Chapitre 8 - Séparation

Cinq minutes plus tard, la forge était en vue. Le grand bâtiment se dessinait sous forme d’ombres sous la lune, mais même dans l'obscurité les silhouettes élancées des cheminées et des hauts-fourneaux se laissaient reconnaître avec aisance. En approchant de plus près, Elraza constata qu’elle était installée au bord d’un cours d’eau où s’érigeait une grande roue à aube. Une maison de pierre sèche jouxtait l’atelier, complétée d’une longue dépendance où l’on pouvait entendre le hennissement des chevaux. La route longeait les trois édifices en suivant le ruisseau avant de descendre en pente douce vers l’océan et le petit village de Tord-la-Falaise en contrebas. L'endroit paraissait calme et paisible. Roch ne mentait pas lorsqu'il affirmait avoir envoyé les renégats dans la mauvaise direction. L'enchanteresse n'en demeurait pas moins sur ses gardes.

Tandis que Day et Roch conduisaient la jument à l'écurie, Oriendo entraîna Elraza à l’écart.

« J’ai une faveur à te demander, annonça-t-il à voix basse. Et je pense qu’elle ne va pas te plaire.

- De quoi s’agit-il ?

- J’ai besoin que tu me prêtes le médaillon qui t’unit à ton Oro’luin.

Elraza ouvrit la bouche pour protester mais l’aubergiste la fit taire d’un geste impérieux.

- S’il te plaît, écoute-moi et fais-moi confiance. Je sais à quel point tu es attachée à Cœur-de-Nuit mais nous n’avons pas d’autre solution. La question de Roch au sujet de mes portails tout à l’heure m’a donné à réfléchir. Si je vous accompagne à Tord-la-Falaise et que nous prenons la fuite avec Liam, les cavaliers pourront pister mon Gzendra et nous retrouver facilement.

- C’est pour ça que nous sommes venus prendre des chevaux, intervint l’enchanteresse. Si tu n'utilises pas ta magie, ils seront incapables de nous suivre.

- Les renégats possèdent des Oro’luins et maîtrisent le Sombrefeu. Crois-tu vraiment qu’ils ne sont pas assez puissants pour sentir ma présence, même si je ne lance pas de sortilège ? Tu sais ce qui arrivera s'ils parviennent à mettre la main sur cet enfant, Elraza. Si Liam devient un Seigneur Ombre et rejoint leurs rangs, plus personne ne pourra les arrêter. Ils sèmeront impunément le chaos et la destruction sur tout le continent. Es-tu prête à parier l'avenir de Ghern sur le plan de ce mercenaire ?

Elle l'observa en silence, incapable de le contredire. Oriendo avait beaucoup réfléchi à la situation.

- Dans ce cas, que proposes-tu ?

- Je vais servir de diversion pour vous permettre de fuir. Les cavaliers ne connaissent pas ton Gzendra, si tu pars seule avec Liam ils n’auront aucun moyen de vous retrouver. Mais pour que ça fonctionne, tu as besoin d'une avance confortable.

Elraza blêmit en comprenant où son ami voulait en venir. D’une voix étranglée, elle murmura :

- Tu veux utiliser Cœur-de-Nuit comme leurre pour qu’ils se lancent à ta poursuite.

- Exactement. Les renégats me croient mort et ne savent pas que nous possédons un Oro’luin. Mais surtout, ils ignorent à quoi ressemble l'Enfant de Shâat. Si tu me confies ton familier, il pourra prendre l’apparence de Day et tromper les cavaliers. Je disparaîtrai avec lui dans un portail et, avec un peu de chance, ils se précipiteront derrière moi sans réfléchir. Ils seront tellement surpris de me découvrir en vie qu’ils ne flaireront pas le piège.

- Et une fois qu’ils seront partis, poursuivit Elraza, je serai libre d’utiliser ma Shâat pour transporter Liam jusqu’à la forge où les chevaux nous attendront.

- Je vois qu’on forme toujours une bonne équipe, remarqua Oriendo avec un léger sourire. Tu n'as pas perdu l'habitude de terminer mes phrases à ma place. »

Elraza sourit elle aussi mais un voile de tristesse assombrit son regard. Son ami proposait de se sacrifier pour les protéger. S'il restait seul pour affronter les renégats, il n'avait aucune chance d'en réchapper. C'était une mission suicide. Le coeur lourd, elle repensa à toutes ces années pendant lesquelles il avait été son partenaire. Ils avaient combattu main dans la main les disciples de Domadan, parcouru les quatre continents ensemble et frôlé la mort à de nombreuses reprises. Ils ne partageaient pas le même sang mais elle aimait Oriendo comme un frère. Il était sa seule famille. Comment pourrait-elle accepter de le perdre ?

« C'est de la folie, murmura-t-elle à voix basse. Ces renégats sont trop puissants, ils te tueront.

- Pas avec l'Oro'luin de ta mère. Coeur-de-Nuit possède un fragment du pouvoir de Lilybeth. C'est plus qu'il n'en faut pour me permettre de leur échapper. »

Etait-ce possible ? Elraza voulait y croire. L'ancien Sildaros semblait sûr de lui, mais elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur. Sans vraiment s’en rendre compte, elle porta la main jusqu’à son cou et caressa le talisman qui luisait faiblement sous sa tunique. Ce simple geste diffusa en elle une douce chaleur et l’apaisa. Son esprit effleura celui de Cœur-de-Nuit et elle sentit qu’il se tenait là, tout proche dans l’obscurité de la forge, présence à la fois protectrice, silencieuse et bienveillante. L’enchanteresse frémit à l’idée que pour la première fois de sa vie elle allait devoir s’en séparer. Malgré toute la confiance qu’elle accordait à son ami, elle ne se sentait pas capable de l’abandonner. Que se passerait-il si l’Oro’luin choisissait Oriendo pour maître et refusait de lui revenir ? Ou pire encore, si les cavaliers réussissaient à se l'approprier ?

« Ne t’en fais pas pour Cœur-de-Nuit, dit Oriendo d’une voix douce. Je te promets qu’il sera en sécurité avec moi. Je le défendrai jusqu’à mon dernier souffle et si les renégats me retrouvent, je ferai en sorte de cacher le médaillon pour que tu puisses le récupérer.

Il se tut un instant pour réfléchir et ajouta :

- Si ma mémoire est bonne, Lilybeth pouvait se déplacer dans les couloirs du temps ?

- Oui. C’est grâce à ce sortilège qu’elle a vaincu Domadan. Elle l’a enfermé dans une prison temporelle et s’est sacrifiée pour sceller l’entrée avec sa magie.

- Et j’imagine que pour le faire, elle s'est servie de son Oro’luin ? »

Elraza acquiesça, comprenant où le vieux Sildaros voulait en venir. Si Lilybeth avait utilisé Cœur-de-Nuit pour lancer ce sortilège, alors le familier conservait une trace de sa magie. Quiconque possédait le médaillon pouvait théoriquement faire appel à ce pouvoir. Mais ce que proposait Oriendo était incroyablement risqué.

« C’est trop dangereux de parcourir les contrées du Voyageur, murmura-t-elle dans un souffle. L’homme ne devrait pas manipuler le temps. Des dizaines d’enchanteurs ont perdu l’esprit en essayant. Même si Cœur-de-Nuit en est capable, ma mère me l’a toujours interdit.

- Je n’ai pas l’intention de modifier l’avenir, Elraza. Je veux juste revenir en arrière pour cacher le médaillon. C’est le meilleur moyen de s’assurer que les renégats ne pourrons pas s'en emparer.

Il marqua une courte pause, comme pour remettre ses idées en ordre.

- Le plan est simple et c’est pour ça qu’il fonctionnera. Cœur-de-Nuit prend l’apparence de Day, je disparais dans un portail avec lui et les cavaliers se lancent à ma poursuite. Je les entraîne le plus loin possible et, quand ils me rattrapent, je remonte le temps grâce au sortilège de ta mère pour cacher le médaillon. Pendant ce temps, tu profites de ma diversion pour ramener Liam à la forge et vous partez avec les chevaux. Ensuite, tu récupères ton Oro’luin où je l'ai laissé et vous filez directement rejoindre le Clan. Si je parviens à semer les renégats assez longtemps, vous aurez sur eux une avance confortable. Une fois arrivés au Clan, la magie de Galar Im’Radiel vous protégera.

- Et toi ? murmura Elraza d’un air horrifié. Comment comptes-tu échapper aux cavaliers après m’avoir rendu Cœur-de-Nuit ?

Oriendo sourit.

- Je vais remonter dans le passé de quelques jours, dit-il. De cette façon, je serai parti avant même qu’ils n’arrivent dans la région. Quand tu reviendras à la forge tout à l'heure, je serai sûrement déjà en sécurité avec le vieux Galar. Et je pourrai t’envoyer de l’aide si jamais les choses tournent mal. »

Elraza approuva, impressionnée par l’intelligence de son ami et la rapidité avec laquelle il avait imaginé ce stratagème. Toutefois, elle entrevoyait une solution encore plus simple pour protéger l'Enfant de Shâat.

- Et si tu remontais le temps dès maintenant pour t’enfuir avec Liam ? demanda-t-elle. Vous seriez déjà loin quand les renégats arriveraient à Vitarive pour brûler ton auberge.

Oriendo refusa.

- Non, ce serait beaucoup trop risqué. Tu l’as dit toi-même Rani, traverser les couloirs du Voyageur est un périple dangereux. Si nous modifions le passé en profondeur, on ignore ce que nos actions pourraient déclencher. En ce qui me concerne, ce sera comme si je disparaissais d’un endroit pour réapparaître ailleurs en une fraction de seconde. La seule conséquence de mon voyage sera le médaillon que je laisserai derrière moi, car je suis un grain de sable insignifiant à l’échelle du monde. Mais Liam est un Enfant de Shâat et tu es la fille de Lilyh Eren. Tu dois le rencontrer dans ce village, j’en suis convaincu. Empêcher un évènement de cette importance aurait des conséquences plus terribles que tout ce que nous pouvons imaginer. »

Il se tut, jetant un regard inquiet en direction des écuries pour vérifier que Day et le mercenaire n’étaient pas encore revenus. Elraza capta ce coup d’œil méfiant et l’interrogea.

« Tu ne lui fais pas encore confiance, n’est-ce pas ?

- Non, en effet. Roch m’a sauvé la vie mais sa loyauté est trop changeante pour se fier aveuglément à lui. Mieux vaut qu’il n’ait pas connaissance de ce plan. Je dois partir avant son retour. »

Til’Duin acquiesça et, d’un mouvement plein de révérence, décrocha le collier qu’elle portait autour du cou. Elle le contempla un instant, hésitante, avant de le tendre à son compagnon. Lorsqu’Oriendo s’en empara, Cœur-de-Nuit poussa un hululement déchirant. L’enchanteresse l’avait ressenti aussi : un vide gigantesque venait de s’ouvrir en elle, comme si on la privait soudain d’une partie de son propre corps. Pendant de longues secondes, elle tâtonna à la recherche de l’esprit de son familier mais ne découvrit nulle part sa présence. Elle chancela, frappée de plein fouet par la violence du lien qui se déchire. Vivre sans partager la conscience de Cœur-de-Nuit, ne serait-ce que pour quelques minutes, lui faisait l’effet de devoir réapprendre à respirer. Jamais encore elle n’avait réalisé à quel point cette connexion singulière était ancrée profondément en elle.

« Est-ce que ça va ? demanda Oriendo avec sollicitude.

- Oui, répondit-elle en essuyant une larme. Ça va aller, je dois juste m’habituer à cette solitude écrasante.

Il acquiesça.

- Je pars au village. Les cavaliers ne tarderont pas. Lorsqu’ils seront sur place, je les affronterai pour leur donner l’impression que je cherche à fuir avec l’enfant. N’interviens pas avant d’être certaine que mon portail s’est refermé.

- Où cacheras-tu le médaillon de ma mère ? 

- Il faut choisir un endroit où les cavaliers ne risquent pas de le trouver, mais assez proche pour que tu le récupères rapidement. Je serai également plus tranquille si c’est un lieu où Roch ne nous a pas accompagnés. Je le déposerai au vieux presbytère sur la colline. Le père Gatien est un Vénéré de Ran, il prendra soin de ce talisman comme d’un objet sacré. »

Oriendo se tut et le cœur d’Elraza se serra. Tout était dit, les deux amis se souhaitèrent bonne chance. D’un pas rapide et silencieux, l’aubergiste contourna l’atelier de maître Hobb et disparut dans l’obscurité. Un bruissement d’ailes discret le suivit, puis ce fut le silence.

« Que Nim’Rean le Blanc te protège », murmura l’enchanteresse avant de rejoindre la forge.