CHAPITRE 9 - Le projet

Par Nqadiri

Il existe une règle fondamentale en management : un bon projet nécessite toute votre attention. Il en existe une autre, plus ancienne : un enfant aussi.

Farid regarde son téléphone vibrer pendant la réunion stratégique. Message de Leïla : "Je vomis ton ambition professionnelle tous les matins entre 7h et 9h." Il sourit, avant que la voix de Marc-Antoine ne le ramène aux chiffres.

PROJET 1 : AMSTERDAM
Objectif : Déploiement européen d'une solution digitale
Budget : 9 chiffres
Timeline : Q3-Q4 2027
KPIs : Tous mesurables

PROJET 2 : BÉBÉ 
Objectif : Création d'un être humain
Budget : Non quantifiable
Timeline : Printemps 2028
KPIs : Un cœur qui bat

MOIS 1 - Le Lancement

"Messieurs", lance Marc-Antoine dans la salle Disruption, "nous tenons le deal du siècle. Farid pilotera le projet."

"Madame", annonce la gynécologue dans son cabinet douillet, "vous allez avoir un bébé."

Deux projets, deux équipes, deux mondes. D'un côté, une armée de consultants en costume-cravate. De l'autre, une femme qui découvre que son corps abrite un secret plus grand que tous les NDAs d'InnovCorp.

MOIS 2 - La Phase d'Étude

AMSTERDAM :
Les slides défilent dans la salle de réunion. Farid présente la stratégie de déploiement avec l'assurance d'un chef d'orchestre. "Notre approche sera progressive, pays par pays."

Marc-Antoine hoche la tête : "Excellent mindset. Full focus sur le projet." Autour de la table, les costumes-cravates prennent des notes. Le budget est colossal, les enjeux aussi. Trois pays à convaincre, douze mois pour le faire, une carrière qui se joue.

Dans le reflet de la baie vitrée, Farid aperçoit son reflet. Son costume Smuggler impeccable cache les nuits courtes. Son sourire calibré dissimule l'appréhension. Champion de la transformation digitale à l'extérieur, mari absent à l'intérieur.

BÉBÉ :
Premier rendez-vous gynéco. La chaise à côté de Leïla reste vide.
"Désolé, call urgent avec le board."
Sur l'écran de l'échographie, un petit point qui pulse. Pas de KPI pour mesurer l'émotion d'un premier battement de cœur.

La gynécologue pointe des détails sur l'écran. Leïla hoche la tête, enregistre chaque information dans son cœur plutôt que sur un powerpoint. Elle filme avec son téléphone. Peut-être que Farid regardera ce soir, entre deux mails.

Dans la salle d'attente, d'autres futures mères. Certaines seules, d'autres main dans la main avec leur conjoint. Leïla caresse son ventre encore plat. "Au moins", pense-t-elle, "ton père excelle dans quelque chose."

MOIS 3 - Les Premiers Signes

AMSTERDAM :
Les premiers contrats tombent. La Belgique signe. Les Pays-Bas suivent. Dans son bureau au 42ème étage, Farid orchestre une symphonie de signatures électroniques et de calls internationaux.

"C'est ton moment, Farid", sourit Marc-Antoine en lui tapant l'épaule. "Ta trajectoire est exceptionnelle." Une bouteille de champagne à 500 euros apparaît comme par magie. Il est 11h du matin, mais le succès n'attend pas.

Les félicitations pleuvent. Le board est impressionné. Son téléphone n'arrête pas de vibrer : mails de congratulations, invitations à des dîners "stratégiques", promesses de bonus exceptionnels. Son compte en banque va exploser, comme son nombre d'heures supplémentaires.

BÉBÉ :
Les nausées s'installent comme des squatteurs sans préavis. Elles ne respectent aucun planning, aucun timing, aucune réunion importante.

"C'est normal", rassure la mère de Farid en apportant son quinzième thé à la menthe de la journée. "Ton corps apprend à créer la vie pendant que ton mari apprend à la manquer."

Dans la salle de bain, Leïla observe son reflet. Son corps change imperceptiblement. Pas encore visible pour les autres, mais elle le sent. Comme elle sent l'absence de Farid, qui devient aussi régulière que ses nausées matinales.

À l'association, ses élèves sont aux petits soins. Aisha lui apporte des crackers salés. Medhi a fait des recherches sur les remèdes naturels contre les nausées. "C'est plus efficace que les calls avec Amsterdam", plaisante-t-elle.

MOIS 4 - L'Expansion

AMSTERDAM :
"Il faut que tu montes là-bas", annonce Marc-Antoine. "Une semaine, deux maximum."

Le Marriott d'Amsterdam sent le cuir et l'ambition. De sa chambre au 23ème étage, Farid observe une ville qui ne dort jamais vraiment. Comme lui. Entre deux réunions, il fixe son téléphone. Trois messages de Leïla :
"Deuxième échographie demain"
"La gynéco dit que tout va bien"
"Je t'enverrai les photos"

Il répond par un pouce levé. Ce soir, il a dîner avec le board néerlandais.

"Tu es notre meilleur élément", lui dit le CEO local. "Un exemple parfait d'intégration."
Farid sourit poliment. Il pense à son père qui n'a jamais manqué un dîner, qui rentrait chaque soir à la même heure, sa sacoche de postier sur l'épaule. Qui avait le temps.

BÉBÉ :
Les nausées s'estompent enfin. Une nouvelle énergie s'installe. 

Dans le cabinet médical, l'écran montre quelque chose de plus précis maintenant. Plus un point qui pulse, mais une forme qui ressemble à un petit humain. La gynécologue pointe différentes parties : "Regardez la colonne vertébrale, la tête..."

Leïla filme tout. Ce soir, peut-être que Farid aura cinq minutes entre son dîner corporate et son debriefing pour regarder leur enfant grandir en accéléré sur son iPhone dernier cri.

Sa belle-mère passe tous les jours maintenant. "Ton père ne gagnait pas des millions", dit-elle en préparant le couscous. "Mais il était là chaque soir pour te raconter des histoires. Parfois la richesse se compte différemment."

MOIS 5 - Les Mouvements

AMSTERDAM :
Les chiffres dansent sur son écran. Des millions qui transitent d'un pays à l'autre. Son équipe grandit : trois pays, douze personnes sous sa responsabilité. Sa signature vaut de l'or maintenant.

"C'est le moment de penser à la suite", suggère Marc-Antoine entre deux réunions. "Manager Associé avant 30 ans, ça te parle ?"

Farid acquiesce mécaniquement. Sur son bureau, une échographie qu'il n'a pas eu le temps de regarder en détail. À côté, le cours de l'action InnovCorp qui ne cesse de monter.

BÉBÉ :
"Je l'ai senti bouger", annonce Leïla un soir, alors que Farid répond à des mails urgents.

"Hein ? Qui ?"
"Ton enfant. Notre bébé."
"Ah... c'est... super."
Son téléphone vibre : "Emergency call with Stockholm."

Elle le regarde disparaître dans son bureau, son oreillette déjà en place. Par la porte entrouverte, elle l'entend parler chiffres, croissance, expansion. Pendant ce temps, sous sa main, leur enfant vit sa propre version du succès.

AMSTERDAM :
23h, l'écran de son MacBook illumine encore le bureau :
"Great job everyone, next steps tomorrow..."

Son téléphone vibre. Karim.
"Je quitte McKinsey", annonce son ami sans préambule.
"Quoi ? Mais ton bonus..."
"Mon âme vaut plus que leur variable."

BÉBÉ :
"Ton ami a toujours été un poète", dit Leïla en caressant son ventre. "Un consultant qui préfère le oud aux slides, c'est comme un bébé qui danse la salsa dans mon ventre à 3h du matin - totalement disruptif."

Farid hésite entre deux mondes : "Mais il va faire quoi ?"
"Vivre", répond Leïla. "Tu sais, ce truc qu'on fait entre deux quarters quand on oublie son oreillette aux toilettes."

Le bébé donne un coup, comme pour approuver.
"Même lui vote pour le oud", rit Leïla. "Tu crois que Marc-Antoine accepterait un 'Congé Spiritualité' comme Karim ?"

MOIS 6 - Les Priorités

AMSTERDAM :
"L'Allemagne veut qu'on accélère", annonce Marc-Antoine. "Il faut que tu passes au moins deux semaines à Berlin."

Farid regarde son calendrier. La date de l'échographie morphologique clignote en rouge.
"C'est... c'est l'examen important", murmure-t-il.
"On peut faire une visio", suggère Marc-Antoine. "La technologie, c'est magique. Tu pourras tout voir en remote."

BÉBÉ :
"Notre bébé fait la taille d'une papaye", lit Leïla sur son application. "Et il pèse le poids de tous tes rapports trimestriels réunis. Il paraît qu'il peut déjà entendre nos voix."

"Dans ce cas", répond Farid entre deux mails, "il doit connaître par cœur les termes 'call', 'urgent' et 'je te rappelle dans cinq minutes'."

"J'ai reçu un message de Karim", dit-elle doucement. "Il donne son premier cours de oud la semaine prochaine. Le même jour que ton workshop Berlin."

"Et il dit que pendant que tu optimises le futur de l'Europe digitale", continue Leïla, "lui apprend à des enfants que certaines notes ne rentrent dans aucune spreadsheet."

Le bébé donne un coup vigoureux. 
"Je crois qu'il vote pour l'option oud", sourit-elle. "À moins que ce ne soit un pitch pour une augmentation de son allocation nutella."

MOIS 7 - Le Poids des Choses

AMSTERDAM :
Les chiffres n'ont jamais été aussi bons. L'Europe du Nord est conquise. Le board parle d'expansion vers l'Est.
"Tu es notre pépite", dit Marc-Antoine. "Notre success story."

Farid se regarde dans le miroir des toilettes corporate. Sa cravate Hermès cache bien son malaise. Son costume Smuggler dissimule parfaitement le poids des absences.

BÉBÉ :
Le ventre de Leïla est maintenant une évidence que même le plus aveugle des KPIs ne pourrait ignorer.

"Il donne des coups différents selon les heures", explique-t-elle. "Le matin, c'est plutôt salsa. L'après-midi, plus flamenco. Et le soir, quand tu es en call... je dirais breakdance contestataire."

"Il a l'air... agité", répond Farid en checkant ses mails.
"Normal. Il essaie d'attirer l'attention de son père. Mais celui-ci est trop occupé à révolutionner le monde, un powerpoint à la fois."

AMSTERDAM :
"Une dernière chose", lance Marc-Antoine alors que Farid s'apprête à quitter le bureau pour la première fois avant 21h. "J'ai programmé un dîner avec les Allemands. Ce soir."

Son téléphone vibre. Message de Leïla : "Cours de préparation à l'accouchement. Comme prévu. Comme la semaine dernière. Comme la semaine d'avant."

"Je ne peux pas décaler", s'excuse Marc-Antoine. "Ils repartent demain matin."

BÉBÉ :
Dans la salle du cours de préparation, Leïla observe les autres couples. Les futurs pères apprennent les gestes, les respirations, les positions.

La sage-femme s'approche : "Votre mari est encore en réunion ?"
"Non, il révolutionne l'Europe. Mais il m'a promis de regarder le replay. Entre deux calls. Peut-être. Si le cours est assez disruptif."

Le bébé donne un coup. 
"Celui-là", sourit-elle en caressant son ventre, "c'était soit un coup de pied contre le capitalisme, soit un high kick d'approbation pour la dernière proposition d'Amsterdam. Difficile à dire."

MOIS 8 - L'Attente

AMSTERDAM :
Le projet est un succès total. L'Europe du Nord est conquise, l'Est se profile. Dans son bureau, Farid aligne les chiffres comme d'autres alignent les planètes.

"Une dernière série de meetings", annonce Marc-Antoine. "Stockholm, Berlin, Amsterdam. Dix jours, pas plus."

"Mais Leïla est à un mois du terme..."

"C'est parfait !" Son manager a ce sourire qui fait briller son MBA. "Tu seras rentré largement avant. Et puis maintenant, les bébés aussi sont agiles, non ?"

BÉBÉ :
Dans leur appartement, Leïla prépare la chambre. Seule. Sa belle-mère passe tous les jours maintenant.

"Tu sais", dit-elle en pliant des bodies minuscules, "ton père-là, il était peut-être juste postier, mais il a vu ton frère faire ses premiers pas. Tous ses premiers pas."

Le bébé bouge différemment maintenant. Plus de place pour les pirouettes. Juste des étirements, des pressions, des promesses.

"J'ai fait installer Teams dans la salle d'accouchement", plaisante Leïla quand Farid rentre tard. "Au cas où tu serais en call quand ça commence. On pourra faire un 'Birth Review' en direct."

Il rit jaune. Elle ne rit pas du tout.

Quelque part au Maroc, Karim envoie une photo : lui, souriant, entouré d'élèves et de leurs ouds. 
"Certains succès", écrit-il, "ne se mesurent pas en chiffres d'affaires."

Le mois se termine. Amsterdam attend. Berlin aussi. 
Et leur bébé, lui, n'attend plus qu'un mois pour leur rappeler que certains rendez-vous ne se déplacent pas.​​​​​​​​​

L’empereur est peut-être nu, mais maintenant il va bientôt être temps d’apprendre à changer ses couches.

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Edouard PArle
Posté le 21/12/2024
Coucou Nqadiri !
Je profite de mon passage par ici pour te profiter de ta victoire aux HO ! Quand je l'ai découverte, j'ai tout de suite su que c'était une sacré pépite, originale, drôle et hyper intéressante. Ca fait trop plaisir de voir que ça plaît aux plumes (=
Petite remarque qui va au-delà de ce chapitre mais qui ne me vient que maintenant :
Je trouve qu'il y a quelques répétitions thématiques dans ces chapitres, dans l'opposition du quotidien Farid et de celui de sa femme. Aussi quelques passages qui je pense mériteraient d'être plus implicites / suggestifs. Par exemple :
" Il essaie d'attirer l'attention de son père. Mais celui-ci est trop occupé à révolutionner le monde, un powerpoint à la fois." Je pense que couper à père serait encore plus percutant, on sait déjà ce que son père est occupé à faire.
Dans l'ensemble, j'ai passé un bon moment de lecture ! C'est intéressant de voir l'enfant grandir, ça augure un nouveau tiraillement pour Farid qui semble malheureusement bien loin d'un retour à ce qu'il a pu être au moment de sa rencontre avec Leïla. Intéressant de voir la trajectoire de Karim, que j'imagine prendre de l'importance par la suite de l'histoire.
Mes remarques :
"Les nausées s'installent comme des squatteurs sans préavis." virgule après squatteurs ?
"Ton corps apprend à créer la vie pendant que ton mari apprend à la manquer." ouch, sacré passage !
"Ce soir, il a dîner avec le board néerlandais." -> il dîne ?
"Sur son bureau, une échographie qu'il n'a pas eu le temps de regarder en détail. À côté, le cours de l'action InnovCorp qui ne cesse de monter." superbe image !
"Le bébé bouge différemment maintenant. Plus de place pour les pirouettes. Juste des étirements, des pressions, des promesses." joli passage !
Toujours un plaisir de te lire,
A bientôt !
Edouard PArle
Posté le 21/12/2024
de te féliciter*
Nqadiri
Posté le 21/12/2024
Bonjour Edouard

À moi de te remercier de m’avoir proposé et te féliciter pour ta victoire ^^

La répétition est lourde, je te l’accorde. Je dois revoir quelques paragraphes. Aussi pour les corrections ^^
Edouard PArle
Posté le 21/12/2024
Merciii !
Oui, je pense qu'il y a pas mal de détails facile à corriger / alléger avec une réécriture (=
LogistiX
Posté le 07/11/2024
9 chapitres et je ne me suis pas ennuyé un seul instant. Ce qui commence comme une critique humoristique (et ceci dit suffisamment réaliste pour que j'y reconnaisse des vrais schémas) devient rapidement un vrai scénario, avec des personnages touchants, et des vrais messages à faire passer. Quand je sais que c'est un premier jet, je suis tout bonnement bluffé.

Le style est tranchant, mais les phrases courtes agréables à lire. On sent quelques redites au début, mais plus tu avances et plus chacune de tes phrases prend du poids, je trouve. La seule chose que j'attends de voir avec impatience, c'est si la magie de ce style arrive à opérer pendant trente chapitres.

Je comprends quand tu disais ce matin sur Discord que tu avais envie de donner des claques à Farid. Bon courage pour y résister et arriver au bout. Je serai là pour lire, c'est certain !
Nqadiri
Posté le 07/11/2024
Merci infiniment pour le commentaire. Il y a une certitude. C’est une origin story d’un vilain hhh et je viens d’en terminer le premier tiers. Je vais probablement essayer de changer de schéma pour la seconde partie qui sera plus courte. Afin d’éviter d’ennuyer le lecteur.

On va quitter ce focus famille pour rentrer vraiment dans le monde corporate - un monde qui me broie depuis 18 ans :)
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