- On recommence, annonça Zaroth.
Farhynia gronda.
- Tu trouves que la fois précédente a été une réussite ? ironisa Zaroth. Tu as broyé les jambes de ta cavalière et tu crois que ça ne vaut pas le coup de recommencer ? Ensuite, tu te rends compte qu’il sera extrêmement rare qu’elle tombe d’aussi haut. Tu dois y arriver depuis le parapet d’en bas. C’est une faveur que je te fais en te permettant de t’entraîner depuis une telle hauteur.
Farhynia baissa les yeux de honte.
- Tu deviendras protectrice sans ça, précisa Zaroth. Les missions qui te seront confiées dépendront de ce que nous, les guides, diront de toi.
- Beluim m’a interdit de participer à son cours.
- Parce que ton souffle n’est pas optimum, rappela Zaroth. Dans une dizaine d’appels, tu pourras apprendre. En attendant, ça serait une perte de temps, moment que tu peux réserver à apprendre à voler avec Tybald et à améliorer ton lien avec ton cavalier avec moi.
- Je n’ai pas la sensation que le lien avec ma fourmi augmente.
- La dernière fois, elle a refusé de sauter par manque de confiance en toi. Cette fois, elle est prête et ne comprend pas pourquoi mon dragonnier la retient.
- Elle est prête à sauter ? s’étonna Farhynia.
- Elle a confiance en toi.
- Elle ne devrait pas. Je lui ai broyé les jambes la dernière fois.
- Et tu as refusé de la mettre à mort, préférant la soigner je ne sais comment.
- Ma façon de la rattraper n’avait rien de correct. C’est elle qui est venue se positionner en glissant sur mon aile.
- Peu importe la manière, précisa Zaroth. Seul le résultat compte. Tu vas construire ta relation avec ta cavalière. Ces moments-là ne seront qu’entre vous deux.
- Pourquoi prends-tu autant sur ton temps pour m’aider ? Je suis nulle.
- Parce que je crois que tu vas y arriver.
Farhynia lui envoya un regard incrédule.
- Ta cavalière mérite le détour. Elle compense tes faiblesses. Vous formez un binôme complémentaire. Celle que tu nommes ta fourmi va sauter dans trois, deux, un…
Farhynia s’élança. Le cœur battant à tout rompre, elle rejoignit le lieu de chute et plongea en piqué. Comme la dernière fois, la fourmi utilisa son aile comme support et vint se placer elle-même dans les conduits de rafraîchissement ouverts, faisant frissonner Farhynia. Il faisait froid en altitude. Elle aurait préféré les garder fermés. Cette fois, elle se concentra pour ne pas broyer les jambes de sa cavalière. Un hurlement terrifié lui rappela qu’elle devait redresser. Elle déploya les ailes un peu trop tard. Le choc fut atténué mais la patte avant gauche de Farhynia la lançait. Un os cassé, estima-t-elle. Pas grave. Il lui restait trois autres pattes. Elle s’élança pour retrouver Zaroth, après avoir déposé sa fourmi sur la zone de saut.
- Tu es blessée, remarqua le dragon marron dès qu’elle l’eut rejoint.
- Rien de mortel. Je guérirai. Elle est prête ?
Zaroth retroussa les babines puis frappa le sol de sa queue. Farhynia s’élança sous le regard fier de Zaroth.
- Je ne veux pas remettre ton jugement en question, dit Farhynia en revenant après la quatrième rattrapage, bien plus haut cette fois.
- C’est étrange car j’ai l’impression que tu vas justement le faire, s’amusa Zaroth.
- Je ne vois pas l’intérêt de travailler le rattrapage. Il suffit de ne jamais laisser tomber son cavalier.
- Tu penses être capable d’effectuer n’importe quel mouvement sans la perdre ?
- Il me suffit de ne pas faire de looping ou de manœuvre complexe lorsqu’elle est sur mes épaules. Qu’est-ce qui pourrait bien le justifier ?
Zaroth plissa les paupières puis fit claquer sa langue. Le lendemain, Zaroth demanda aux treize étudiants encore en piste de se mettre devant lui.
- Je n’avais pas prévu de faire ça si tôt mais Farhynia m’a amené à rapprocher la date.
Tous les regards se tournèrent vers la dragonne bleue qui n’avait pas besoin de cela. Sa fourmi, entièrement vêtue de bleue, de la tête masquée sous un voile et une capuche, aux pieds enfichés au plus profond de ses canaux de rafraîchissement, disparaissait presque tant elle était ton sur ton sur ses épaules.
- J’espère que vous êtes bien reposés et nourris car nous allons voler longtemps.
- L’endroit où nous nous rendons est loin ? supposa Chavard’all.
- Nous allons effectuer une mission assez classique de protecteur, répondit Zaroth.
- Dès maintenant ? s’étonna Violmen.
Beluim et Tybald apparurent.
- Vos professeurs de souffle et de vol nous accompagneront, indiqua Zaroth.
- La mission est dangereuse ? demanda Till’nyard.
- Non, assura Zaroth. Elle est ennuyeuse et il s’agit typiquement d’une mission dont aucun protecteur ne veut. Il est important que vous compreniez pourquoi obtenir un commentaire favorable de vos instructeurs est fondamental pour votre avenir. Sans nos compliments, vous deviendrez protecteurs mais vous risquez de ne vous voir assigner que des objectifs pourris. Croyez-moi, ils ont été ravis, en centrale, de savoir que nous allions nous charger de cette mission dont personne ne veut. Je n’ai pas eu à lutter pour obtenir la permission.
- Tu veux dire que cette mission est réelle ? s’étrangla Golarh.
- En temps normal, un seul protecteur effectuerait cette mission. Là, nous serons trois, plus treize étudiants, continua Zaroth.
Farhynia ne put s’empêcher de rire. Zaroth s’évertuait à ne pas répondre aux questions et s’y prenait fort bien.
- Tu trouves ça drôle, chétive ? gronda Bellyn.
- Ne l’appelle pas comme ça, la défendit Chavard’all. Elle mérite sa place ici autant que toi.
- C’est à cause d’elle qu’on se voit refiler une mission de merde, répliqua Bellyn.
- Grâce à elle, nous allons remplir une mission de protecteur en milieu de première année. Ce titre, tu ne l’obtiendras peut-être même pas, siffla Chavard’all. Moi, je prends ça pour un honneur. Je ne sais pas ce que tu as fait ou dit, Farhynia, mais je t’en remercie, finit-il en se tournant vers la jeune dragonne bleue.
Il lança sa queue blanche aux pointes noires contre les flancs de la jeune dragonne qui en ronronna de plaisir. Vivement qu’ils aient un moment seul à seul ! Cela promettait.
- En vol ! ordonna Zaroth.
- On ne sait même pas quelle est la mission ! s’exclama Bellyn.
Tout le monde suivit Zaroth même si bon nombre de premières années bougonnait.
- Je te rappelle que je ne suis pas favorable, claqueta Tybald. Il est inutile d’exposer nos étudiants à de tels risques.
- La théorie ne vaut pas la pratique, répliqua Zaroth, le craquement de ses écailles porté par le vent arrivant jusqu’aux oreilles des étudiants.
Tybald grogna. Visiblement, ces deux-là ne s’entendaient pas sur les méthodes à appliquer.
- Je m’ennuie, cliqueta Bellyn au zénith.
Il fallait avouer que la mission manquait de piment. Le groupe volait au dessus de l’océan depuis le matin, du bleu, partout du bleu, en haut, en bas. Pas un nuage à l’horizon. Vent stable. Conditions idéales de vol. Mais d’un ennui total. Farhynia ressentait un vif bonheur de la part de sa fourmi et cela l’aidait à tenir le coup.
- C’est quoi cette mission de merde ? gronda Violmen. Zaroth ! On fait ça jusqu’à quand ?
- Jusqu’à ce que la mission soit remplie, répondit Zaroth.
- Mission qui consiste en ? interrogea Bellyn et bien sûr, Zaroth ne répondit pas. Hé chétive ! Tu ne voudrais pas demander ? On est là à cause de toi alors peut-être qu’il veut que ça soit toi qui demande.
- Je m’en fiche moi, des détails de la mission, répliqua Farhynia. Je ne suis pas protectrice. Je n’ai pas à en connaître.
Zaroth frémit de bonheur.
- Et quand on veut quelque chose de quelqu’un, on ne l’insulte pas, fit remarquer Chavard’all.
- Fais pas chier ! gronda Bellyn.
Le soleil traversa le ciel. Le vol se poursuivait. Farhynia n’osait pas se plaindre mais elle n’avait jamais arpenté les nuages aussi longtemps. Elle commençait à s’épuiser. Nul ne montrait le moindre signe de fatigue mais après tout, peut-être que d’autres feignaient aussi bien l’indifférence qu’elle.
- 2-5-4, annonça Zaroth.
- Je le vois, répondit Beluim. Je vais transmettre.
Beluim rompit la formation pour filer droit vers la terre.
- Il a vu quoi ? demanda Bellyn.
Farhynia ignorait ce que 2-5-4 signifiait. Probablement un emplacement. Elle regarda partout autour d’elle, sans rien constater de significatif. Sa fourmi, pourtant, se crispa. Qu’avait-elle vu qui lui avait échappé, à elle ?
Le vol poursuivit, succession de bleu sur odeur de sel. Farhynia commença à perdre son énergie. Seuls les encouragements mentaux de sa fourmi lui permettaient de continuer. Pourtant, elle ne tarderait pas à s’effondrer si le vol se poursuivait trop.
- Zaroth ! appela-t-elle. Je me fatigue. Je ne suis pas certaine de pouvoir tenir plus longtemps. Je crains la crampe.
- Prends sur toi, petite, répondit Zaroth.
- Je ne suis pas en meilleur état, indiqua Chavard’all.
- C’est parce que vous êtes faibles, cingla Bellyn. Vous faites la paire !
La fourmi se crispa. Farhynia, qui n’avait pas anticipé le geste, vira sur l’aile et faillit rentrer dans Violmen.
- Incapable chétive ! insulta Bellyn.
- Désolée, lança-t-elle en reprenant sa place dans la formation.
Violmen ne lui accorda aucune attention, se contentant de regarder droit devant elle.
- 7-1-1, annonça Tybald.
Ça ne pouvait pas être une coïncidence. La fourmi avait repéré avant eux quoi que fut l’objectif de la mission. Zaroth confirma les nombres annoncés par Tybald et le professeur de vol vira pour disparaître au loin.
Farhynia sentait ses forces baisser. Elle avait soif, faim, sommeil et tous ses muscles la tiraient. Elle essayait d’utiliser des vents chauds ascendants pour s’aider mais sur l’océan, ils étaient quasi inexistants.
La fourmi se crispa de nouveau. Farhynia regarda partout, sans rien voir de particulier. Zaroth vira sur l’aile, entamant un long virage permettant de revenir au point de départ. Farhynia ne comprenait pas. À quoi tout cela rimait-il ? La nuit allait bientôt tomber. Ils avaient volé toute la journée dans une mission d’un ennui mortel dont ils n’avaient même pas compris les tenants et les aboutissants.
Dans combien de temps atteindraient-ils la côte ? Farhynia attendait le retour avec impatience.
Bellyn plongea soudain, en pleine piqué, vers l’océan. Il remonta peu après et Farhynia constata qu’il ne portait plus de cavalier.
- Tu ne seras pas protecteur cette fois, railla Zaroth. Dur de garder le contrôle quand on est aussi fatigué, hein !
Bellyn fusilla Farhynia des yeux, comme si elle fut responsable, puis se propulsa loin du groupe comme s’il craignait d’attraper une maladie contagieuse.
La lune apparut sur un ciel étoilé. Farhynia sentait ses forces décliner. Si une crampe la prenait à cette hauteur, elle se poserait sur l’eau mais les risques pour sa cavalière étaient bien trop grands. Elle savait que sa fourmi aimait l’eau. Une baignade ne la dérangerait pas. Avant que le pire ne se produise, elle descendit tranquillement vers la surface de l’eau et ralentit le plus possible, avant d’ouvrir ses canaux de rafraîchissement, libérant les jambes de sa fourmi, espérant qu’elle comprendrait. La fourmi sortit ses jambes et glissa le long de la queue avant de disparaître dans l’eau d’un plongeon magnifique.
Farhynia remonta pour rejoindre ses camarades.
- Tu ne portes plus de cavalier, fit remarquer Zaroth.
- Elle rejoindra le camp. Elle connaît le chemin, répliqua Farhynia.
Zaroth explosa de rire.
- Tu sur-estimes largement les compétences en nage des humains. Elle mourra épuisée pendant la nuit.
Farhynia en douta carrément. Sa fourmi avait disparu une nuit entière dans l’océan avant de revenir.
- M’interdis-tu de revenir avec vous ? demanda Farhynia.
- Non, répondit Zaroth. Disons que je te donne le bénéfice du doute. Je n’ai pas cru en toi à plusieurs reprises et tu as prouvé combien j’avais tort. Ce qui est certain est que tu ne peux participer à mes prochains cours qu’avec ta cavalière sur le dos.
- Bien sûr. Je ne me présenterai pas sans ma fourmi sur mon dos.
Zaroth ricana.
- Quoi ? lança Farhynia d’un cliquetis boudeur.
- J’adore le surnom que tu lui donnes. Le pire est que ça ne sonne pas du tout insultant dans ta gueule.
- Ça ne l’est pas, assura Farhynia. Elle est petite, c’est tout.
- Toi aussi, tu es petite, rappela Zaroth d’un ton doux. Je doute que tu apprécies de te faire surnommer « fourmi ».
Farhynia confirma d’un grognement. Zaroth rit de nouveau. Enfin, la côte apparut, au grand soulagement de la dragonne. Certes il y avait un peu de vol pour rejoindre le camp d’entraînement mais les plages signifiaient la fin proche du calvaire.
Golarh vira abruptement sur l’aile et fondit vers une prairie. Il remonta, un sanglier dans la gueule. Il le lança en l’air, cracha son feu puis ouvrit la gueule pour récupérer le cochon sauvage grillé. Un vrai régal ! admit Farhynia. Sauf que Golarh, aveuglé par la faim, en avait oublié son cavalier.
- Quoi ? gronda Golarh en retrouvant sa place dans la formation. J’avais faim !
- Où est ton cavalier ? demanda Zorath.
Golarh se tordit le cou avant de secouer furieusement la queue. Il poussa un grognement rageur, cracha du feu vers le ciel puis piqua vers le sol, redressant à la crête des arbres pour disparaître derrière une colline. Il n’essayait même pas de retrouver le corps de son cavalier. À quoi bon ? Les loups et les lyns se chargeraient de sa carcasse… à moins que ce ne fussent les fourmis, les vraies, pensa Farhynia.
Plus aucun incident ne fut à déplorer d’ici le retour au camp, chacun prêtant grande attention à ses moindres gestes. Tandis que les cavaliers descendaient doucement, probablement perclus de crampes, Zaroth lança :
- Qu’avez-vous appris ?
- Que cette mission était aussi chiante que tu l’avais prédit, répondit Violmen.
Les autres retroussèrent leurs babines en signe d’assentiment.
- Farhynia ? interrogea Zaroth.
- Qu’aucune manœuvre compliquée n’est nécessaire pour perdre un cavalier, articula Farhynia. La fatigue, la faim, l’ennui sont tout aussi risqués.
- Je suis sûr que tu sauras t’en souvenir au prochain appel, sourit Zaroth.
- Ma fourmi va revenir, assura Farhynia. Elle se porte à merveille. Elle est très heureuse.
- Tu la perçois via le lien, supposa Zaroth et Farhynia acquiesça. Tu es décidément pleine de surprise. Les choses simples t’échappent et les complexes glissent sur toi.
Farhynia sourit.
- Fini pour aujourd’hui. Allez boire, manger, vous reposer. Vous l’avez bien mérité.
Farhynia s’éloigna. Elle passa prévenir Fryl, le dragon gris gardien de la porte secondaire, du retour imminent de sa fourmi puis partit chasser le bouquetin.
Bon, je n'ai pas plus appris sur la mission que les étudiants dragons, mais je devine qu'il y a un lien entre son but et la vraie nature de Corail, et je constate que Farhynia remonte en flèche dans l'estime des instructeurs.
Et puis, ils sont si "humains" ces dragons !
Quelle est donc cette mission ? Que font les dragons ?
Mon but était effectivement, non pas de rendre les dragons "humains", mais de les montrer comme des créatures avec des pensées, des émotions, des forces, des faiblesses. J'en avais un peu assez de ces romans de fantasy où le dragon est la créature majestueuse et omnisciente, qui sait tout mais qui garde les secrets et (bizarrement et sans raison valable) offre de porter des humains et de les aider. Je voulais explorer un peu plus cette espèce de reptiles volants en leur offrant une existence, un texte où on explore leur point de vue.
Bonne lecture.