Chapitre 8 : Première hésitations

Isaure s’invita sans cérémonie dans la chambre mansardée des employés afin de surveiller l’état de Térence. 

Face aux figures mal à l’aise des deux autres valets, les Messieurs Darsonval et Tourelet tentèrent de raisonner l’infirmière.

— Allons, Mademoiselle, vous pouvez faire confiance au Docteur Émery et à son traitement. Si l’état de ce… de cette personne venait à empirer, ses compagnons auront tôt fait de l’alerter.

— Oui, il est inutile de passer une nuit blanche à le veiller. Vous avez déjà tant fait pour lui !

Isaure avait secoué la tête à la négative, elle repensait à l’instant où la pauvre tête de Térence avait frappé le sol et une vague de culpabilité l’envahit : comment avait-elle pu laisser Darsonval médire sur son propre valet de pied ? Ni lui souhaiter le moindre bon rétablissement ? C’était son cheval, après tout, qui était à l’origine de sa blessure !

Était-ce par mépris de classe qu’ils n’avaient rien dit ? Il était si insupportablement orgueilleux !

Éclairé par une simple lampe, le visage de Térence était crispé et légèrement couvert de sueur. D’un geste rempli de douceur, Isaure essuya sa peau fine avec un linge humide. Émery avait annoncé que le choc n’était pas si grave et que seul le repos était nécessaire. La maison était plongée dans la torpeur de la nuit. Seuls les murs du petit dortoir étaient secoués par les ronflements du vieux domestique d’Isidore.

— Seigneur ! songea-t-elle en détachant l’un des boutons de son chemisier. Il fait si chaud, sous ces toits… Et ces vrombissements infernaux ! 

Cette atmosphère lui rappela la Belgique et les campements de soldats, en plein été.

Un soupir désabusé s’échappa des lèvres de l’infirmière. En regardant les paupières closes de Térence, elle se sentit soudain irritée. 

Pourquoi cette frustration, toujours bouillonnante dans ses veines ? 

Elle parcourut des yeux les joues et le cou de Térence, piqueté de grains de beauté. Ses cheveux, épais et méchés de blond, collaient sur sa nuque et s’étiraient sur l’oreiller de coton blanc.

Elle remarqua un nouveau coup de soleil sur son torse, entre les revers de sa chemise ouverte. Sa peau rougie avait pris une couleur abricot.

Un instant, elle imagina son doigt parcourir le tissu et retint son souffle. La respiration saccadée du jeune homme provoqua chez elle une réaction soudaine. Des frémissements parcoururent son ventre et remontèrent jusqu’à sa gorge.

Elle cligna des paupières et se recula sur sa petite chaise : à quoi pensait-elle ? Elle qui soupirait quelques heures avant au sujet de Félix !

Elle se leva d’un bond. Elle ne pouvait pas rester ici, les autres avaient raison, cela devenait indécent ! Comment pouvait-elle imposer sa présence à Térence ? Elle s’était montrée si injuste envers lui, tellement impulsive et exigeante ! Quelle allait-être sa réaction, en la voyant si proche de lui à son réveil ? 

Un sentiment de honte l’envahit. Son regard ne pouvait se détacher du corps étendu devant elle. Il la détesterait, sans doute. Déjà il faisait de son mieux pour l’éviter. Elle ne pouvait lui imposer son désir… Car oui, c’était de cela qu’il s’agissait. Son corps réagissait avec passion à chacun de ses gestes. Elle faisait de son mieux, mais elle se sentait irrépressiblement attirée par lui… Même en présence de son premier amour !

La jeune héritière réalisa qu’elle désirait ce jeune valet plus que de raison. Elle revit ses yeux, luisant de plaisir, et sa bouche dédaigneuse, bien trop prompte à se tordre de mécontentement pour un garçon de ferme. L’espace d’un instant, elle songea à céder totalement : finalement, pourquoi ne le pourrait-elle pas ? Elle cherchait un mari, rien de plus. Il y avait fort à parier que Darsonval et Tourelet avaient déjà fréquenté des femmes, avant de venir lui conter fleurette. Une fois la cérémonie de mariage passée, peu lui importait de faire vie commune… Si le futur Comte de Bréhémont se décidait à prendre une maitresse, elle ne lui en voudrait point… Ce n’était qu’un mariage de convention, elle aussi pouvait fréquenter d’autres hommes, elle ne serait ni la première ni la dernière… Les pupilles brillantes d’Isaure se posèrent sur la lèvre de Térence et elle hésita à lui donner un baiser.

C’est finalement le grognement sonore d’un autre valet endormi qui la ramena à la réalité. 

Elle sursauta et cligna des paupières, avant d’ouvrir en grand la lucarne de la chambre pour essayer d’y faire entrer de l’air. Puis elle tourna les talons, enfiévrée, pour retrouver son propre lit. Non, elle ne pouvait définitivement pas prendre un amant, aussi charmant soit-il. Les rumeurs iraient bon train, dans la société locale… Et elle devait absolument ne pas attirer l’attention sur elle.

 

Au petit matin, Tibère se réveilla avec une migraine terrible. Il se redressa sur son lit en se frottant la tête, rassemblant ses souvenirs de la veille. Il se rappela de tout, le cheval, la chute, le trajet du retour en panique… 

— Alors, Térence, bien remis de vos émotions ? questionna l’intendant en venant vers lui. Vous nous avez causé une belle frayeur, hier. Par chance, rien de grave n’est arrivée et grâce de Dieu, nous avons un médecin ainsi qu’une infirmière à résidence, qui ont pris soin de vous bénévolement. Dans votre malheur, vous avez de la chance : ces soins ne seront pas retenus sur vos gages…

— Je vous remercie de votre sollicitude, répondit le jeune homme en posant ses pieds sur le plancher. 

Son supérieur leva un sourcil, ne sachant pas s’il s’agissait là d’ironie. Il reprit plus doucement :

— Allons, j’ai voulu vous rassurer. L’intervention d’un médecin est toujours couteuse, pour des gens comme nous. Certains s’endettent même auprès de leur maître, lorsqu’ils tombent malades… s’ils ne se font pas mettre à la porte. Pensez-vous pouvoir travailler, aujourd’hui ? 

Il se leva sur ses deux jambes et hocha la tête à l’affirmative.

— Très bien, habillez-vous. Vous ne serez pas affecté à des tâches trop difficiles, aujourd’hui. Les maitres ne le souhaitent pas non plus. Je vous recommande également d’aller remercier sans tarder Mademoiselle d’Haubersart, qui a veillé sur vous une partie de la nuit. Et aussi de vous excuser auprès de Monsieur et Madame, ainsi que leurs invités. La frayeur que vous avez causée aura gâché leur journée.

Térence serra la mâchoire à cette nouvelle : elle avait osé ?

Il pinça les lèvres d’un air vaincu :

— C’est entendu, je le ferai dès que possible

Après avoir enfilé son uniforme, Térence descendit dans les communs, encore engourdi et le corps ankylosé. Il retrouva Marie-Rose, occupée à repriser du linge. 

La servante l’accueillit avec des sourires et des mots gentils, et lui pointa du menton une assiette remplie de fromage blanc et une tranche de pain de campagne.

— Pensez-vous toujours pouvoir travailler aux écuries ? questionna-t-elle avec inquiétude.

— Oui, bien sûr. Ce n’est pas un coup de sabot qui me fera peur. J’irai voir les chevaux après avoir fini cette assiette. 

Il mangea peu. Sans savoir pourquoi, il avait l’estomac noué. Il but cependant beaucoup d’eau, la nuit de la veille lui avait donné la gorge sèche. En déglutissant, il s’imagina Isaure, penchée sur lui et au-dessus de son lit.

Que diable avait-elle pu lui faire subir, pendant son sommeil ?

Il renifla un coup, était-ce son parfum, qu’il avait senti à son réveil ? Pourquoi avait-elle veillé sur lui ?

Il serra les poings : cette fille se jouait de lui ! Si seulement elle savait qui il était vraiment, jamais elle n’oserait le traiter ainsi, telle une poupée docile !

Si elle savait qui il était vraiment… Un poids pesa sur ses épaules. Si elle savait, elle détournerait immédiatement le regard, voilà ce qui se passerait. Elle entendrait bientôt les rumeurs à son sujet. Et quand bien même, une femme comme elle n’aimait point les lâches et les fuyards comme lui.

Il débarrassa son assiette et entreprit de se rendre aux écuries, afin de donner un coup de main au palefrenier. Ce dernier lui serra la main avec un sourire et se renseigna sur sa santé.

— Ce n’est qu’une bosse, déclara Tibère en haussant des épaules. Je vais m’occuper de mettre les montures au pré, si cela ne vous dérange pas. 

Le jeune homme passa sa matinée sur les tâches les plus légères. Il ne pouvait nier que sa tête continuait de le tancer et il remercia intérieurement la bienveillance des Sérocourt. En aurait-il fait autant avec ses propres employés ? Intérieurement, il se jura de prendre exemple sur les maitres de Couzières.

 

Il fit de son mieux pour rester concentré et passa un long instant à caresser la monture de Monsieur Darsonval, qui n’avait point hésité à le renverser la veille. Une nouvelle fois, le contact avec l’animal l’apaisa.

Cependant, il ne put échapper à son devoir, il se mit en tête de trouver Isidore et Honorine pour s’excuser du dérangement qu’il avait pu occasionner. Après tout, à cause de lui, la sortie pique-nique avait tourné au fiasco !

Il trouva le vieux couple assis ensemble sur une vieille bergère, sur la terrasse du château, lisant le journal. À son approche, ils se levèrent avec des sourires.

— Eh bien Monsieur Dignard ! Nous sommes ravis de voir que vous vous portez bien ! déclara Honorine en le regardant de la tête au pied.

— Quelle frayeur nous avons eue ! Ne forcez pas trop, mon garçon. Vous nous serez plus utile en vie, avec tous ces travaux et cette agitation.

Tibère sentit le rouge lui monter jusqu’aux oreilles. Il ne méritait pas tous ces égards ! Il s’inclina le plus profondément qu’il put :

— Je tiens à vous remercier et à vous m’excuser pour tout ce que vous avez fait pour moi. J’ai dérangé votre sortie tant attendue et j’ai fait preuve d’un manque de vigilance. J’ai fini blessé par mon manque de précaution, c’est inexcusable venant d’un valet de pied. J’ai failli à mon devoir.

Honorine secoua la main avec nonchalance, comme pour chasser une mouche :

— Allons, tout va bien.

— Vous n’êtes pas le propriétaire de ce cheval, mon brave Térence. Ne vous excusez pas pour cela…

Isidore lui adressa un clin d’œil et lui pointa une direction du doigt :

— Isaure est par là-bas. Elle a tenu à veiller sur vous durant une bonne partie de la nuit. Vous lui avez causé quelques cernes, sous ses jolis yeux. Si vous souhaitez vous faire pardonner véritablement, allez plutôt la remercier pour sa gentillesse.

Tibère répondit par un sourire contrit et se força à suivre la direction donnée par le vieil homme. Il tourna les talons, le cœur battant.

Jamais il ne s’était senti aussi lâche et oisif qu’à cet instant. Il était en réalité si vulnérable et eux lui témoignaient tant de gentillesse !

Il remonta l’allée de gravier bordée d’arbre et de fleurs, il savait que par là, le chemin menait à la petite grotte romantique du domaine. Un fossé rempli d’eau et bordé de lys aspira ses pensées. Est-ce qu’un jour, il pourrait remercier les Sérocourt dignement ?

Un bruit de pas crissant sur les pierres lui fit relever la tête. Il croisa sans le vouloir le regard d’Isaure. Immédiatement il se mordit la lèvre.

Plus vite je la remercie, et plus vite je pourrais retourner à mon travail ! songea-t-il en ouvrant déjà la bouche pour parler.

— Vous voilà enfin ! lança-t-elle sans détour, auriez-vous un instant ?

Le ton impérieux coupa net toute la bonne volonté que Tibère avait pu rassembler. Il leva les yeux au ciel et s’arrêta.

— Comment vous sentez-vous ? questionna la jeune femme.

— Bien, je vous en remercie. C’est apparemment grâce à vous que je le dois. Monsieur m’a informé que vous avez pris la peine de veiller sur mon état. Sachez que je vous remercie d’avoir pris le temps d’ausculter mes… de me....

Le regard étincelant de la jeune femme lui fit perdre contenance. Il finit sa phrase d’une traite :

— D’avoir veillé à mon bon rétablissement. Comme vous pouvez le voir, tout va pour le mieux. 

Il lui fit une révérence des plus officielle et s’apprêta à partir.

— N’avez-vous point trop mal à la tête ? Avez-vous des vertiges, ou bien des éblouissements ?

La voix d’Isaure était soudain teintée d’inquiétude, il pinça les lèvres :

— Ce n’est point le premier choc à la tête que je reçois ! répliqua-t-il vertement.

Isaure grimaça un instant. Il remarqua qu’elle n’avait pas épinglé ses cheveux et qu’ils tombaient librement sur ses épaules. Elle portait une simple robe, bien maladroitement boutonnée. Son visage était froissé et ses paupières gonflées.

Pourquoi avait-elle pris la peine de surveiller son état ? Son ami Monsieur Émery aurait pu le faire pour elle, sans aucun doute ! 

À moins qu’elle ne préférât sa compagnie à la sienne… Son cœur rata un battement. Non, impossible… Il n’était qu’un jouet, à ses yeux....

— Mademoiselle Isaure, quelle joie de vous voir ! fit la voix de Darsonval, derrière lui. Et vous, jeune homme ? Qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Il vient me remercier, mon cher…, répondit Isaure en feignant l’indifférence. 

—  N’avez-vous pas du travail à faire ? questionna l’homme en toisant Tibère avec une moue disgracieuse. Vous avez assez fait parler de vous hier.

Tibère s’inclina sans un mot et tourna les talons, derrière lui, il put clairement Darsonval déclarer d’un ton pompeux :

— Voilà comment le personnel doit être rappelé à l’ordre, mademoiselle. Les rouages d’une maisonnée doivent savoir tourner sans faiblesse.

 

Isaure dû se concentrer pour ne pas regarder Térence quitter les lieux. Elle avait détesté la manière dont Darsonval lui avait parlé et se retenait de ne pas rappeler à ce gandin que le tapage de la veille avait été causé par sa propre monture. 

— Que diriez-vous de me tenir compagnie ? demanda-t-il en se gonflant d’importance. La sortie de la veille a attisé ma curiosité, j’ai fortement l’envie de découvrir d’autres coins de la région. Nous pourrions aller à cheval, ou bien en calèche. Ce serait selon votre envie.

— Eh bien… Nous pourrions… 

Isaure réfléchit quelques instants. Elle devait certainement accorder à chacun de ses prétendants un temps passé seul à seul… Ils remontèrent la route sur quelques mètres et virent en sens inverse le chapeau d’Isidore à travers les arbres. Il était accompagné par Émery et marchait droit sur eux.

À la vision de son concurrent, Darsonval se retint de pousser un juron. Isaure ressentit un poids retombé de ses épaules. Elle fit un signe joyeux aux nouveaux arrivants et ne put s’empêcher de songer :

Inutile de fuir, ma pauvre fille… Tôt au tard, tu devras te marier à l’un d’entre eux…

Elle posa un regard intimidé vers Félix Émery, qui marchait dans leur direction avec son air si habituellement détaché. Depuis hier, il ne lui avait même pas adressé la parole.

Et je ne pense pas que ce sera avec lui que tu finiras ta vie..., réalisa-t-elle douloureusement. 

 

 

Durant les deux semaines suivantes, Honorine programma chaque heure de la journée avec une rigueur militaire. Les jeunes gens enchainèrent pique-niques, visites de châteaux, balade en barques, parties de croquet, courses à cheval… avec des excursions aux marchés, aux achats dans les boutiques de Tours et aux visites chez ses amies à prendre le thé. Ils finissaient toujours par aller dîner chez un membre de la noblesse ou un notable de la région, jouaient aux cartes, allaient danser, écoutaient un récital.

Tout était fait pour impressionner Darsonval et Émery. Isaure, merveilleusement belle malgré sa haute stature et ses épaules de bucheronnes, faisait de son mieux pour accorder du temps à chacun d’eux. Darsonval semblait boire ses paroles et lui réservait mille attentions, alors qu’Émery semblait continuer à ne rien comprendre de la situation.

Un étrange triangle amoureux semblait s’être installé. Tous purent voir qu’Isaure faisait de son mieux pour privilégier Monsieur Émery à Monsieur Darsonval… Mais dès qu’Émery faisait son apparition, elle n’avait de cesse de lui parler de la guerre, de leurs souvenirs à l’Hôpital du Gros Caillou, et des prochaines batailles de Napoléon. Ce dernier ne répondait que par monosyllabe ou en hochant la tête, n’alignant les mots que lorsque les questions sur ses études étaient abordées. Il vouait en effet une passion pour les maladies pulmonaires et les infections. Rapidement, Darsonval comprit qu’Émery n’était en rien un rival et que ce dernier se moquait éperdument de la Comtesse de Bréhémont.

Tibère, dans son rôle de Térence Dignard, la suivait silencieusement, la tête basse et le regard dévié. Il faisait tout pour ne pas avoir à l’effleurer ou pire, à croiser ses prunelles luisantes. Par la force des choses, il était forcé de l’accompagner partout, afin de rappeler à tous son titre de Comtesse. Marie-Rose, fort heureusement, était parfois du cortège. Il trompait son ennui et son attirance pour Isaure en échangeant avec elle.

Cependant, il comprit que cela ne suffisait pas. La présence charismatique d’Isaure était écrasante. Il admirait sa silhouette, élancée dans ses robes de soirée magnifiques ; il volait chaque instant où il pouvait voir ses chevilles, au moment où il déroulait le marchepied de sa voiture ; il respirait chaque senteur qu’exsudait son parfum à moindre de ses passages… Toute cette ambivalence tourmentait ses sens et l’empêchait de trouver le sommeil la nuit. Par moment, il avait envie de se jeter à ses pieds et à d’autres, de lui lancer tout ce qu’il ressentait au visage.

Mais il finissait toujours par se ressaisir et, las et vaincu, retrouvait le sens des réalités. Il comptait chaque nuit qui le séparait du mois de novembre et de son anniversaire…

 

 

 

***

 

Louise s’occupait à peindre dans le jardin et avait installé son matériel dans l’herbe, à ses côtés se tenait Honorine, allongée sur une banquette en osier et capitonnée de gros coussins de soie. Le temps ce jour-là était couvert et le vent soufflait légèrement, dégageant de belles éclaircies et chassant au loin les chaleurs des jours précédents.

Isaure les rejoignit, elle était de nouveau seule et avait réussi à se débarrasser de ses courtisans… pour les quelques heures à venir.

À la voyant arriver, les deux femmes comprirent que la jeune héritière était de mauvaise humeur.

— Ma chère, voudriez-vous une tasse de thé, pour vous calmer les nerfs ? proposa Louise, un pinceau à la main. 

— Je préfèrerai du cognac !

— Vous en trouverez là, sur ce plateau…, répondit Honorine en pointant du doigt un verre ciselé. Ma cheville me fait souffrir, ce matin. Il n’y a que cela pour me détendre.

— Le laudanum devrait vous suffire…

— Le laudanum me rend folle !

Isaure soupira en tendant le bras vers le verre déjà servi. Elle termina la boisson cul sec et relâcha un soupir, avant de s’installer aux côtés d’Honorine.

Louise tira la langue en posant son pinceau sur la toile, elle était en train de peindre la façade du château.

— Êtes-vous en train de peindre la version de Couzières avant ou après les travaux ?

— Hum… je ne sais pas encore… 

— Faudrait-il encore pouvoir reconnaitre la maison ! 

Louise laissa échapper un rire. Il est vrai qu’elle avait perdu le coup de main et que ses gestes n’étaient pas très sûrs.

Isaure affichait toujours une mine fermée.

— Qu’avez-vous, Isaure ? demanda la maitresse des lieux. Vous êtes d’humeur massacrante. Vous devriez sourire et afficher une mine rayonnante, tout se passe comme vous le souhaitiez !

— Humpf ! Si seulement c’était le cas ! J’ignore totalement quoi faire ni comment me sortir de cette maudite situation. 

— Vous ne pouvez pas dire que l’on ne vous a pas prévenue ! dit Louise avec un soupir.

— Mais comment cela ? demanda Honorine en fronçant des sourcils. Vous vouliez des prétendants, vous en avez ! Et même deux au lieu d’un, il me semble bien !

— Darsonval est absolument insupportable. Je vais finir par lui arracher les yeux, si je n’arrache pas les miens avant de frustration. Avez-vous vu son attitude hier, lors de l’accident avec Térence ? Il l’a traité comme… Il avait une attitude qui ne convient pas à un gentilhomme. 

— C’est un homme habitué à son rang… temporisa Honorine. Vous allez devoir vous y faire, que vous le vouliez ou non.

— Voir la manière dont un homme de statut se comporte avec les êtres plus faibles que lui révèle ses valeurs. Comment Darsonval pourrait réagir en rencontrant Camille ?

— À votre place, je choisirais Émery… Il a l’air d’être un homme doux et sincère.

— Il n’est certes point méchant ou vaniteux, mais....

— L’attachement peut naître avec le temps…, déclara Louise.

Honorine s’indigna :

— Mais n’êtes-vous pas heureuse de voir Monsieur Émery ? Il me semblait que vous aviez quelques inclinaisons pour lui…

Le cœur d’Isaure se serra. Bien sûr qu’elle était ravie de le retrouver ! Cependant…

— Certes, mais… soyez sincères…

Des larmes montèrent dans ses jolis yeux.

— Ne le trouvez-vous pas indifférent envers ma personne ? 

Honorine et Louise grimacèrent. Elles ne pouvaient dénier cela. Monsieur Émery était effectivement si… sérieux. Isaure était entourée de soupirants et il semblait totalement imperméable à la situation.

— C’est un homme pudique, déclara Honorine avec hésitation, il semble ne pas savoir comment exprimer ses sentiments…, 

— S’il en possède seulement…, marmonna Louise en mélangeant des couleurs.

Isaure se remémora sa rencontre du matin. Darsonval n’avait cessé de faire la conversation et d’essayer de la faire rire. Félix, lui, était resté silencieux et semblait réfléchir à tout autre chose à ce moment-là. Il semblait même s’ennuyer. 

— J’ignore quoi faire. Il ne semble définitivement pas intéressé.

— Cela n’est pas possible, autrement, il n’aurait pas accepté mon invitation !

— Tout de même, fit Louise en tapotant le bout de son pinceau sur la toile, je ne comprends pas ce qu’il fait là.

Un silence s’installa entre les trois femmes. Chacune réfléchissant aux problèmes d’argent d’Isaure. Hélas, le sujet avait déjà été abordé et retourné moult fois dans tous les sens… et ils n’avaient point trouvés d’autres solutions.

— Vous devrez faire un choix, c’est certain.

— Oui, que cela soit l’un ou l’autre ne change rien. Je dois accomplir mon devoir, pour honorer l’héritage de mon père et pour le bien de Camille.

Elle regarda la tâche maladroitement causée par Louise sur la toile. Sa vie lui paraissait comme ce tableau, mal tracée et aux finitions ratées.

— Pourquoi n’amèneriez-vous pas Camille ici ? suggéra la vieille dame, je suis sure que nous visiter lui fera le plus grand bien.

— Non, dit Isaure d’un ton ferme. Cela lui causerait une trop grande pression.

— Sa présence vous aiderait pourtant à faire un choix, commenta Louise.

— Je refuse ! s’emporta la jeune femme.

Elle frissonnait intérieurement, repensant à ces hommes aux allures de malandrins qui battaient la campagne. Elle devait garantir la sécurité de Camille. Personne ne devait découvrir son secret. Elle devait se marier coute que coute !

— Et bien alors, si vous ne souhaitez pas vendre votre titre, allez jusqu’au bout de votre idée et faites vous passer la bague au doigt ! conclut Honorine en haussant les épaules d’agacement.

Isaure soupira à pierre fendre. Louise posa sa palette et son pinceau pour venir à son secours :

— Je comprends, mon amie, ce que vous traversez et la frustration que vous avez au fond de votre cœur. Sachez que je vous apporte tout mon soutien, quelle que soit votre décision. Elle sera forcément la bonne, car elle viendra de vous. Je suis juste triste que vous ne puissiez pas connaître l’amour et le bonheur d’un mariage heureux.

— Hélas, Louise… Peu de gens mariés peuvent se permettre ce genre de bonheur. Vous vivez avec Armand une histoire digne d’un roman pour jeune fille et j’admire l’attachement que vous éprouvez l’un pour l’autre. Les sentiments qui vous animent, j’ignore si les connaitrai un jour.

— L’amour possède des définitions infinies… Je sais que vous avez peur que Darsonval s’attache trop à vous, mais il me semble le plus apte à remplir les fonctions vous attendez de lui. Il est également un gentilhomme, il comprendra votre situation et je pense qu’il ne vous imposera nulle contrainte… 

Isaure hocha la tête avec résignation. Louise, même si elle se montrait parfois frivole et prompte à plaisanter, pouvait se montrer sage et réfléchie. Également, elle se trompait rarement sur la nature des personnes qu’elle avait en face d’elle.

— Fort bien… Alors ce sera Monsieur Darsonval. Vous avez raison, mon amie. Il se montrera un peu collant au début, mais il saura garder la tête froide en rencontrant Camille.

Un bruit de sabots remontant l’allée principale leur fit tourner la tête.

Elles virent arriver une grosse charrette, chargée de pierres et de poutres, tirée par un gros cheval de trait. 

— Allons ! s’exclama Honorine en se levant. Les ouvriers arrivent, juste ciel, quand est-ce que ces travaux prendront-ils fin ?

— Bientôt, je l’espère, soupira Louise. Quelle heure est-il ?

Elles regardèrent la façade du domaine, surmontée d’une horloge.

— Ciel ! Nous devons nous presser ! s’écria Honorine. Nous sommes attendus chez Monsieur le Maire.

En poussant des petits cris d’effrois, les femmes soulevèrent leurs jupes et laissèrent en plan peintures, thé et pâtisseries. Elles retrouvèrent leur chambre afin de s’apprêter pour une réception à Montbazon.

Honorine, boitillant toujours, fit de son mieux pour retrouver son mari. 

— Eh bien, ma chère ! dit-il en la voyant débouler à bout de souffle. Vous êtes presque en retard… N’ayez crainte, j’ai fait préparer votre robe et prévenu nos invités. Je vous voyais vous prélasser sous la fenêtre, alors j’ai pris les devants.

— Ah, mon chéri ! sourit la dame en lui posant un baiser sur la joue. Vous arrivez toujours à me rappeler pourquoi je vous ai épousé.

— Hum… Certes. Alors, sur qui pariez vous ? Darsonval ou Émery ?

Honorine grimaça.

— Isaure porte son choix sur Darsonval, Louise l’a poussée dans ce sens.

— Vraiment ? Ce garçon fume tellement… et il n’a aucune conversation.

— Pas plus que ce maudit Médecin ! rouspéta-t-elle en commençant à s’habiller. Il ne lui décoche pas un regard. Je commence à m’en vouloir d’avoir choisi pareil imbéciles.

— Allons ma chère…, dit Isidore en lui caressant une épaule, soyez patiente. Avec le programme serré que vous nous avez concocté, les prochaines réceptions, sorties et visites ne vont pas manquer de faire bouger les choses ! Et Isaure est une jeune fille pleine de ressources, elle ressemble bien à ses deux parents… Une fois qu’elle aura pris sa décision, ce sera après mure réflexion. Je suis plus inquiet pour Louise. Le fait qu’Armand ne donne point de nouvelles est inquiétant.

Honorine hocha la tête, le cœur soudain serré.

— J’ai envoyé quelques lettres afin de savoir où en est son navire… Et personne n’a de nouvelles. J’ai demandé des renseignements sur le propriétaire du navire et il semblerait que plusieurs de ses bâtiments soient en mauvais état. Je suis navré de vous le dire, mais il nous faut nous préparer au pire en ce qui concerne ce jeune homme.

— Juste ciel…, soupira Honorine, je n’ose imaginer la peine de notre chère Louise. Armand est un homme si intelligent et merveilleux. 

Elle s’assit un moment sur leur lit et Isidore lui caressa la main. La châtelaine essuya une larme au coin de ses yeux et masqua son inquiétude derrière un sourire.

— Allons, mon chéri, du nerf ! J’ai un mariage à entremettre !

Isidore de Sérocourt hocha gravement la tête et peigna les quelques cheveux qui lui restaient encore sur le sommet du crâne en soupirant.

 

Ils prirent donc la route pour honorer l’invitation du Maire de Montbazon. Louise monta en voiture avec Honorine et Isidore, décidée à laisser Isaure en tête à tête avec Monsieur Darsonval. Marie Rose leur servit de chaperon, prenant place aux côtés de la Comtesse, les yeux vissés sur un petit livre de poésie. Tibère tenait la porte et fit de son mieux pour ignorer les passagers prendre place, forçant son visage à demeurer le plus inexpressif possible. Il dût cependant aider Monsieur Darsonval à prendre place, car ce dernier glissa maladroitement sur la marche humide.

— Satanée voiture ! Cette maudite pluie a manqué de me briser une cheville !

Émery, fidèle à ses habitudes, préféra cheminer à cheval, enveloppé par son ténébreux charisme.

Bientôt, les sabots de montures tapèrent le pavé en rythme soutenu.

Lorsqu’ils dépassèrent le virage de la grande route, Darsonval croisa les jambes et appuya son coude contre le rebord de la fenêtre. Il avait les joues légèrement rouges, trahissant ainsi son émotion. Il toussota plusieurs fois et sembla se forcer à fixer le paysage qui défilait devant lui.

Isaure le fixa du coin de l’œil. Il était élégamment vêtu, ses gestes et manières témoignaient de sa parfaite éducation et de sa retenue naturelle. Elle songea que d’apparence, il était aussi blond et dissipé qu’Émery était brun et studieux.

L’un est semblable au café, chaud, doux et serein tandis que l’autre est identique au rhum… enflammé, combatif et passionné.

Ses cheveux, parfaitement coiffés, luisaient sous la gomme qu’il appliquait au moment de son rasage quotidien. Ses ongles étaient parfaitement propres et bien limés et son visage rond resplendissait de santé. La jeune femme pouvait voir qu’il possédait une hygiène de vie saine et qu’il ne consommait point trop d’alcool. C’était un point important, pour un mariage de longue durée. Son charme était lumineux et les traits de son visage harmonieux. Sa posture calme et pondérée laissait voir les qualités qui le définissaient comme un excellent comptable. Sans aucun doute, il attachait de l’importance au détail, comptait chaque élément, mesurait le pour et le contre avant d’agir.

Il était sans conteste un homme intelligent, point au niveau d’Émery, évidemment… mais c’était sans aucun doute un avantage pour elle, car au moins lui il était doté d’émotions.

La jeune femme loua intérieurement Louise, qui lui avait déclaré que Monsieur Darsonval était son meilleur choix. En regardant cet homme assis en face d’elle, elle songea qu’elle avait raison. Un homme d’aussi bonne composition était ce qu’il lui fallait.

Son sang-froid et son sens de l’écoute feront que notre mariage pourra durer. Nos désaccords futurs pourront s’harmoniser, je suis certaine qu’il cherchera tout comme moi le meilleur des compromis. Avec les années, je suis sûre de pouvoir m’attacher à lui. J’aime les hommes étant sûrs de leurs valeurs. Même si Darsonval n’est point l’homme recherché, mon choix se porte donc sur lui.

Isaure fit de son mieux pour paraître coquette et gracieuse. Elle replaça avec élégance une boucle derrière son oreille, pria pour ne point paraître trop gonflée de fatigue et papillonna des cils en redressant le buste. 

 Elle ouvrit son éventail et l’agita en direction de sa poitrine, comme lui avait appris Honorine. Elle se pencha vers Monsieur Darsonval et lui demanda d’un ton faussement ingénu :

— Vous semblez tellement absorbé, appréciez-vous ce que vous voyez ?

Il se tourna vers elle, un peu surpris.

— Et bien… oui. J’apprécie les paysages locaux, toutes ses rivières et ses collines.

Un regard en direction de ses seins lui échappa, il détourna la tête et plissa les yeux sur les arbres en bord de route.

Isaure eut un petit rire cristallin et s’efforça de lui faire la conversation :

— Il me semble que vous êtes nés en Provence, n’est-ce pas ? Du côté d’Aubagne.

— Oui, la campagne y est très différente. C’est une terre de garrigues, même si nous avons aussi… de jolies collines.

— Racontez-moi…, roucoula-t-elle.

Il tira un étui de sa veste et en sortit un cigare. Il l’alluma nonchalamment et une odeur de tabac épicé emplit l’habitacle de la voiture.

Il faudra que je lui demande de cesser de fumer ces horribles choses ! Cette odeur de coucoune me donne la nausée.

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