Chapitre 8 : Sans règle, le chaos.
Thibault avait envie de vomir, et ça n’avait rien à voir avec le vin ingurgité au cours de la soirée. Il tourna la tête vers Gabriel, agenouillé à sa gauche, et constata son teint blême. Il fit un discret mouvement pour se rapprocher de lui et presser son épaule contre la sienne, mais le garçon aux yeux vairons ne parut pas s’en rendre compte. Il fixait Rebecca, le regard rempli de terreur.
Thibault tira un peu sur les liens qui retenaient ses poignets attachés dans son dos. Il comprenait peu à peu qu’il ne parviendrait pas à s’en défaire, et qu’il devrait subir cet affreux spectacle jusqu’à ce que la grande-duchesse s’en lasse. Ajax se tenait adossé au mur, à un mètre d’elle, et la fixait d’un œil morne. Thibault n’aurait pas pu dire que l’ancien esclave appréciait particulièrement le spectacle qui se jouait sous ses yeux, mais c’était quand même lui qui avait attaché Max au poteau et remis le fouet à Rebecca. C’était aussi lui qui avait attaché les six esclaves d’honneur et Gabriel devant leur camarade, afin qu’ils puissent découvrir ce qui les attendait s’il leur prenait un jour l’envie de l’imiter et de s’enfuir.
« On vous a trop gâté », avait dit la grande-duchesse quand Max s’était expliqué. Il avait juré qu’il n’avait pas réellement voulu s’enfuir. Il voulait profiter des festivités et de l’absence de Solène prévue les jours à venir pour aller voir sa mère et ses sœurs, et s’assurer qu’elles s’en tiraient. Il serait revenu après, mais c’était insupportable pour lui de n’avoir plus eu aucune nouvelle depuis deux ans…
Rebecca avait écouté ses explications avec dégoût. Elle était dans un état de colère tel que Thibault n’en avait jamais vu chez personne. Même Gabriel, que la grande-duchesse appréciait particulièrement, se trouvait à genoux devant elle en cet instant.
Le dos de Max ressemblait à de la viande. De la viande crue, dégoulinante de sang. L’odeur qui s’en dégageait, partiellement mêlée à celle de la sueur, aurait retourné l’estomac de n’importe qui. Thibault faisait de son mieux pour ne pas rendre ses abus de la soirée, mais il savait que cela finirait par sortir tôt ou tard. Max de son coté, poussait de petits gémissements qui ne pouvaient traduire pleinement la souffrance qu’il endurait. Comment faisait-il pour ne pas hurler… ?
Il avait été arrêté au Deuxième. Il avait emprunté le monte-charge rejoignant l’étage inférieur, prétextant aller à la rencontre d’invités arrivés tardivement, et personne n’avait réellement fait attention à lui, dans sa tenue noire qui cachait quasiment le collier d’esclave. Il avait sacrément galopé, parce qu’on l’avait retrouvé presque au niveau du monte-charge menant au Troisième... Mais d’après ce qu’avait indiqué Ajax, il ne s’était même pas débattu quand il avait vu les gardes surgir devant lui et s’était laissé ramener au palais sans opposer la moindre résistance.
Au début, quand ils avaient rejoint la pièce grise et froide où Max avait été emmené, dans les sous-sols du palais, Ajax leur avait indiqué qu’il ignorait ce qui se passerait à présent. Puis la grande-duchesse était arrivée, furieuse, et visiblement ivre. Elle avait ordonné à son ancien esclave de restreindre les autres. Il s’était exécuté, laissant d’abord Gabi libre de ses mouvements, puis à la demande de Rebecca, le garçon aux yeux vairons avait subi le même sort.
Thibault aurait pu mieux supporter la punition, bien qu’il considérât qu’elle n’était pas méritée, si Gabriel n’avait pas eu l’air aussi choqué. C’était rageant de le voir comme ça, et d’être impuissant. Quant aux autres… Féline et Félicie sanglotaient en évitant de regarder la scène trop directement. Jenkins, pour une fois, paraissait complètement alerte. Il n’avait pas son habituel regard vaporeux. Il fixait le dos sanguinolant de Max, les lèvres légèrement tremblantes. Lino, lui, versait de vraies larmes. C’était forcément pour lui que c’était le plus dur. Il était particulièrement sensible, et sans aucun doute celui qui était le plus proche de Max. Thibault imagina, pendant deux secondes, que c’était Gabi, là, à la place de son camarade, et la colère le prit aux tripes. Il n’aurait pas supporté qu’on le traite ainsi. Encore une fois, il s’appuya contre son épaule, espérant lui apporter un peu de réconfort, puis il jeta un regard vers Théo. Ce dernier semblait absent. Il regardait droit devant lui sans ciller et Thibault le soupçonna d’avoir complètement fermé son esprit. Puis du coin de l’œil, il aperçut la grande-duchesse se tourner une nouvelle fois vers eux et braqua son regard sur la silhouette de Max.
— N’est-ce pas triste ? fit-elle d’une voix traînante. N’est-ce pas malheureux ? Me voilà ici, obligée de vous punir, quand je devrais être à la fête.
Elle prenait une pause. Le fouet dont elle s’était servie pour lacérer le dos de Max pendait tranquillement sur le tablier qu’elle avait passé par-dessus sa belle robe. Elle les balaya du regard et s’arrêta sur Gabi, qu’elle approcha d’un pas lent.
— Ne m’en veux pas, chaton. Je crois qu’il est sage de te rappeler à toi aussi les conséquences d’un tel comportement.
Elle lui caressa doucement le visage puis ses yeux roulèrent vers Thibault à qui elle adressa un bref sourire. Il sentit son haleine chargée de relents liquoreux et ses entrailles se glacèrent devant son expression, mais elle se détourna bientôt, revenant à sa sombre besogne. Gabriel était livide. Sur sa peau pâle, des traces écarlates se dessinaient là où Rebecca l’avait touché. Thibault se mordit la lèvre et regarda de nouveau devant lui, se retenant de fermer les yeux devant le spectacle de la folie de la grande-duchesse.
Comme le dos de Max n’était plus qu’un amas de chairs abstraites, elle avait laissé son fouet glisser plus bas et déchirait désormais les muscles de ses cuisses. Il n’allait jamais s’en remettre…
— Ajax, va chercher du charbon.
Après une dizaine de minutes, Rebecca avait marqué une nouvelle pause. Thibault observa Ajax qui faisait la moue. Il quitta cependant la pièce et ils se retrouvèrent seuls avec Rebecca.
Du charbon ? Quelle horreur avait-elle encore l’intention de faire subir à Max ? La respiration de Gabi était saccadée maintenant. Thibault lui jeta un coup d’œil inquiet. Rebecca regardait de l’autre côté, alors il en profita pour pencher son visage vers celui du garçon. « Ça va aller », assura-t-il presque silencieusement, pour que Gabi puisse le lire sur ses lèvres. Puis il se redressa avant qu’elle n’ait pu voir quoique ce soit.
Cinq minutes plus tard, Ajax était revenu avec des charbons incandescents. Un frémissement parcourut l’assistance. Lino écarquillait les yeux de terreur alors qu’il avisait le seau.
— Merci Ajax, fit Rebecca d’une voix légère.
Elle se saisit d’une pince et attrapa un premier morceau de charbon.
— PITIÉ !
C’était Lino. Il avait rampé sur ses genoux en direction de la grande-duchesse. Elle reposa lentement le charbon et fit un pas vers le garçon. L’instant d’après, une puissante claque le fit basculer en arrière, contre Théo qui demeura parfaitement stoïque.
Rebecca retourna auprès du seau et recommença sa manipulation. Lino sanglotait. Il ne s’était pas redressé et son visage frottait contre le sol poussiéreux de la pièce. Thibault sentit une intense colère le saisir. La colère et la violence de Rebecca n’était aucunement justifiée cette fois. Leur degré était déjà bien trop élevé à l’encontre de Max, mais Lino n’avait rien fait du tout. Il entrouvrit la bouche…
Gabriel s’était vivement tourné vers lui. Il le vit faire « non » de la tête et Thibault ferma la bouche, stupéfait devant l’angoisse de ses traits.
Rebecca ne s’était pas aperçue de leur échange silencieux et appliqua le charbon rougeâtre sur la peau à vif de Max, qui poussa un hurlement déchirant. Il tira de toutes ses forces sur les chaînes qui le retenaient. Thibault eut l’impression que le cri lui vrillerait les tympans. Il ne pouvait détourner le regard du bout de charbon, qui se détacha du dos de Max en emportant avec lui de petits morceaux de chair calcinée. À sa droite, il y eut un bruit de haut-le-cœur et Jenkins se pencha brusquement en avant. C’était trop. Thibault avait retenu le contenu de son estomac aussi longtemps que possible, mais si Jenkins craquait, là, juste à côté de lui, il ne parviendrait pas…
— Oh, dégoûtant, lança Rebecca avec un froncement de sourcils.
Thibault lutta. La salive lui montait à la bouche, mais il s’efforçait d’inspirer calmement l’air saturé de la pièce. Toujours plus de salive.
Rebecca s’était avancée en direction de Jenkins et l’avait attrapé par les cheveux, le forçant à la regarder.
— Tu es un mauvais garçon, je dois te punir, toi aussi ? Oh… Mais quelle horreur !
Thibault, tremblant de tous ses membres alors qu’il tentait de résister à la nausée, risqua un coup d’œil sur le côté. C’était Théo que Rebecca regardait à présent. Et plus précisément… L’entre-jambe de Théo. Il venait de se souiller… Mais son regard était toujours vide. Il fixait un point imaginaire droit devant lui et il y avait comme un voile devant ses yeux. Thibault essaya encore de respirer, mais le mélange d’odeur avait atteint la limite de ce qu’on pouvait endurer. Il allait abandonner quand on posa délicatement un mouchoir contre sa bouche. Ça sentait la lavande. Il inspira brusquement et leva les yeux vers Ajax qui se tenait derrière Gabriel et lui. Sa main gauche était crispée sur l’épaule de Gabriel et l’autre maintenait le mouchoir devant la bouche de Thibault.
Ce dernier en profita pour reprendre son souffle. Jamais il n’aurait cru se sentir autant redevable envers Ajax.
— Maîtresse Rebecca, l’interpella l’ancien esclave. Peut-être que cela suffit ? Je pense qu’ils ont compris la leçon.
Rebecca parut sur le point de se mettre en colère, puis son regard tomba sur Gabriel dont le visage était d’une pâleur inquiétante. Elle approcha alors le garçon et lui prit la tête à deux mains avec une délicatesse infinie. Thibault, au-dessus du mouchoir d’Ajax, voyait l’expression démente qui tirait ses traits. Elle tenta d’essuyer les traces de sang qu’elle avait plus tôt laissée sur ses joues, ne parvenant qu’à les étaler un peu plus, puis déposa un baiser sur le front de Gabriel. Elle retourna ensuite vers ses charbons, ignorant complètement la remarque d’Ajax.
L’ancien esclave resta derrière eux, et Thibault s’en sentit rassuré. Grâce à son mouchoir parfumé, l’envie de rendre ses tripes s’estompait. Il leva de nouveau les yeux vers Ajax qui regardait les autres avec inquiétude. Il se pencha alors à son oreille.
— Courage. Essaye de tenir un peu plus, je vais aller aider Jenkins.
Thibault hocha la tête et Ajax ôta sa main de devant sa bouche. Il redressa Lino sur ses genoux, puis continua sa route pour aller plaquer le mouchoir contre le visage de Jenkins qui soupira de soulagement avant de lui adresser un regard reconnaissant.
La grande-duchesse apposa de nouveau un charbon sur le dos de Max qui hurla de douleur… Puis avant même qu’elle n’eut cessé son geste, sa tête retomba sur le côté. Il s’était évanoui. Cela ne perturba pas la grande-duchesse qui continua tranquillement son labeur. Elle passait son charbon ardent sur le dos de l’esclave, centimètre par centimètre, comme pour cautériser la blessure provoquée par le fouet.
Thibault avait perdu la notion du temps. Ils auraient pu être là depuis une heure ou une semaine, il n’aurait su le dire. Il jetait un nouveau regard à la mine pâle de Gabriel quand la porte derrière lui s’ouvrit à la volée, éclairant d’un coup la pièce sombre où ils se trouvaient.
C’était Solène, suivie de Tobias.
Thibault la vit écarquiller les yeux devant la scène qui se présentait face à elle et son cœur bondit. Il avait tellement craint qu’elle ait été au courant du traitement que la grande-duchesse leur faisait subir et n’ait pas réagi… Mais non. À son expression, il était évident qu’elle ne savait pas. Il songea alors à la phrase qu’Ajax avait prononcé à son oreille, l’incitant à tenir « un peu plus » et se tourna vers lui. Le soulagement se lisait sur ses traits. Avait-il profité de sa brève absence un peu plus tôt pour transmettre un message à l’impératrice ?
Cette dernière fit un pas dans la pièce, horrifiée, et plaqua ses deux mains contre sa bouche en avisant Max.
— Rebecca ! Qu’est-ce…
— Tobias, pourquoi ta maîtresse est-elle ici ? demanda Rebecca d’un ton lourd de menaces.
Tobias avait pâli, lui aussi, mais il devint presque translucide en entendant la grande-duchesse s’adresser ainsi à lui.
— Rebecca ! s’écria Solène. Qu’est-ce qu’il se passe ici ?!
— Max a essayé de s’enfuir, expliqua Rebecca en laissant tomber son charbon dans le seau.
Solène en fut bouche bée. Elle cligna des yeux, plusieurs fois.
— Qu’ont fait les autres ? demanda-t-elle alors, incertaine.
— Rien. Je m’assurais simplement qu’ils continuent sur cette bonne lancée.
La colère déforma alors le visage de Solène. Elle fit volte-face vers Tobias.
— Détache-les, tout de suite. Ajax, occupe-toi de détacher Max et emmène-le immédiatement chez le docteur. C’est un ordre.
Le cœur de Thibault s’emballa plus encore. Solène était l’impératrice, et elle était de leur côté. Face à elle, même la grande-duchesse ne faisait pas le poids. Il osa un regard dans sa direction et vit qu’elle avait la bouche légèrement entrouverte, comme si elle était surprise de ce revirement de situation.
— Pourquoi veux-tu qu’Ajax l’emmène chez le docteur ? demanda-t-elle d’un ton stupéfait.
— Pour le soigner, pardi !
Solène osait à peine regarder Max, elle gardait les yeux rivés sur Rebecca.
— Ça ne sert à rien ma chérie, puisqu’il va mourir.
Thibault sentit un froid intense tomber sur lui. Il observa Max dont la tête pendait tristement sur le côté, les blessures sur son dos. Ajax s’acharnait sur les chaînes qui le retenaient et quand Tobias eut détaché Lino, il se précipita pour l’aider dans sa besogne. Solène leur jeta un coup d’œil.
— Pourquoi mourrait-il ? Est-il si gravement blessé ?
Rebecca observa sa petite cousine pendant quelques secondes, puis éclata de rire, faisant sursauter l’impératrice et le reste de l’assemblée. Même dans les yeux d’Ajax, l’inquiétude perçait.
— Oh non ! répondit-elle, hilare. Non, ce ne sont que quelques coups de fouet, ça ne le tuerait pas. Non ma chérie. Je dis simplement qu’il est inutile de le soigner pour l’exécuter ensuite. Veux-tu le faire ou préfères-tu que je m’en occupe ?
Un silence s’ensuivit. Les esclaves, lentement, tournèrent la tête vers leur maîtresse. Solène était livide. Elle déglutit :
— Je… Peut-on en reparler demain ?
— Si tu veux ma chérie, mais je ne crois pas qu’il soit utile d’attendre. Tu ne fais que prolonger inutilement ses souffrances.
Thibault se sentit révolté par sa remarque. Elle ne manquait pas de culot, à plaindre les souffrances de Max, après l’avoir torturé sans la moindre hésitation.
— Je n’ai pas décidé si j’allais l’exécuter, répondit alors Solène d’une voix tremblante.
— Pardon ?
Un sourire ne dégageant aucune chaleur s’était peint sur le visage de la grande-duchesse. Son ton faussement calme était voilé, menaçant. Elle fit un pas vers sa jeune cousine, la regardant sans ciller.
— Solène… Sans règle, le chaos. Comment peux-tu envisager de prendre le moindre risque ?
— Je veux savoir pourquoi il est parti… Je…
— Peu importe les mensonges qu’il te servira, ma chérie. Tu ne dois pas te laisser surprendre. Tu sais les risques.
Solène baissa les yeux un instant, puis de nouveau son regard se porta sur Max.
— Je veux connaître ses raisons, répéta-t-elle.
Sa voix était plus assurée. Thibault ressentit une poussée d’admiration pour elle. Il ne se rappelait pas l’avoir jamais entendue tenir tête à Rebecca, dont le visage s’était d’ailleurs figé en un rictus glacial. Solène l’ignora et balaya l’assistance des yeux. Lino fit alors un pas vers elle…
— Lino, sais-tu quelque chose ? demanda-t-elle alors vivement.
Il tremblait et évita soigneusement de regarder du côté de Rebecca qui le fixait sombrement.
— Maîtresse Solène, il… C’est une erreur de jugement… Il voulait juste aller voir sa famille, mais il avait l’intention de revenir ensuite. Comme vous aviez dit que vous seriez bien occupée ces prochains jours, il a dû penser qu’il pourrait en profiter… Jamais il n’aurait réellement osé s’enfuir, je vous assure… Max s’est constitué esclave lui-même, pour protéger sa mère et ses sœurs de la ruine après que leur père les a quittés en laissant ses dettes derrière lui… Depuis son arrivée ici, il est malheureux parce qu’elles lui manquent, mais il ne pensait pas à mal…
Solène entrouvrit la bouche, l’air mal à l’aise. Thibault ressentit également une boule se former dans son estomac. Plus tôt dans la soirée, il s’était demandé pour quelle raison son camarade avait voulu s’enfuir alors que lui-même se sentait si bien au Sommet. Leurs situations étaient en fait très différentes... Thibault eut une vision fugace de son frère. Max avait voulu se sacrifier pour les autres. Sa famille avait dû le laisser partir à regret. Sa mère et ses sœurs auraient sans doute étaient heureuses de le retrouver…
Il jeta un coup d’œil à son dos sanguinolant et de nouveau, observa Solène.
— Merci Lino, répondit-elle lentement. C’était idiot de sa part d’agir ainsi, mais je comprends. J’en parlerai avec lui lorsqu’il se réveillera.
— Es-tu donc sotte, ma chérie ? lança la grande-duchesse d’une voix exaspérée.
Solène se tourna lentement vers sa cousine et un éclair de colère passa sur son visage.
— Attention, Rebecca.
— Tu crois à ces sornettes ?
— Et pourquoi pas ? se défendit la jeune femme.
— Tu crois que tu as le luxe de faire confiance au premier venu ?
— Rebecca, JE suis l’impératrice, et JE prendrai une décision à tête reposée. Je ne veux plus en parler ce soir ! Mais j’écouterai sa version des faits et je me passerai de ta permission à ce sujet !
Un sourire mauvais naquit sur les lèvres de Rebecca.
— Tu crois qu’ils tiennent à toi.
Ce n’était pas une question. C’était une affirmation. C’était plus que cela, même. Le ton sur lequel elle avait parlé tenait davantage de la moquerie qu’autre chose, et de blême, le teint de Solène se fit écarlate.
— Qui crois-tu, ici, tient réellement à toi ? reprit Rebecca sur le même ton amusé. Aucun d’entre eux n’est ici de son plein gré. Ils ont été achetés, ma chérie. Arrachés à leurs vies. Tu veux leur faire confiance malgré ça ? Je t’en prie, ôte-leur leurs colliers, et vois combien restent à tes côtés. Personne ne tient à toi, sinon moi. Je pensais que tu le saurais depuis le temps. Ne me fais pas regretter de t’avoir laissé t’amuser. Tu peux jouer autant que tu veux avec tes esclaves, ça m’est égal. Mais souviens-toi de ce qu’ils sont : des esclaves. Pas des amis. Même pas des employés. À peine des animaux retenus contre leur volonté dans cette belle cage d’air pur !
Rebecca se tut. Elle jeta un regard venimeux aux esclaves d’honneur, puis tendit une main à Ajax, qui l’attrapa délicatement pour l’escorter. Elle passa devant Solène sans rien ajouter et l’impératrice baissa les yeux. Son visage s’était décomposé pendant la dernière tirade de Rebecca. Le silence était lourd. Thibault aurait voulu prendre sa main… et lui assurer que Rebecca n’était qu’une vieille bonne femme frustrée qu’elle ne devait en aucun cas croire. Lui, tenait réellement à elle, quoi que Rebecca en dise.
Solène se tenait au milieu d’eux sans plus oser les regarder. Il constatait que la pique de sa cousine l’avait atteinte mais dans le silence qui était tombé sur la pièce à la suite de son départ, il ne parvenait pas à trouver les mots justes.
Finalement, Tobias posa une main sur l’épaule de l’impératrice et lui adressa un faible sourire. Il la raccompagna avec douceur jusqu’à l’extérieur de la pièce. Elle se laissa faire, traînant des pieds, puis avant qu’ils ne disparaissent dans le couloir, il se tourna vers les autres, les inspectant rapidement du regard :
— Thibault, Lino, emmenez Max chez le docteur. Les filles, raccompagnez Jenkins et Théo au dortoir et allez dormir. Gabriel, va directement au lit toi aussi. Je raccompagne maîtresse Solène à ses appartements.
Thibault se retourna pour voir Gabi, qui avait toujours la mine blême. Il lui passa la main dans le dos, et Gabriel leva son regard hétérochrome vers lui. Un regard plutôt humide.
— Va dans ma chambre, lui chuchota-t-il à l’oreille. Je te rejoins dès que je peux. D’accord ?
Gabi hocha la tête et Thibault se dirigea vers le corps inerte de Max.
***
Ils l’avaient laissé, toujours inconscient, à l’infirmerie entre les mains du docteur impérial. Ça avait été un moment très désagréable, parce que l’homme leur avait demandé de décrire précisément les sévices qu’il avait reçus. Lino avait la mine grisâtre à la fin et Thibault lui tapota le dos. Il ne parvint cependant pas à lui fournir de paroles de réconfort. Pour lui aussi, c’était dur, et il savait qu’il devait encore s’occuper de Gabi, qui l’attendait là-haut, dans sa chambre.
Il laissa Lino rejoindre la sienne sans dire un mot, mais alors qu’il se dirigeait vers le fond du couloir, un bruit attira son attention, provenant du petit salon de l’aile des esclaves d’honneur. Il en poussa la porte, incertain, et fut surpris de trouver les jumelles, assises sur un divan devant l’écran projeté par la page-téléviseur.
— Qu’est-ce que vous faites ?
Les filles sursautèrent à l’unisson avant de lui lancer le même regard courroucé. Thibault avisa le rectangle lumineux.
« … manifestations sauvages qui ont pris place en cette soirée d’intronisation sont désormais toutes sous contrôle. Plusieurs dizaines d’agitateurs ont été mis aux arrêts, aux Sixième et Cinquième étages. Les motivations des individus sont pour l’heure obscures, mais des slogans repérés par nos caméras laissent néanmoins penser à un vent de protestation en réponse à la présentation de l’impératrice Solène. Le mouvement, pour autant peu suivi, n’inquiète pas… »
Félicie venait d’éteindre l’appareil.
— On voulait se changer les idées avant d’aller dormir, indiqua Féline.
— Des gens ont manifesté contre l’apparition de Solène ? s’étonna Thibault sans vraiment l’avoir écoutée.
— Oui. Rien de très grave ceci dit.
Félicie se leva la première, puis Féline, à son tour, s’extirpa du divan. Elles lui souhaitèrent vaguement une bonne nuit, mais il les entendit à peine, encore pensif à la suite de l’extrait de journal qu’il avait glané. Se rappelant finalement Gabriel qui l’attendait, il repartit dans le couloir, et après avoir toqué pour signaler son arrivée, ouvrit sa porte. La lumière était encore allumée, et Gabi, en pyjama, se tenait assis au bord du lit. Thibault se déshabilla pour se revêtir lui aussi du sien, et sauta sur le lit, attrapant au passage le garçon dans ses bras.
— Ça va ?
Gabi ne répondit pas, mais il n’essaya pas de se dégager.
— Ajax a été chic ce soir.
Toujours pas de réponse.
— Gabi, s’il te plaît, dis quelque chose.
Il tourna ses yeux vairons vers lui, et le fixa, là, à dix centimètres de son visage.
— J’avais tellement peur qu’elle s’en prenne à toi…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai rien fait…
— Non, je sais mais… Dans l’état où elle se trouvait… Tu sais, elle ne t’aime pas beaucoup. Elle est jalouse en fait… Elle me parle souvent de toi. Je crois que ça ne lui plaît pas qu’on s’entende si bien, et ça lui plaît encore moins que Solène t’aime autant.
Thibault haussa les sourcils. Ça, c’était une nouvelle.
— Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?
— Je ne sais pas… Je ne voulais pas que tu arrêtes de me parler à cause de ça.
— Il m’en faudrait un peu plus, pour arrêter de te parler.
L’expression du visage de Gabriel se détendit un peu. Il eut un bref sourire.
— Gabi ?
— Oui ?
— Je ne veux pas que tu t’inquiètes pour des trucs pareils. Je veux que tu me le dises, quand quelque chose te travaille. Surtout si c’est à mon sujet. Et puis ça n’a pas l’air comme ça, mais je sais me défendre… Je fais du sport et tout…
Son ami eut un léger rire. Il hocha la tête, l’air vaguement moins anxieux. Puis il ferma les yeux, et Thibault relâcha son étreinte pour le laisser s’allonger et s’étendit à ses côtés.
Bien sûr, il aurait été complètement incapable de se défendre face à Rebecca. Les paroles de Gabriel résonnaient à ses oreilles. Mais le visage de Solène traversa ses pensées et presque aussitôt, l’inquiétude le quitta. Il l’avait vue réagir ce soir. Il l’avait vue défendre Max malgré la faute qu’il avait commise. Lui n’avait rien à se reprocher, quoi qu’en dise Rebecca, aussi il savait qu’il n’avait rien à craindre. Solène serait toujours de son côté.
Gabriel s’était endormi depuis longtemps, quand, concentré sur sa profonde respiration, Thibault finit par sombrer à son tour dans un sommeil agité.
Encore un chapitre passionnant. La grosse info c'est que Rebecca est une grande malade et qu'elle n'aime pas Thibault. Voilà qui rend son séjour à la cour tout de suite plus inquiétant. Malgré la résistance de Solène et son rang, on voit bien que la grande duchesse est capable de garder l'ascendant. Je dois dire que je suis assez surpris de la voir si psychopathe mais en même temps c'est assez logique. Ca questionne d'autant plus le comportement d'Ajax. Et ça alimente un peu ma précédente théorie à son sujet...
En tout cas, ces événements ramènent à Thibault la réalité de son univers pleine face et c'est pas un cadeau... A voir si ça va le ramener du côté de Gabi. En tout cas, il sous-estime clairement la menace dans cette fin de chapitre.
Le personnage de Max me laissait jusqu'ici indifférent mais cet évènement le plonge au coeur du récit, tout en permettant de le développer. Son sacrifice pour sa famille le rend attachant. Son supplice devrait lui faire développer une certaine rancoeur... De là à plonger dans l'opposition ? Bon, tu vas me dire que je vois des rebelles partout mdrr, mon côté lecteur paranoïaque.
Mes remarques :
"Thibault aurait pu mieux supporter la punition, bien qu’il considérât qu’elle n’était pas méritée, si Gabriel n’avait pas eu l’air aussi choqué." encore ce décalage entre les deux !
"Sur sa peau pâle, des traces écarlates se dessinaient là où Rebecca l’avait touché." image très douloureuse et parlante !
"— Ça ne sert à rien ma chérie, puisqu’il va mourir." oh horrible, Rebecca n'a vraiment pas d'âme, j'adore l'utilisation de chérie, qui rend ça encore plus glaçant
"Mais souviens-toi de ce qu’ils sont : des esclaves. Pas des amis. Même pas des employés. À peine des animaux retenus contre leur volonté dans cette belle cage d’air pur !" wow horrible et pourtant assez juste (même si elle abuse)
"n’était qu’une vieille bonne femme frustrée" couper le bonne ? je trouve pas qu'il apporte grand chose
"Thibault haussa les sourcils. Ça, c’était une nouvelle" on est d'accord ! c'est assez capital comme enjeu d'avoir une ennemie de la sorte...
J'attaque la suite !
Quant à Ajax, je ne dis rien, encore une fois je ne veux pas spoiler l'une ou l'autre des histoires. Surtout l'autre, parce qu'il y apparaît davantage (forcément).
Concernant ton ressenti sur le personnage de Max : c'est précisément ce que je voulais, donc ta remarque me fait vraiment plaisir. Comme je prends le point de vue de Thibault, il était normal qu'il soit un peu important dans le décor ; ils n'ont pas de réelle proximité. Mais cet événement doit rappeler que les autres aussi sont des gens à part entière avec leur propre histoire, ce qui frappe Thibault de plein fouet, puisqu'il est un peu obnubilé par sa petite personne.
Oui tu vois des rebelles partout xD Mais tqt, je n'ai pas introduit Diane pour faire joli xD
"Mais cet événement doit rappeler que les autres aussi sont des gens à part entière avec leur propre histoire, ce qui frappe Thibault de plein fouet, puisqu'il est un peu obnubilé par sa petite personne." Bah, c'est carrément juste !
Ahah j'espère bien^^
J'espère que notre petite impératrice fera les bons choix......
Je pense qu'il faudrait que tu changes le mot docteur par médecin. Un docteur est celui qui a un doctorat, un médecin pratique la médecine ! Car on est docteur en médecine, c'est selon moi plus élégant que docteur.
Je suis content, parce que l'intention exprimée de Max correspond à ce que j'avais anticipé (que ce soit comme excuse ou réalité).
Je trouve qu'on insiste trop sur le retrait d'Ajax. Une fois m'aurait suffi (2e et 4e paragraphes).
Ah, c'est donc avinée et hors de la présence de l'impératrice que la duchesse a le comportement que je lui pressentais. Les dégâts sur Gabi seront irréparables. Cette seule scène en fera un ennemi juré.
Et l'impératrice débarque, s'affirme face au tyran. Enfin, essaie, parce qu'elle se prend une sale vérité dans la tronche, qu'il va lui falloir soupeser.
Alors on voit qu'ils n'ont que dix-huit ans :)
Touchante scène entre les deux garçons, qui confirme la tendance dominatrice, isolatrice, etc. de la duchesse.
Trucs à vérifier :
« On vous a trop gâté. » avait dit -> gâté », avait
« Ça va aller. » assura-t-il -> aller », assura
Et je m’assurais que ce serait toujours le cas à l’avenir. -> assurerai / sera
— Pour le soigner, pardi. -> pardi ! (normalement, une interjection est toujours exclamative)
répéta-t-elle -> il manque le point final
il ne parvenait à trouver -> dans le contexte particulièrement sombre et négatif, je trouve dommage de se priver du « pas ». À tâter.
Simplifications possibles :
Gabriel s’était endormi depuis longtemps quand il finit enfin par sombrer à son tour dans un sommeil agité. -> si tu veux vraiment marquer le côté interminable, il faudrait d'autres actions d'attendre plutôt qu'un empilement comme celui-ci
Je note pour Ajax. C'est vrai que la mention au paragraphe 4 est peut-être inutile (j'ai une tendance à me répéter parfois, depuis mon premier jet j'en ai chassé pas mal mais il y en a sûrement encore !).
Pour la relation Rebecca-Gabriel, c'est celle qui m'a donné le plus de fil à retordre. Les plus longues réflexions en tout cas. Elle est d'autant plus compliqué qu'elle n'est jamais vraiment en première ligne de l'observation de mon personnage principal. Je pense qu'il faut que je l'affine encore pour en livrer toutes les nuances, mais je veux que ça reste low-key en même temps. Dosage dosage.
Merci encore pour toutes les corrections ! Il faudra que je vérifie toutes mes phrases entre guillemets du roman du coup.
Et j'ai de la peine de voir Rebecca dans cet état. J'espérais qu'elle soit plus sensible, plus ouverte, compte tenu de sa relation avec Ajax, mais j'ai bien peur qu'elle n'ait tiré de ses expériences plus de solitude et de rancœur qu'autre chose. Elle a très clairement un problème avec l'alcool, mais aussi dans son rapport aux autres. Solène, quant à elle, arrive au bon moment. Je me demande si ce n'est pas la première fois qu'on la voit dans une posture plus responsable. Elle pouvait faire des caprices mais là, elle s'oppose avec sa tante sur un problème de fond. Et ça laisse de beaux espoirs pour la suite.
De même, la présence de manifestations rappelle l'idée qu'une opposition se met en place. Qui sait, peut-être que Lison y participe ou y participera.
Ma grande question du moment, c'est Ajax. Le pauvre est un peu entre deux chaises : je crois qu'il aime sincèrement Rebecca, et elle semble vraiment aller mal. Je me demande quelles décisions il prendra à l'avenir. Pour le moment, en tout cas, il a bien aidé le groupe de Thibault.
J'étais dans ma lecture donc je n'ai pas fait attention aux petites coquilles qui se glissent parfois. J'ai juste remarqué cette phrase :
"Jamais il n’aurait cru se sentir autant en dette envers Ajax de sa vie."
Redevable, peut-être ?
Toujours un plaisir de te lire, en tout cas. A bientôt ! ^-^
Quant à Rebecca, oui elle a un problème. Sa relation avec Ajax est très particulière, mais ça, j'y reviendrai un plus tard dans le récit ^^
Merci encore pour ton retour ! (et pour redevable, oui... Je crois que le mot convient mieux, ça devrait alléger la phrase).
À bientôt :D
Cette scène rappelle la place des esclaves au sein de ce premier étage et souligne le fossé entre eux et la famille royale, même s'ils sont bien traités en temps normal.
J'ai bien aimé la confrontation entre Solène et sa tante. Je crois qu'elle commence à ouvrir les yeux même s'il est difficile pour elle de s'imposer vraiment.
Les troubles qui agitent les étages inférieurs promettent des actions qui vont avoir des retombées sur la vie auparavant plus simple de Thibault.
Oui ce chapitre rappelle un peu Thibault (et les autres) à leur condition initiale...
Solène a ici en effet un tout premier sursaut de rébellion, et s'oppose à Rebecca. Mais oui, les étages inférieurs laissent planer une menace sur la petite bulle du Sommet... Je n'en dis pas plus ^^