Le drap occultant de l’entrée de la chambre d’Iro remue doucement. Une vague se forme en son centre, dessine une main qui glisse à l’extrémité gauche et cherche à en saisit le bout, poussant Iro à se retrancher furtivement pour saisir la rapière au sol. Une touffe de cheveux s’expose timidement. Dense et rebelle, les oreilles recouvertes, le dessus de sa tête ressemble à un nid. Sa chevelure est emprisonnée dans une longue et épaisse tresse faisant deux fois le tour de son cou, couvrant la moitié de son visage, tel une écharpe. Sa pointe est ornée d’un bec métallique iridescent, une barrette qui pendule à chacun de ses mouvements. Iro, possédée, saisit l’épaule de l’invité, le tire vers l’intérieur, le pousse de tout son corps, dos au sol, avant de chevaucher son ventre pour l’immobiliser. Elle s’apprête à appuyer sur le cou de l’invité la rapière pour étouffer ses cris, mais la stupéfaction de son visage accompagné de ses paumes ouvertes en signe de capitulation la stoppe dans son action agressive. Elle s’assoit à côté et remarque progressivement que l’invité revêt l’uniforme d’un apprenti architecte.
« Salut… Je m’appelle Wazo, dit l’invité, le regard curieux et timide, enthousiaste, la voix légèrement étouffée par l’écharpe de cheveux. Je suis désolé. Je voulais te prévenir de l’arrivée du professeur, mais j’ai paniqué et… jeté un livre dans ta direction. Une chance qu’il ne te soit pas arrivé en plein visage, car le professeur ce serait posé des questions. D’habitude il ne traîne pas dans les quartiers lors des sorties scolaires, et ça me laisse le temps de bouquiner tranquillement, par contre… elle balaye de haut en bas des yeux les habits d’Iro. Tu reviens d’une sacrée aventure ? Bottes de garde, une cape, une rapière… » l’enthousiasme dans la voix de Wazo diminue à chaque détail émergeant. Les filets de sang séché sur les bottes, l’illusion d’une cape derrière une couverture usée de terre, emplie de sueurs, et la rapière à la merci d’une tremblante empoigne nécrotique change son attitude. Avec une intention réconfortante, « ça va ? » Ces quelques mots suffirent pour sortir Iro de son éclipse mentale, aveuglée, toute la pression de son corps s’échappe de sa gorge, engourdissant sa mâchoire, elle balbutie : « Qui est, Que fais-tu ? Que… » Les mots s’entrechoquent à la sortie de sa bouche, les pensées s’accumulent ne sachant plus donner de suite, toutes muselées par le bruit frénétique de sa respiration qui s’emballe. Wazo se redresse et enveloppe Iro, au chagrin fredonnant, sur sa poitrine.
« Tout va bien se passer… », répète-t-elle au rythme de tendre tapotements.
Une fois les larmes séchées, Iro et Wazo se tiennent debout devant la cage vide. Le plumier a été réaménagé, rembourré, tapissé de tissus afin d’accueillir noblement la dépouille de l’oiseau de compagnie.
« J’ai retrouvé mon oiseau mort, s’exprime Iro avec un ton inquisitoire. Il a été empoisonné et je cherchais un coupable. Sur le moment, je ne pensais pas clairement, je sais pas ce qui m’a pris de fouiller les autres chambres, et d’imaginer qu’un autre apprenti puisse…
– Peut-être que si… Iro fronce les sourcils. Je ne parle pas de moi, nie Wazo, les bras tendus, oscillant les mains pour se corriger. Ce que je veux dire… Je traîne souvent dans le quartier des architectes. Pour bouquiner au calme entre les tas de papiers. Depuis le départ des apprentis vers les différentes villes frontières, peu de personnes sont passées par le quartier, à part le Professeur…
– Suis-moi, interrompe Iro, on va fouiller les quartiers du Professeur
– Non, absolument pas, le professeur t’a déjà sous son œil.
– Une simple question de patiente, prochain cycle, après les cours, je…
– Mais, tu vas m’écouter ! Wazo tire ses nattes vers le bas, dévoile sa bouche afin d’être clairement entendu. Pour le moment tu as besoin de te reposer, et changer tes vêtements…
– mes vêtements… ma tunique…
Wazo secoue fermement la main d’Iro pour l’arracher d’un torrent de pensée, fouille dans son regard une lumière qui pourrait la guider hors de cette tempête.
– Il existe un temps pour tout. Un temps pour enquêter. Un temps pour se reposer. Un temps pour s’endeuiller. Un temps pour se réjouir. Si tu as besoin d’aide, je peux… Iro sort de sa torpeur… mais écoutes ton corps. Wazo attire son regard sur la rapière fermement tenue. Tu as besoin de lâcher prise. »
Iro relâche son poing, duquel Wazo prend la rapière, et avec délicatesse la dépose sur le comptoir à côté de la cage vide. Elle salue cordialement de la tête puis se dirige à pas feutrés vers la sortie de la chambre, comme si le temps lui manquait. Iro tente de la rattraper, mais la voit dévaler l’escalier mural sur la pointe des pieds et quitter le quartier par la porte principale. Elle n’habite pas dans le quartier des architectes. Un sentiment amer d’avoir été trompé remonte, mais sa volonté de trouver le repos chasse ces mauvais esprits. Ce dernier conflit assigne un coup final sur son mental, la portant à son lit sur lequel elle s’échoue sur le ventre.
Perdu dans un rêve brumeux, sous un dôme de nuage noir, des troncs sans têtes surgissent en obstacle sur son passage. À ses pieds les ronces serpentent au sol, la suivent, l’observent en prenant des formes mesquines. Elle se retourne à chaque son de ruée, mais ses peurs ne se matérialisent pas. Ultime rempart, dernier espoir, elle surprend Meos courir d’un trou de brume à l’autre, le poursuit, dans sa cavale, mais ne rétrécit jamais la distance. Sa tunique d’apprenti grossit, l’encombre, elle l’arrache une fois, d’une poussée de vitesse elle se retrouve derrière Meos, tente de frôler du bout des doigts son coude, mais la tunique pousse à nouveau sur sa peau. Tel un fardeau, elle la déchire en boucle, en vain, ne le rattrape pas. Sanglotante, elle s’arrête de courir tandis qu’il disparaît une dernière fois dans la brume. Elle observe la tunique, aperçoit des ronces se dessiner dessus, brillant sous les lueurs d’une lumière froide zénithal. Ses yeux n’ont pas le temps de discerner la source de la lueur, alors qu’une bête obscure lui tombe dessus, l’écrasant dans la brume dans un vacarme final, une cacophonie de cloches cauchemardesques.
Ses muscles tiraillent de douleur à chaque étirement, les joues divisées par les ruissellements de larmes séchées, les oreilles sifflantes, Iro ouvre ses yeux, plombés par la fatigue mentale. La réalité s’installe dans son esprit, tandis que le brouhaha du quartier lui remémore le début imminent du cours. Elle se jette hors du lit, saisit une tunique pliée sur l’étagère murale et se précipite dans la salle de bain pour en ressortir le visage nettoyé, la sueur épongée, les cheveux attachés en vrac, le ventre grognant. Elle s’avance vers le comptoir pour saisir un vivre, et constate la cage vide à côté du plumier funéraire. Son cœur est sur le point de faillir à nouveau, mais la réminiscence de sa promesse faite à Meos, et le réconfort de Wazo, rejette l’idée. Le visage décidé, elle dévore le vivre et quitte la chambre en tirant le drap occultant d’un coup sec.
Le quartier des architectes fourmille de personnes. Certains rentrent aux quartiers pour se reposer, d’autre le quittent pour travailler. Des apprentis suivent le Professeur qui se dirige vers la salle centrale. Cette salle ne comporte qu’une seule entrée. Un couloir fermé en fer débouche sur un piédestal sur lequel le Professeur, stationnant sous un puits de lumière, accueille chaque élève, et l’invite à regagner son gradin respectif. Les quatre gradins ne sont jamais remplis, mais chaque apprenti respecte les coutumes et s’assied par ordre de séniorité, d’arrivée chez les architectes, du premier au quatrième gradin, du plus récent aux plus anciens. Lorsque Iro arrive en dernière, le professeur lui jette un regard noir avant de frapper des mains pour demander le silence. Elle fait une pause pour faire face à l’entièreté de la salle. Certains poursuivent leur discussion, d’autres la regardent étonnés de son attitude. Au second rang à droite, elle ressent une pression du coin de l’œil, Hani. Son visage exprime le dégoût, la haine. Iro se refuse à le confronter, en tout cas pour le moment. Les poings serrés, elle utilise la douleur pour éviter que sa peur et sa colère produisent un mélange explosif. A deux doigts de détonner, elle finit de parcourir la classe et croise les yeux avec Wazo, assise à l’extrémité gauche du dernier gradin qui, dans un réflexe de timidité, baisse la tête. Iro s’apprête à monter sur les gradins, avec l’intention de rejoindre Wazo, mais se fait interpeler par le professeur.
« Apprenti Iro, rejoignez votre place », dit-il en montrant d’un signe de tête sa place au premier gradin à droite du couloir.
Iro s’assoie, tourne la tête à droite, se penche en avant et arrière, mais en vain, le couloir bloque toute vision sur Wazo, explique en partie la raison pour laquelle elle n’avait jamais remarqué sa présence au par avant.
« Bien ! Nous allons pourvoir commencer le cours, entame le professeur avec éloquence. Mais avant ! Je tiens à accueillir un nouvel apprenti parmi nous.
Une figure se lève du siège à droite d’Iro, lui arrachant une expression de surprise tant sa présence était discrète. On peut distinguer, par sa manière de marcher et sa prestance, qu’il pourrait rejoindre le rang des plus âgés parmi les apprentis, mais aussi des plus athlétiques. Son visage inspire confiance et maturité, dépourvu de traits de malices, mais de près, son regard lointain, dirigé vers l’horizon, le trahissait. Comme si la profondeur de ses yeux s’ensevelissait au-delà de son visage, tel un masque de porcelaine régnant sur les abysses.
– Je m’appelle Raivo, et je suis fier d’avoir rejoins l’ordre des apprentis architecte. Je suis impatient de pouvoir grandir, et vieillir avec vous tous. Pour le Croc !
– De l’ambition ! De la loyauté ! Merveilleux, n’est-ce pas ? Vous pouvez regagner votre place Apprenti Raivo. Le professeur se met au centre du piédestal, lève les bras embrassant la salle de sa présence. L’ordre des architectes existe pour le Croc ! Notre devoir n’est pas uniquement de l’entretenir, mais aussi de le faire resplendir, le faire grandir. Le Croc est notre seul, et unique arme face à l’obscurité primordiale. Et de ça pointe, il la perce ! Nous gracie d’une lumière pure ! Éternelle ! »
Un moment passe, ses bras redescendent sous la lumière mouvante, puis il s’adresse à la salle l’air concerner, tandis que les apprentis répondent chacun à leur tour en désordre.
« Votre dernière expédition à un village frontière avait un but précis, lequel ?
– Voir les monstres… enfin leur cadavre.
– Pas seulement. Qu’avez-vous vu d’autre ?
– Des géants voilés, avec des énormes massues de métal.
– Une description peu respectable pour notre première, et dernière, ligne de défense. Cette expédition vous a présenté la dernière faction de notre société, les Aventuriers. En fonction de la spécialité que vous choisirez, certains d’entre vous devront travailler avec eux. Outre la chasse aux monstres téméraires qui daignent s’affaiblir sous la lumière, leur travail est aussi de repousser la végétation ronceuse.
– Est-ce qu’un monstre peut atteindre le Croc ?
– On a pas encore constaté de monstres capables d’endurer la lumière sur une période suffisante, tant leur peau brûle et se consume à son exposition. La plupart se contentent de faire marche arrière pour retourner dans la forêt, mais certains, probablement possédés par la folie, s’attaquent aux alentours des villages frontières. Heureusement, ils sont interceptés par les Aventuriers.
– Est-il possible de les contrôler ? demande Iro.
Le professeur la fixe, la dévisage tandis que Raivo la scrute du coin de l’œil.
– Les contrôler ? À quel prix ! S’approcher d’une de ces bêtes est une condamnation à mort. C’est tout bonnement impossible. Qu’est-ce qui a pu vous donner une tel idée apprenti Iro ?
Elle baisse les yeux tandis que le professeur récupère l’attention de la salle.
– Ne cherchez pas expliquer le mal. Ces monstres ne sont que des monstres ! Ce nom suffit à définir leur existence, et leur destinée. Repoussez-les, exterminez-les !
Quelque pas sur le piédestal, le professeur s’approche du tableau et le tapote de la main.
– Maintenant, nous allons procéder à une évaluation. Chacun à votre tour, vous reproduirez vos croquis, souvenirs, et expliquerez vos observations à vos camarades. La fidélité de la représentation ainsi que la perspicacité de l’explication seront prises en compte. »
Chaque apprenti attend son tour pour passer au tableau, seul Iro, Raivo et Wazo ne quittent pas leurs gradins, les mains vides.
À la fin de l’évaluation, le dernier apprenti regagnant sa place, le professeur s’adresse une dernière fois à la salle : « Vous pouvez regagner vos quartiers. »
Sur le trajet vers la sortie il s’arrête brièvement devant Raivo, et d’un sourire serviable, lui dit : « Si vous avez une question, passez dans me rendre visite dans les hauts quartiers, quand bon vous semble
– Je n’y manquerais pas, hoche Raivo de la tête, tandis que le professeur s’engouffre dans le couloir. D’un air surpris, il tente un échange avec Iro. Il est toujours aussi pressé ?
– ou attendu », murmure inconsciemment Iro sans porter attention à son interlocuteur.
Les apprentis empruntent le couloir vers la sortie. Iro reste assise, se penche de temps en temps, dévisage chaque personne, provoquant parfois des réactions de gènes et petits rires, alors que l’attention est monopolisé par son nouveau voisin, tandis qu’elle guette Wazo.
Soudain, la table est cognée, Iro, le buste penché vers l’avant, voit ses appuis glisser sur les côtés, tombe. Son menton rebondit à l’impact, provoquant un claquement de dents retentissant. Elle compte rapidement ses dents avec sa langue, avant de gémir son mécontentement : Qu’est-ce…
Elle est coupée par le ton ferme de son agresseur, Hani, les yeux injectés de colère, non pas en sa direction, mais vers celle de Raivo.
« Tu n’as pas ta place ici »