Chapitre 8 : Où Bartholomé commence à comprendre

Par Eulalie

Une série de grognements et de craquements s’échappèrent du livre, suivis d’un long bâillement sonore. Bartholomé, amusé, lui donna le temps de se réveiller en étudiant les pages qu’il avait sous les yeux. L’ouvrage, manuscrit bien entendu, était couvert de ratures et d’annotations. Toute l’écriture semblait de la même plume cependant. Par endroit les ajouts et les corrections étaient si denses que des passages entiers s’en trouvaient illisibles. Il ne put déchiffrer que la première page, où les lettres étaient plus grande, et qui annonçait :

« Livre grand et bel des alfes et faës par Bodrulf le Sage, compreneur à la cour de Lug et exorciste pour la gloire de Dieu.

De tous les esperit qui vivoient par le monde quatre familles : jargoille sont faictes de main d’homme et paraissoient objet tout comme. Daimons justes et mauvais estoient Au-delà en Enfer et raipondent aux Appels des païens. Alfes et faës seront mon propos. »

Fronçant les sourcils, Bartholomé leva les yeux vers Pollen, mais se ravisa. Il lui faudrait réfléchir aux implications d’un pacte de silence. L’élémentaire lui adressa un sourire satisfait teinté de malice qui semblait indiquer que pour lui c’était un jeu, et qu’il avait gagné une manche. Bartholomé lui rendit son sourire et reporta son attention sur le livre qui se mit à parler :

« Salut à toi, voyant lecteur ! Je ne te perçois pas, tu es donc bien jeune. Ne sois pas inquiet, trame ou pas, tu as fait le bon choix en ouvrant le livre de Bodrulf le Pendard. Je suis un ouvrage de qualité, écrit par un vietdaze*. Mes pages contiennent un grand nombre d’informations sur les elfes et les fées ainsi que trop peu d’éléments sur les gargouilles. Nom d’une pipe de diables, quel beau coquebert que Bodrulf tout de même.** Rassure-toi, je ne tiens pas de mon auteur, j’ai le grand avantage d’être une gargouille de haute futaie et de développer mon propre sens. Enchanté d’être enchanté ! Nul besoin de savoir lire, si tu sais parler. Nomme ta quête, Suivant de Merlin, et je t’aiderais ! »

Même s’il avait pu parler, Bartholomé serait resté muet après cette tirade tant sa surprise et son incompréhension étaient grandes. Le livre avait employé des mots dont il ignorait le sens et d’autres qu’il n’aurait jamais pensé entendre prononcés dans une bibliothèque. Il cherchait un moyen de transmettre ses questions à l’ouvrage sans émettre de sons, lorsque celui-ci reprit :

« Point de réponse, point de réaction, se pourrait-il que tu n’aies pas d’esgourdes ? Ou bien as-tu si peu de créance en moi, de par la main qui m’escrivit, que tu as souhait de réaliser ma valeur. Veux-tu que je te prouve ô combien je suis savant et que sans défiance tu puisses m’accorder ta foi ? Ouïs donc, et apprends. »

Se dégageant doucement de la main de Bartholomé, la cuillère en étain vint s’installer sur sa cuisse comme pour écouter raconter une histoire. Pollen était retourné se poster devant la fenêtre et, dans la pénombre, son corps se confondait presque avec la pierre derrière lui. De sa voix d’orateur, le livre commença sa leçon.

« Tu es un voyant, ami. Un voyant est un être humain, comme toi et moi – enfin surtout comme toi, moi je fais du mimétisme avec le nodocéphale qui fut mon auteur – un humain donc, qui s’est éveillé et animé au monde des esprits et a acquis le don de les sentir et de les percevoir. Ledit monde des esprit est celui dans lequel évoluent et vivent les elfes, les fées, les gargouilles, les démons et toutes les autres créatures qui le parcourent et le traversent. Desquelles sont les éveillés, issus du monde humain et animal, et qui perçoivent et sentent que ce monde existe sans pouvoir ni le sentir ni le percevoir. Ce qui différencie et distingue le voyant de l’éveillé est la voyance. Le voyant, ou la voyante ne soyons pas restrictif, possède un sens supplémentaire, comme l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat ou le goût, mais c’est un sens spirituel, un sens de l’esprit qui lui permet de percevoir et sentir, consciemment et avec lucidité le susdit monde spirituel. À condition, bien évidemment, que ce dernier, le monde spirituel – et pour parler plus clairement, je veux dire les esprits qui le peuplent et l’habitent – soit consentant et volontaire pour être senti et perçu. »

La cuillère sur la jambe de Bartholomé eut une sorte de frisson et émit un bâillement sonore qui le tira de sa torpeur. Il avait cessé d’être attentif, emporté par le jargon pompeux et désuet qu’employait l’ouvrage.

« Je m’ennuie un peu, livre, dit une petite voix enfantine qui semblait émaner de la cuillère. J’ai l’impression que tu te répètes.

– Je fais mieux la leçon quand l’élève participe », se plaignit le livre.

Bartholomé ouvrit la bouche pour lui répondre, mais il sentit aussitôt un enrouement dans sa gorge et il se contenta de tousser. Dans sa main droite, le petit point sombre du pacte pulsait doucement. Pollen était à quelques mètres de lui, à peine visible. Ses yeux seuls brillaient dans l’ombre et semblaient le dévisager avec attention. Sur ses genoux, le livre et la cuillère se disputaient à présent :

« Je n’enseigne qu’aux voyants, pas aux gargouilles. Les gargouilles n’ont pas de mémoire et sont souvent indisciplinées, grondait l’ouvrage.

– Tu es une gargouille aussi, remarquait la cuillère, et nous avons le même rang. En plus, le voyant n’ose pas te parler.

– Cuillère... souffla Pollen.

– Pas me parler ! Il n’a pas de langue ? Le pauvre. Et je…

– Ma langue va bien, je vous remercie », l’interrompit Bartholomé pris d’une intuition soudaine.

Pollen ne broncha pas. Le pacte dans sa main semblait toujours le même et il ne ressentait aucune gêne dans sa gorge alors il poursuivit.

« Conviendriez-vous que lecture et conversation sont deux choses différentes ?

– Bien entendu ! répondit le livre. Et ma préférence va à la première sans hésitation.

– Pourtant, je vais vous demander de converser avec moi car je n’ai pas le goût de lire aujourd’hui mais plutôt celui d’apprendre et de partager des connaissances. »

Le livre fit entendre un petit rire.

« Je vis dans une bibliothèque et j’ai de nombreux amis, je doute que vous puissiez m’apprendre quoi que ce soit. Je connais votre science, votre médecine, votre philosophie… Je m’intéresse même à la politique. Savez-vous que la reine Gondioque attend un nouvel enfant ?

– Je ne connais pas de reine Gondioque.

– Voyons, chevalier, vous ne connaissez pas le nom de votre propre reine ?

– Ma reine s’appelle Anne, Livre, il me semble que vos informations datent un peu. Le prénom de Gondioque n’est plus utilisé depuis cinq cent ans tout au moins. Je vous réitère donc ma proposition : partageons nos connaissances. »

Le livre accepta en grommelant, affirmant que la fragilité de la vie humaine générait une inconstance lassante. Ne sachant pas comment procéder, Bartholomé plaça sa paume au centre du livre et vit ainsi apparaître le motif du pacte dans sa paume : lui, assis sur le banc de la bibliothèque, le livre ouvert sur les genoux. Puis la vision s’étrécit pour devenir un point qui se plaça à côté du précédent, le touchant presque.

La forme de Pollen sortit de l’ombre et l’élémentaire inclina la tête en signe de respect et d’approbation. Puis ses particules de poussière éclatèrent en l’air, virevoltèrent au-dessus du bassin et s’étirèrent dans l’espace jusqu’à ne plus être visibles. Transportée par cette vision, la cuillère poussait des cris de ravissements.

Confortablement installés sur le banc de pierre, les deux gargouilles écoutèrent avec attention le seigneur de Rheinenberg réciter la généalogie des rois de France depuis Charlemagne. Le Livre de Bodrulf demandait des précisions, faisait répéter les passages où les monarques se succédaient rapidement et ponctuait le tout de remarques érudites. La cuillère vivait son récit comme s’il s’agissait d’une chanson de gestes, elle criait, riait, faisait des jeux de mots et des rimes avec le nom de tous ces grands rois. Lorsqu’il atteignit la branche des capétiens et l’élection du roi Hugues, sous les huées de Cuillère qui semblait s’être attachée aux carolingiens, le Livre de Bodrulf proposa d’échanger leurs rôles et d’honorer à son tour leur pacte par ses connaissances.

« Je vais vous instruire dans ce que je sais le mieux : les gargouilles. En étant une moi-même, et non des moindres, je peux me vanter de maîtriser le sujet. Les gargouilles sont des objets, parfois des plus communs, mais toujours faits de main humaine qui ont été... »

Un hurlement retentit. C’était un cri d’homme qui venait de la cour. Un cri de souffrance profonde qui enserra les entrailles de Bartholomé. Malgré la douleur qui la déformait, il reconnaîtrait cette voix entre toutes, Nicolas.

 

* Le mot étant trop grossier nous nous contenterons ici de vous renvoyer à une planche anatomique de l’animal appelé âne.

** Une pipe équivaut à un muid et demi, soit 432 pintes ou 40 boisseaux. Un coquebert est une personne dont l’intelligence limitée lui fait demander constamment de quoi ou de qui on parle.

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Gabhany
Posté le 01/06/2020
J'ai beaucoup aimé ce dialogue avec un livre, en revanche le discours sur le monde spirituel et les voyants m'a paru un peu abscons. La phrase qui commence par "desquelles", tu dis que les éveillés sentent et perçoivent le monde spirituel sans qu'ils ne puissent le sentir et le percevoir ... Sinon à part ça on commence à avoir plus d'infos, c'est chouette, j'aime bien l'humour de B et du livre, et j'ai hâte et j'appréhende en même temps de savoir ce que tu as fait à Nicolas !
Eulalie
Posté le 03/06/2020
Ce dialogue est abscon volontairement. Est-ce que tu penses que c'est trop ? Je trouve cela difficile de doser les infos à donner. Il y en a tellement !
Alice_Lath
Posté le 14/05/2020
Eh bien, j'aime beaucoup le côté échange qui se crée avec le livre, au début quand il a entamé ses explications sur les voyants, j'ai trouvé que ça faisait un poil "bloc", ce qui me faisait craindre la même chose pour la suite, mais pas du tout. Faire un dialogue donnant-donnant comme ça était vraiment une très bonne idée! Et puis, j'aime le langage désuet du livre haha, t'as du faire beaucoup de recherches pour retrouver les termes qui lui seraient le mieux adaptés!
Eulalie
Posté le 14/05/2020
Oui je me suis beaucoup amusée avec la recherche de vocabulaire. J'en ai mis quelques uns de côté d'ailleurs. Je suis soulagée que le côté "bloc" n'ai pas été trop rébarbatif. C'était un peu fait exprès.
Merci pour ton retour !
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