanément. Elna retira sa main. Le Morden semblait en pleine extase.
- C'est merveilleux comme sensation. Je ne crois pas avoir jamais été aussi bien de toute ma vie.
- Je vous prie de m'excuser. Vous auriez probablement ressenti tout cela sans la souffrance préalable, mais il me semble que ça a rendu la démonstration encore plus convaincante.
- Ne vous excusez pas, ce n'est pas un peu de souffrance qui me font peur, répliqua le maître Morden en souriant. Par contre, je ne serais pas contre d'être à nouveau touché par votre gant. C'est tellement merveilleux.
Il effleura la main d'Elna mais rien ne se produisit.
- Comme je vous l'ai dit, annonça Elna, le gant fonctionne avec ma magie intérieure. Il marche si je le veux. De plus, je vous trouve bien impoli de me toucher ainsi sans mon consentement, maître Morden.
Beckaert s'inclina puis s'aplatit en excuses. Elna le pardonna assez froidement puis retrouva le sourire en voyant la mine ravie de Decklan.
- Qu'en penses-tu, chéri ?
- J'en pense que tu as tout compris, annonça Decklan. Tu as créé un gant qui est l'exact opposé du nôtre, c'est une idée excellente que j'aime beaucoup. Je pourrais tester par moi-même l'effet du gant ?
Elna se leva, s'approcha de son amant mais ne le toucha pas de son gant. Elle se pencha sur lui et lui chuchota à l'oreille :
- Ce soir… je suis assez curieuse de l'effet que ça peut avoir pendant que nous… hum…
Decklan rougit légèrement puis sourit. Il avait hâte que la nuit tombe. Les autres personnes présentes dans la pièce ne surent pas ce qu'Elna avait pu dire à Decklan mais à le voir sourire, ils se doutèrent que ça lui avait beaucoup plu. Le plaisir dut être au rendez-vous ce soir là car les deux amants utilisèrent très souvent le gant par la suite.
Le lendemain, Elna et Decklan se promenaient dans un parc. La vie renouvelée par le printemps apportait aux promeneurs joie et allégresse sans qu'aucune magie autre que celle de la nature ne soit nécessaire.
Ils s'assirent sur un banc de pierre. Ils restèrent ainsi, proches l'un de l'autre, en silence, profitant juste de ce moment et de la présence de l'autre, jusqu'à ce que Decklan rompe le silence.
- Nous nous devons beaucoup l'un à l'autre. Sans toi, je serais encore un mort-vivant.
- Sans toi, je serais seule et tu n’imagines pas à quel point j’ai horreur de ça, dit Elna.
Decklan acquiesça. Il s'agenouilla devant elle, lui prit la main et annonça :
- Je voudrais pouvoir te soutenir pour toute ma vie, t'aimer et te chérir à jamais. Je voudrais pouvoir crier notre amour au monde. Chérie, veux-tu m'épouser ?
Elna sourit. Ses yeux brillaient. D'une voix tremblante, elle souffla :
- Oui… oui, je le veux.
Decklan l'embrassa fougueusement. Sous la pleine lune, à la forteresse magique, un immense mariage fut célébré. Dans ce monde nouveau, Decklan et Elna se déclarèrent mutuellement amour et fidélité, à jamais.