- Elle ne réagit toujours pas, maugréa Jack le lendemain matin.
- Comment se porte ton lien ? interrogea Chavard’all.
- La brume directionnelle s’est levée, annonça Farhynia. Je sais désormais exactement où Corail se trouve. Au niveau émotionnel, en revanche, toujours la même chute libre terrifiante.
- Elle doit se nourrir, rappela Jack. Je ne sais pas comment faire ça.
- Je vais aller donner mon premier cours, annonça Chavard’all. On va faire un crochet par l’océan. Il faut rendre Corail à son peuple.
- Je viens à peine de la retrouver ! s’écria Farhynia.
- Elle mourra si elle reste avec nous, asséna Chavard’all. Nous devons admettre nos limites. Nous ignorons comment la sauver. Son peuple le saura peut-être. Sa place est dans l’océan.
- Sa place est sur mon dos ! répliqua Farhynia.
- Elle n’est pas capable d’y aller, répondit le dragon blanc. Je ne te dis pas de l’amener dans l’océan et de l’y laisser à tout jamais ! Bien sûr que tu la retrouveras. Laisse son peuple prendre soin d’elle.
Farhynia accepta à contrecœur. Les deux dragons prirent leur envol, l’un monté par son dragonnier, l’autre la tenant dans une patte. Ils descendirent pour se placer sur la surface en vol stationnaire et attendirent. Il ne fallut qu’un instant pour qu’une tête émerge.
- Encore vous ? s’exclama le sirénien.
Farhynia aurait, de son côté, été bien en peine de le reconnaître. À ses yeux, ils se ressemblaient tous. Les humains aussi mais au moins, leurs vêtements offraient quelques références. Les siréniens ne portant rien, déceler une différence relevait du miracle. Farhynia aurait pu se servir de son odorat mais ses naseaux étaient saturés de sel et d’iode.
- Nous avons retrouvé Corail, annonça Jack qui choisit de traduire cet échange à son dragon qui répéta à Farhynia.
Le sirénien hocha la tête, attendant la suite.
- Elle est vivante mais nous n’arrivons pas à… Peut-être saurez-vous…
- Peut-être qu’on saura quoi ? demanda le sirénien.
Farhynia ouvrit la patte, laissant glisser Corail dans l’océan. Elle y disparut, avalée par les vagues. Le sirénien plongea. Les dragons attendirent mais comme rien ne se passait, Chavard’all annonça :
- Je vais donner mon premier cours. Tu veux bien chasser pour moi, Farhynia ?
- Bien sûr. Je ferai en sorte que la grotte soit accueillante pour votre retour, promit la dragonne bleue.
- Je te remercie. Va voler un peu dans les falaises. Tu en as besoin.
Farhynia adorait la vitesse et cet endroit permettait des pointes fantastiques. Sans bouger, elle regarda Chavard’all disparaître à l’horizon. Elle resta là, en vol stationnaire jusqu’à ce que la soif et la faim la rappellent à ses besoins primaires. Le soleil haut dans le ciel, elle se désaltéra puis mangea un bouquetin avant d’en amener un autre à la grotte, accompagné d’un sanglier.
La nuit venait de tomber lorsque Chavard’all revint. Jack trébucha en descendant. Il massa ses jambes en grognant. Chavard’all fit cuire la viande et chacun mangea en silence.
- Alors, cette première leçon ? finit par demander Farhynia.
- Ils dorment désormais tous avec leurs cavaliers, annonça Chavard’all. Il a fallu réorganiser la caverne car il n’y a pas assez d’alvéoles en bas pour le permettre. Nous avons posé des échelles. Jack a été d’un grand secours.
- De rien, assura Jack. Ça me fait plaisir ! Putain, j’ai mal partout.
- Les cavaliers ont passé le reste de la journée à caresser leurs dragons. Moi à empêcher nos étudiants de se barrer. Jack a insisté pour que les cavaliers obéissent. Putain, les futurs protecteurs ne sont pas volontaires du tout. Ils n’ont de cesse de se plaindre de la débilité de mes demandes, de réclamer le retour de Zaroth. J’ai dû sortir les dents et cramer quelques écailles.
- Impressionnant, ton feu, mec, articula Jack entre deux morceaux de sangliers.
- Merci, répondit Chavard’all. Et toi, ma chérie, ta journée ?
- Toujours le même vide, indiqua Farhynia.
- Tu as pu voler ?
Farhynia fit « non » de la queue. Chavard’all lui lécha le museau avant de caresser ses flancs de sa queue. Farhynia se réfugia sous l’aile de son compagnon qui lui fit volontiers un câlin.
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Farhynia ne voyait aucune amélioration. Neuf jours depuis qu’ils avaient déposé Corail dans l’océan et le lien ne proposait toujours qu’une interminable chute libre. Au moins la sirénienne était-elle toujours vivante.
Farhynia regarda Chavard’all et Jack disparaître à l’horizon. Les nouvelles méthodes portaient leurs fruits. Le lien s’améliorait nettement. Farhynia grimaça. Était-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Zaroth proposait des techniques dures qui forçaient les dragons à dominer leurs dragonniers, ce qui expliquait le fort taux d’échec.
Chavard’all prônait l’échange et le respect mutuel. Certes, la réussite l’accompagnait mais à quel prix ? Combien de dragons se retrouveraient contaminés ? Farhynia sentit sa gorge se serrer.
Un bruit strident attira son attention. L’alerte de réunion d’urgence. Nul ne s’en servait jamais. Un dragon devait faire chauffer du métal jusqu’à affleurer son point de fusion puis frapper avec sa queue dessus. Le bruit se répercutait à des lieux à la ronde.
Farhynia s’envola en toute hâte. Pourquoi une réunion d’urgence était-elle organisée ? Qu’est-ce que Greenaco pouvait avoir à leur dire ? Zaroth avait-il réussi à créer un lien mental avec un sirénien ? Des dragons s’étaient-ils entre-tués, rompant ainsi la tradition ancestrale de paix ?
Le ciel se remplit bientôt de dragons. Il y eut quelques accrochages en vol ou à l’atterrissage mais rien de bien exaltant. Farhynia prit place devant la caverne de Greenaco, un peu à sa droite. Chavard’all apparut rapidement, un peu à sa gauche, Jack sur les épaules. L’appel d’urgence n’admettait aucun retard. Déposer son dragonnier au passage n’était pas envisageable.
Zaroth apparut, sortant de la grotte de l’ancêtre. L’assemblée retint son souffle.
- Greenaco nous a quittés, annonça-t-il.
D’un même souffle, tous les dragons lancèrent une flamme vers le ciel, réchauffant considérablement le cratère, faisant hurler de terreur la plupart des dragonniers et dragonnières.
- Reste à discuter de sa succession, poursuivit Zaroth.
Tous les regards se tournèrent vers Arif. Il était de notoriété publique que la dragonne verte était la plus vieille d’entre eux. Le vert offrait-il une meilleure longévité ? Farhynia l’ignorait tout en observant que les plus vieux étaient souvent couleur herbe.
Farhynia se souvint avoir croisé Arif. Elle était la porteuse pour le premier test en cours de lien avec Zaroth. La dragonne se montrait timide et renfermée.
Arif recula d’un pas et battit l’air de sa queue. Elle refusait le poste. Farhynia n’arriva pas à lui en vouloir. Après tout, elle non plus ne voudrait pas avoir à commander le merdier actuel. Qui accepterait de gérer une société sur le point d’imploser ?
- Arif refuse le poste. Qui se propose ? demanda Zaroth. Mesdames ? Laquelle d’entre vous se porte volontaire ?
Farhynia observa à droite et à gauche. Il ne fallait surtout pas qu’une dragonne contaminée par un dragonnier humain ne devienne ancêtre. Quant à celles de l’autre côté, ce n’était guère mieux. Zaroth posa un regard lourd sur Farhynia.
Elle ? Ancêtre ? À son âge ? Ridicule ! Et puis, elle portait une sirénienne. Si les dragonniers humains infectaient leurs porteurs, il en était probablement de même avec les siréniens. Farhynia n’était pas dupe. Corail l’avait contaminée. Elle ne lui en voulait pas, acceptant son sort.
Pour ce poste, il fallait quelqu’un de neutre, de non affecté, quelqu’un qui saurait se faire accepter d’un côté comme de l’autre.
- Je me propose, annonça Zaroth qui fixait toujours Farhynia.
- Un mâle ? s’exclama une voix parmi les favorables aux siréniens.
- Aucune femelle n’est volontaire, répliqua une autre voix de l’autre côté. Tu veux le poste ? Non ! Alors de quoi tu te plains !
La rencontre ne tarderait pas à tourner au pugilat. Les protecteurs semblaient accepter la candidature de Zaroth mais ne l’affirmaient pourtant pas. Qu’attendaient-ils pour annoncer leur allégeance ?
Farhynia se rendit compte que Zaroth ne regardait pas qu’elle. Son regard passait de Chavard’all à elle. Le couple que tout le monde observait. Farhynia comprit. Elle s’éloigna d’un pas de Chavard’all et, faisant vrombir ses écailles pour couvrir le bruit ambiant, annonça :
- Je soutiens Zaroth. Il fera un excellent ancêtre.
Dans ce monde pourri, il était, et de loin, la meilleure solution. Protecteur reconnu et respecté, il ferait l’unanimité des porteurs d’humains. Protégé de la contamination grâce à une domination brutale, il cherchait à discuter avec les siréniens.
Farhynia s’aplatit devant Zaroth, le cou au sol, ailes repliées. Tous les dragons à droite de Zaroth hoquetèrent puis l’imitèrent. Preuve était faite qu’ils suivaient l’exemple de Farhynia.
- Je soutiens Zaroth. Il fera un excellent ancêtre, annonça Chavard’all.
Farhynia le sentit se mettre dans la même position qu’elle et les protecteurs l’imitèrent.
- Merci, murmura Zaroth. Merci d’avoir grandi. Vous pouvez vous redresser, termina-t-il à voix haute.
Farhynia se sentit à la fois insultée et complimentée par ce « Merci d’avoir grandi ». Il lui laissa un goût amer dans la bouche.
- Vous pouvez retourner à vos occupations, lança Zaroth. J’ai besoin de six volontaires pour amener Greenaco vers son dernier lieu.
Les plus vieux dragons – dont Arif – se proposèrent. Ils entrèrent dans la grotte pour en ressortir, tenant le corps sans vie de la vieille dragonne. Ils disparurent rapidement à l’horizon. Farhynia se retrouva seule avec Zaroth.
- Tu t’es trouvé un sirénien ? demanda-t-elle.
- Oui, répondit-il.
Ses écailles cliquetèrent à faible volume. Un dragon à quelques pas n’entendrait pas. Il tenait à ce que cet échange reste privé. Farhynia l’imita.
- Ton lien ?
- Il se construit sans qu’un mot ne passe. Cette méthode semble vouée à l’échec.
- Peut-être devrais-tu essayer celle de Chavard’all.
- Et me retrouver contaminé par un sirénien ? Non merci, répondit Zaroth. Je vais persévérer tout en ayant assez peu d’espoir.
Farhynia acquiesça.
- Comment se porte Corail ? interrogea Zaroth.
- Elle a le droit d’avoir un nom, maintenant ?
- Ce n’est plus ma dragonnière, répondit-il.
Farhynia le transperça des yeux mais le vieux dragon marron resta stoïque.
- Je ne sais pas. Je l’ai rendue à l’océan, indiqua Farhynia.
- Que te dit ton cœur ?
- Qu’elle va mal et qu’elle a besoin de moi.
- Tu devrais l’écouter, répondit-il.
À ces mots, Zaroth se retourna pour entrer dans la grotte. Au passage, sa queue frôla « par hasard » les flancs de Farhynia. La dragonne bleue ignora l’invitation pour prendre son envol. Elle avait un conseil à suivre.
Grâce au lien, elle se trouva rapidement juste au dessus de la position de Corail. La sirénienne se trouvait là, sous l’eau, à une centaine de pas sous la surface.
- Bon, lança Farhynia qui parlait toute seule, voler ou nager, ça ne doit pas être si différent, si ? D’accord, les trois derniers dragons à avoir plongé ne sont pas ressortis mais ils étaient attaqués par des siréniens. Moi, je suis la dragonne de Corail. Ils ne me feront pas de mal, hein ?
Farhynia rabattit ses ailes et plongea. Ses pattes resserrées contre son ventre, elle fendit l’eau sans difficulté et se retrouva trempée. Le froid la saisit mais rien d’insurmontable. Ses écailles s’étaient resserrées pour empêcher l’eau d’entrer, lui interdisant de parler, ce qui, sous l’eau, n’aurait de toute façon servi à rien. Cette réaction de son corps ne surprit pas Farhynia – tout comme le fait que ses conduits de rafraîchissements s’étaient fermés. Elle avait l’habitude de se baigner dans la cascade et l’eau agissait toujours ainsi sur elle.
Devoir retenir sa respiration, en revanche, était une première. Farhynia jugea que sa réserve pulmonaire lui permettrait de rester un bon moment sous l’eau. Elle étendit ses ailes et les actionna. Elle fut propulsée en avant. Le bonheur la fit rire et des centaines de bulle s’échappèrent de ses museaux pour filer vers la surface.
Farhynia se figea. Si elle ne se contrôlait pas davantage, elle devrait sans cesse remonter à la surface. La dragonne observa son environnement. À cette profondeur, les rayons du soleil ne traversaient pas, enveloppant la dragonne dans une obscurité profonde.
Dans l’eau, elle ne pouvait pas sentir non plus. Elle venait de perdre l’odorat et la vue. En revanche, ses oreilles explosaient. Que de bruits ! Une véritable cacophonie de sifflements, de claquements, de grincements, de stridulations, de sifflotements, de stridence. Le tintamarre la fit gémir de déplaisir.
Elle s’obligea à passer outre pour se recentrer sur son objectif principal : Corail. Grâce au lien, elle la savait derrière elle à quelques pas. Farhynia se retourna prudemment, apprenant à manier ses ailes, sa queue et ses pattes dans ce nouvel élément.
Corail devait être là, à côté d’elle, mais elle ne la voyait pas. Soudain, des centaines de caresses douces l’enveloppèrent. Un banc de siréniens, comprit-elle. Sauf qu’elle ne pouvait ni les voir, ni échanger avec eux. Ils ne semblaient pas menaçants.
Un point lumineux apparut. Un sirénien juste devant Farhynia tenait un genre de caillou dans sa main palmée. Ce truc émettait une lumière rouge, permettant à Farhynia d’apercevoir sa silhouette fine. D’autres firent de même, permettant à la dragonne de découvrir une dizaine de visages souriant.
L’un d’eux fendit l’eau pour attraper Corail, allongée dans l’eau, la tête tournée vers le fond. Il la redressa puis ouvrit la main. Farhynia jugea qu’elle contenait un morceau de poisson. Il le mit dans sa bouche, puis ouvrit celle de Corail et y déposa la purée pré-machée. Corail déglutit. La dragonne comprit que c’était ainsi qu’ils la maintenaient en vie. Ils n’arrivaient pas à faire mieux qu’eux. Ils lui permettaient de survivre, sans plus.
Farhynia tendit la patte pour attraper Corail et aucun sirénien ne s’interposa. La dragonne remonta vers la surface dont elle émergea sans difficulté. Le passage de l’eau à l’air fut ponctué par un « clang » des écailles permettant d’expulser le liquide.
Farhynia rejoignit la grotte et y déposa Corail. Elle la lécha, encore, et encore. Elle le faisait toujours lorsque Chavard’all rentra.
- Je vais chasser, soupira-t-il en constatant l’absence de nourriture dans la grotte. Et chercher du poisson pour Corail.
Jack s’approcha de Corail et lui caressa le visage tandis que Farhynia continuait à la lécher.
- Comment as-tu fait pour la récupérer ? demanda Chavard’all à son retour. Elle n’a pas l’air d’être plus éveillée qu’avant.
- Je suis allée la chercher sous l’eau, répondit Farhynia.
- Là où trois des nôtres sont morts ? s’étrangla Chavard’all.
- Les siréniens ont été très gentils.
- Tu aurais dû me le dire, lui reprocha Chavard’all.
- Tu étais occupé, répliqua Farhynia.
- Pourquoi y es-tu allée ? insista Chavard’all.
- On m’a conseillé de le faire.
- Qui ça ?
- Zaroth, répondit Farhynia.
La queue de Chavard’all grinça sur le sol et une de ses griffes s’enfonça dans le sol, creusant un sillon profond.
- Comment suis-je censé lui donner le poisson ? demanda Jack.
- Les siréniens m’ont montré, précisa Farhynia. Il doit mettre le poisson dans sa bouche, le mâcher puis donner la bouillie à Corail. Elle avalera.
- Soit, accepta Jack en grimaçant après que Chavard’all ait transmis l’information via le lien.
Corail avala toute la portion ramenée par Chavard’all. Elle semblait affamée. Tout le monde étant épuisé, chacun prit rapidement place, Jack retrouvant le bleu océan sous l’aile de Farhynia, aux côtés de Corail.
- C’était bien ? murmura Chavard’all une fois tout le monde en position pour dormir. De nager ?
- Carrément ! s’enthousiasma Farhynia. Mais pas trop profond car en bas, on ne voit rien du tout.
- Pourtant, nous voyons très bien la nuit.
- Ben pas sous l’eau ! Comment font les siréniens ?
Chavard’all indiqua d’un geste qu’il l’ignorait. Tout le monde sombra dans un profond sommeil.
Cette jeune dragonne fait preuve de surprenantes capacités d'adaptation, tout autant que son chérie blanc à pointes noires révèle des qualités inattendues. Étonnantes aussi les relations quasiment amicales qui se sont développées entre ce dernier et son cavalier. Tout cela serait encourageant si l'on ne découvrait que les calculs politiques et le goût du pouvoir ne sont pas inconnus dans le "monde dragon".
Bref, chapitre après chapitre, touche après touche, l'intrigue avance en maintenant le suspens qui en fait l'intérêt.
Bonne lecture !