Mû par la crainte, Bartholomé ouvrit à la volée la porte de la bibliothèque et se précipita dans l’escalier.
« Lâche moi ! Sors de ma tête ! »
Depuis la fenêtre du colimaçon il apercevait enfin la cour et la scène brutale qui s’y déroulait. Nicolas, à terre, se débattait entre les mains de Tibère. Assis à califourchon sur lui, ce dernier semblait vouloir l’immobiliser. Debout au-dessus d’eux Sophia se balançait doucement comme prise dans une transe.
Bartholomé poursuivit sa course, sautant les marches deux à deux, serrant dans sa main le métal de la cuillère comme s’il s’agissait de son épée.
Lorsqu’il arriva dans la cour, Tibère n’était plus là. Nicolas était allongé face contre terre, les cheveux en bataille, les vêtements déchirés et couverts de poussière. Avec précaution, le jeune seigneur retourna le corps de son ami, écoutant le sifflement de sa respiration. Il avait le teint gris et ses yeux roulaient doucement dans leurs orbites. Bartholomé posa la tête de son valet sur ses genoux, ses lèvres tremblèrent.
« M-messire…
– Je suis là Nicolas, cher ami.
– Je l’ai repoussé, messire. »
Sa voix était faible comme un souffle et sa tête pesait lourd. D’un geste affectueux, Bartholomé caressa ses boucles blondes trempées de sueur. Les mots qui montaient de son cœur n’osaient pas franchir ses lèvres.
« Il a pris... mon âme... avec lui.
– Nicolas…
– Je... vais... au chêne... »
Une dernière fois leurs regards se croisèrent, puis il n’y eut plus que les yeux vides de Nicolas et les larmes de son seigneur qui était aussi son ami.
La truffe humide et froide de la chienne de Gestin se posa sur sa main. Il fallait qu’il se lève. Dame Sophia, assise contre le banc, les genoux repliés contre elle, leva vers lui son visage sillonné de larmes. Il fallait qu’il trouve Tibère. Sa main lui faisait mal, il avait serré la cuillère si fort que son manche s’était imprimé dans sa paume. Il lui fallait son épée.
Bartholomé avait à peine conscience de ses gestes. Il s’avança comme un fantôme parmi les couloirs labyrinthiques du château, ses pas le guidant jusqu’à sa chambre. Il la traversa comme un somnambule, déverrouilla son coffre sans avoir eu conscience d’en prendre la clef. Un éclat de métal attira son œil assoiffé de justice. Le contact familier de son épée dans sa main lui rendit ses instincts de chevalier. L’instant d’après il était dans le couloir. La chambre de Tibère n’était pas loin. Bartholomé sentait sa peine se muer en colère. Devant la porte se trouvait Gestin, les bras croisés, l’épée au côté. Il dit quelque chose, sa main glissa vers son pommeau. Bartholomé n’entendait pas, ne voulait pas entendre. Ne voulait pas se détourner de Nicolas. Il tira son épée et se mit en garde. De mauvaise grâce, Gestin fit de même. Bartholomé frappait. Le fracas du métal contre le métal ne parvenait pas jusqu’à ses oreilles. Il voyait Gestin lui parler sans percevoir le sens de ses paroles. Estoc, parade, taille et riposte. En cinq jours d’exercices, le maître d’armes lui avait appris ses bottes, mais il en connaissait les failles. Oubliant les codes de la bataille, Bartholomé abattait son épée comme une hache sur un billot, comme la faux des dernières moissons, pour en finir. Gestin le tenait à distance, se donnant du mal pour ne pas le blesser, son visage d’ordinaire souriant tordu par l’inquiétude. Derrière lui luisait le bouton de porte de la chambre de Tibère. Bartholomé tenta une frappe vers l’avant, se jetant sur l’objet de sa convoitise. De son pommeau de bois, Gestin le frappa à l’arrière du crâne et le jeune seigneur s’effondra, lâchant son épée.
Bartholomé ouvrit les yeux dans le couloir du premier étage. Sa tête de lançait et il sentait la fatigue alourdir tous ses os. Un étau de tristesse lui enserrait la poitrine, lui soulevait le cœur au bord des lèvres. Il passa une main sur sa mâchoire douloureuse d’avoir trop serré les dents.
« Bartholomé ? demanda la voix de Gestin. M’entendez-vous, messire ?
– Oui, Gestin.
– Je vous demande pardon, messire. Vous n’étiez pas dans votre état normal. Je vous ai assommé pour…
– Je vais bien. »
Bartholomé se releva, remettant son épée dans son fourreau. Il avait le tournis. La cuillère, qui s’était glissée dans sa ceinture, effleura sa main au passage, tordant son métal comme une herbe dans le vent.
« Je veux voir Tibère. Nicolas est mort, il faut que je comprenne. »
Gestin eut une moue embarrassée :
« Je ne peux pas vous laisser passer. Je suis lié et vous n’êtes pas assez fort pour lui faire face.
– Comment…
– Je peux essayer de vous expliquer certaines choses, puisque je vois, d’après la gargouille à votre ceinture, que vous avez saisi la nature des habitants de ce château.
– Les lutins dans l’armurerie. Ils voulaient mon assistance.
– Et ils avaient raison de la chercher. Bien que leurs méthodes ne soient pas toujours de bon goût. Seul un voyant extérieur à ce château pourrait nous libérer du joug que nous portons. »
Son regard se posa sur la porte de la chambre de Tibère.
« Le maître de ces lieux a des desseins qui lui sont propres et des pouvoirs qui vous dépassent. Je ne puis en révéler la nature sans me mettre en danger. Peu de créatures ici lui ont prêté allégeance de leur plein gré et aucune n’en est plus satisfaite. Mais la nature du pacte qui nous lie est complexe et douloureuse. J’ai fait de mon mieux pour que votre séjour ici soit enrichissant. Nicolas était condamné au moment où il est entré dans la cour. Tibère avait jeté sur lui son dévolu. Je le regrette presque autant que vous et déplore de ne pas avoir pu empêcher sa mort.
– J’ai perdu un frère, je lui dois la justice.
– Il a raison, intervint la cuillère de sa toute petite voix. Même affaibli, Tibère ne te craint pas. Il te faut apprendre avant de revenir. »
Bartholomé resta silencieux, mesurant du regard l’homme qui se tenait devant lui. Gestin s’était montré un joyeux compagnon et un gentilhomme de confiance durant ces derniers jours. Mais la nature de ses révélations étaient sans commune mesure avec les aimables passes d’armes et joutes verbales qu’ils avaient échangées. Cependant, si ce qu’il prétendait était la vérité, confronter Tibère sans rien connaître de son monde serait une erreur sans doute fatale. Bartholomé contempla les deux points gris dans sa paume. Les pactes qu’il avait passé. Par moments, dans la bibliothèque il avait ressenti comme une barrière invisible alors qu’il essayait de parler avec le Livre. Un pacte plus important aurait certainement des conséquences bien plus contraignantes. Le seigneur s’imagina vivre sous les ordres d’un homme qu’il mépriserait, exécutant ses injustices sans pouvoir s’en défaire et fut pris d’un élan de compassion pour Gestin, Sophia et leurs compagnons esprits. Tendant sa main, il déclara :
« Voici ce que je vais faire. Je vais rassembler mes affaires et partir. J’emmène Nicolas, la cuillère et le livre avec moi. Vous ne m’en empêcherez pas. Je vais apprendre, aussi longtemps qu’il le faudra. Lorsque je me sentirai prêt, je reviendrai frapper à la porte de Castelvoyant. Je demanderai justice à Tibère, et vous, Gestin, vous m’ouvrirez le passage vers votre maître. »
La grande main de Gestin se referma sur la sienne, scellant un pacte dans leurs paumes qui changerait nombre de destins.
Ce chapitre met vraiment en valeur la noblesse de Bartholomé avec la décision qu'il prend, et en tant que lecteur on a vraiment hâte de se lancer dans sa quête et qu'il apprenne à vaincre Tibère qui est un vrai c****rd! Et en même temps, avec cette rage meurtrière et vengeresse, il n'est pas parfait, et perso j'adore les personnages bons mais nuancés :)
En revanche, j'avoue que la mort de Nicolas ne m'a pas trop ébranlée, je n'étais pas assez attachée à lui et l'annonce de la mort n'a pas aidée à m'attacher à lui dans les 2 derniers chapitres... Du coup, personnellement, je ne sais pas si l'annonce de sa mort était judicieuse. Et je pense qu'il faudrait peut-être rajouter un moment d'intimité/complicité entre Bartholomé et Nicolas, afin de davantage ressentir avec le personnage principal la perte qu'il éprouve (qu'on comprend très bien, mais un peu plus en mode "c'est la mort de l'ami du personnage principal qui sert d'élément perturbateur pour le lancer dans sa quête"). Après c'est peut-être juste mon ressenti parce que j'ai tendance à aimer les romans fleuves où les développements prennent du temps et où a tout son temps pour s'attacher au personnage ^^ Bref, tu en fais ce que tu veux ;)
A très vite !
PS: J'aime trop les gargouilles, elles ont toutes un caractère super drôle et attachant!
les esperit -> esperits ? (bon moi je ne m’y connaît pas en vieux français alors voilà)
Nomme ta quête, Suivant de Merlin, et je t’aiderais -> aiderai
Enchanté d’être enchanté ! -> haha, pas mal le jeu de mots ^^
Oh non… pauvre Nicolas, il ne le méritait pas ! Et j’ai vraiment de la peine pour Bartho ; ils étaient très proches… Alors comme ça, Tibère tient le château et ses habitants sous son contrôle. C’est très intéressant et un peu effrayant aussi, mais ça explique tellement de choses ! Je suis rassurée qu’il ait trouvé au moins un allié en Gestin, bien qu’il ne pourra pas trop compter sur lui vu qu’il est contrôlé par Tibère. Pourquoi Gestin n’a-t-il pas averti Bartho plus tôt, d’ailleurs ? Il avait peur qu’il ne le croie pas ?