Dans le sas lugubre et humide qui séparait la tunnellerie du hall suspendu, la classe se tenait bien sagement en rang en attente d'un déclic dans le colossal portail cylindrique. Les deux rangées d’élèves rangés en paires remplissaient à peine la surface du sas, dont d’immenses circuits de tuyaux alambiqués jaillissaient tantôt du mur, tantôt du sol, parfois droit vers le plafond, d’autres zigzaguant arbitrairement d’une paroi à une autre. Un oiseau ne saurait voler droit au travers de cette pièce de dix mètres de long, seul le passage au sol était libéré. Et malgré ce véritable amalgame de métaux divers, comportant autant d’or que de plomb, de bismuth ou encore de zinc, Honorine se sentait incapable de rentrer en résonance avec son environnement. Tout ce métal était complètement isolé de toute énergie magique en provenance de l’extérieur. Tout ce métal était essencéisé. Mais à quoi donc servaient ces tuyaux disposés de manière si incohérente ? Honorine s’était toujours posée cette question, aujourd’hui encore plus que d’habitude.
Le groupe d’élèves restait muet comme la mort, à l’affût de n’importe quel bruit ou signal. En réalité, la réelle cause de ce silence général était généralement une claustrophobie foudroyante, qui accablait n’importe qui se tenait dans ce sas verrouillé. M. Desonges se faisait attendre, c’était à lui seul d’ouvrir le portail depuis l’autre côté. Or les mécanismes restèrent silencieux plusieurs longues minutes, et les élèves eurent tout le temps d’apprécier la paroi cylindrique du sas, de ses longues grilles d’aération à ses vrombissement de tuyaux spontanés.
Des regards inquiets furent échangés à l’ouïe d’un vrombissement particulièrement profond et allongé, dans l’un des tuyaux les plus massifs de l’amalgame.
— Ils veulent peut-être nous dissoudre sur place, s’amusa à haute voix Camilla pour détendre l’atmosphère.
— D’où les caniveaux le long du passage, rétorqua un autre élève au fond du rang, pince-sans-rire. C’est plus pratique pour qu’on s’y écoule automatiquement.
Une flopée de ricanements surgit des rangs, certains clairement nerveux. S’en suivit nombre de bavardages, la remarque de Camilla ayant atteint son but. Les murmures, perdus parmi tuyaux, grilles et écrous, s’évanouissaient contre les parois du sas. L’ambiance était terriblement oppressante.
— Crétine va, relança Percutio en soulevant difficilement sa voix usée au dessus des chuchotis. Les caniveaux au sol, c’est pour éviter tout risque d’humidification des revêtements par condensation humaine. D’où les aérations et ventilateurs en haut, d’ailleurs. Et les vibrations, c’est juste de la transmission de matière en fusion. On est dans une tunnellerie, pas dans un four crématoire.
Les bavardages reprirent de plus belle, et Percutio se lança dans une description détaillée des mécanismes présents dans le sas à ses voisins émerveillés. Pour avoir vécu la majorité de sa vie au sein de l'académie, il avait toujours des anecdotes sur l'environnement accueillant les élèves. Honorine aussi tendait l’oreille à ses explicatiàons, pas forcément pour les mêmes raisons. Soudain, alors que même l’oppressante pièce peinait à contenir les échanges passionnés entre élèves, un mouvement attira tous les regards et captura un silence absolu. Le portail cylindrique se déverrouilla dans une lenteur essoufflante, son immense verrou central tournant dans un silence de mort. Beaucoup de magie était en jeu pour contenir le son d’un tel mécanisme.
Après tout, derrière ce portail se tenait l’unique tunnellerie mécanique de tout le continent, la seule zone encore utilisable à ce jour permettant la construction en chaîne de mécanismes d’utilité publique. Cet abyssal couloir qui se dévoilait peu à peu derrière l’ouverture coulissante du portail avait vu naître des milliers de chauffages publics, d’automates gardiens, de chariots d’équinaxe, d'équinaxes eux-mêmes, et d’autres machines plus imposantes encore. Seuls les élèves de cet établissement avaient la chance si prisée de pouvoir visiter cette pièce, pour y étudier bien entendu.
Soudain, dans l’encadrure grandissante de l’entrée se dévoila un homme fin comme un phasme et empli d’une énergie déroutante : le professeur Desonges. Malgré sa carrure d’échassier et son sourire détonnant, cet homme était considéré à l’internationale comme l’un des gardiens de l’humanité. C’était grâce à ses talents, après tout, que l’on devait plus de la moitié des équipements magiques et mécaniques publics. Malgré cela, Honorine n'avait jamais réussi à établir de lien entre lui et Tenailles, qui exerçait pourtant un rôle similaire de concepteur et de mécanicien.
— Eh bien entrez, entrez ! mélodiait-il en moulinant du bras à la manière d’un portique automatique.
Après l'extravagant professeur, ce fut au tour de l’Automate d’accueillir les élèves, en saluant frénétiquement d’avant en arrière, du haut de son promenoir à mi hauteur de la tunnellerie.
Car regarder la tunnellerie, ce n’était pas seulement regarder loin devant soi, le long d’une infinité de lampions en tungstène incandescent. C’était aussi lever les yeux vers le haut de la voûte du tunnel, à quelques vingt mètres de haut, accompagnant un interminable rail suspendu et une quantité abrutissante de pièces détachées et outils pendus à une infinité de crochets. Là où Honorine se sentait complètement isolée il y a quelques minutes dans le sas, elle vibrait d’une énergie phénoménale dans l’enceinte même de la tunnellerie.
— Excusez mon retard, jeunes gens ! Je ne manque pas de boulot ces temps-ci.
Et d’invoquer cinq rangées de tables d’un claquement de doigts, surgissant de part et d’autre du tunnel, toutes tournées vers l’infinie usine.
— Prenez donc place ! Vous trouverez sur vos tables une boîte à musique chacun, je vous laisse le loisir de l’actionner le temps que je revienne d’ici une minute.
Puis il disparut en un coup de vent via une porte dérobée, encore une fois dans la paroi du tunnel. Combien de merveilles dissimulaient réellement ces murs métalliques ?
C’est sur le promenoir , dix mètres au dessus, que Desonges réapparut alors que les élèves s’affairaient à tourner et tourner et tourner encore la manivelle de leur boîte à musique. Une cacophonie cristalline s’emparait des lieux.
— Drôle de type, non ? soumit Ernest à l’oreille d’Honorine dans un murmure narquois. Tu le quittes deux yeux trois petites secondes et le voilà disparu.
— Drôle de type, c’est vrai. Mais je l’ai toujours apprécié. Ce sont les gens différents qui méritent toute notre attention.
— Pour le meilleur et pour le pire.
— Pour le meilleur et pour le pire, confirma Sylvain, tête baissée, à la table de devant.
Desonges accompagna l’Automate le long du promenoir jusqu’à un portique en verre qu’il lui ouvrit avec soin. Le tunnel en était segmenté de tout son long. Il était comique qu’une telle prouesse de technologie ne puisse pas ouvrir une porte.
— Je vois que vous êtes tous prêts, c’est bien ! S’exclama Desonges, jovial, alors qu’il réapparaissait par la porte du bas. En accord avec notre dernière leçon sur le démontage-remontage, je vais vous demander aujourd’hui de démonter puis de remonter cette petite boîte pièce par pièce, à l’aide de la magie bleue. L’objectif est que vous vous y preniez vite et bien ! L’Automate prendra soin d’analyser votre travail et de vous corriger. Au boulot !
L’assemblée se lança dans un travail pieux et minutieux dès que le professeur découvrit la source de magie bleue, dissimulée dans l’un des nombreux tuyaux bordant le tunnel, sous un épais voile métallique.
La tâche s’avéra plutôt aisée pour Honorine qui, malgré la tentation, s’en tint à sa simple magie bleue pour réussir. Elle dévissa la manivelle, défit la soudure d’étain, déstructura le squelette de la petite boîte en bois de marbre. Découvrir ce complexe système qui sévissait à l’intérieur lui donnait l’impression de disséquer un animal froid et métallique. Elle constata autour d’elle que la tâche n’était pas aussi aisée pour ses voisins de table, ce qui l’emplit de confiance. Écrou, rouage, carillon, cordelette, cadran, métronome, gyroscope à diamant, elle s’étonnait de plus en plus face à la qualité de l’orfèvrerie que contenait cette petite boîte. Elle songeait même à l’emprunter, le temps de pouvoir l’écouter isolément un soir avant de s’endormir tant que cela l'aiderait à oublier le froid et la faim.
Elle s’attelait avec une piété inhabituelle lorsqu’au détour d’une soudure défaite, au coin de sa table, elle repéra une pièce inconnue. Une phalange. La phalange de l’Automate.
Son regard inexistant était ce qui dérangeait le plus chez cet… individu. Couplé à sa posture statique, insaisissable, il mettait le sang froid de la jeune élève à rude épreuve. Même ses voisins de table détournèrent le regard.
« ... ».
Rien, évidemment. Aucun automate n’est encore apte à la parole. Honorine le dévisagea, après tout, pas d’yeux signifie pas de regard. Son armature d’or et d’électrum reflétait toutes les sources de lumière avoisinantes, seule la plaque qui recouvrait son « visage » était mat comme du goudron sec.
« ... ».
Mince, l’armature. C’est ça qu’il veut.
La jeune fille fouilla son sac. Effectivement, ce qui correspondait à l’épaule droite de l’Automate était complètement éventré, de manière plutôt sauvage, et des capillaires argentés y saillaient de manière bien dangereuse. Honorine déposa l’armature face à l’individu mécanique, délivrant son sac d’un sacré poids.
« ... ».
Eh bien quoi ? Voilà ton bras. Je peux pas te le monter moi même.
« ... ».
Qu’est-ce que tu attends ?
« ... ».
L’air devenait pesant autour de la table d’Honorine. Bientôt, on n’entendait plus que les cliquetis mécaniques des pièces détachées contre les tablées de bronze. Les élèves n’osaient même plus respirer. L’Automate restait imperturbable et perturbant.
— Excusez ce vilain quiproquo.
Desonges surgit comme par sortilège de derrière l’Automate, un sourire gêné aux lèvres et les mains agitées. Son manteau en lin brun doublé fit cliqueter la dizaine d’instruments qui y étaient attachés par le biais d’interminables ceintures d’argent.
— Ce bonhomme n’est pas conçu pour réagir à un don de membres. La prochaine fois, tendez-le-moi directement ! continua jovialement le professeur en saisissant l’armature fermement.
Honorine avait rarement vu Desonges d’aussi près. Ses deux grands yeux bleus cristallins semblaient ne jamais se fermer, au milieu d’un visage blanc comme du lait et aux courbes expressives. En réalité, la jeune fille n’avait jamais capté d’autre émotion que la joie naïve à travers ses traits, pourtant la maladresse et la précipitation de son corps haut comme un lampadaire laissaient toujours transparaître autre chose. Quoi qu’il advienne, il restait l’exact inverse de son acolyte mécanique. Même ses longs cheveux bruns extatiques contrastaient avec le dôme vierge qui surplombait l’Automate.
— C’est Tenailles qui m’a demandé de lui apporter ça. C’est une armature…
— Tch ! Armature supérieure droite à articulation intégrée, partiellement carbonnée, essenciéisation superficielle et attaches à triple loquet de jonction complète. De ma propre facture, jeune fille. Comme tout ce qui compose ce vilain garnement. Hein, Automate ?
« … ».
Le drôle d’homme à l’allure d’ouragan entreprit d’arracher sans vergogne le bras droit de son acolyte d’un coup sec et sonore. Un horrible son de taule fracassée se propagea tout le long du tunnel, mais Honorine restait impassible, au contraire de ses voisins de tables qui sursautèrent au delà de l'imaginable. Une flopée de câbles d’acier s’échappa de l’épaule mutilée du sujet, accompagnée d’une dense poussière brunâtre. Si un professeur devait avoir des secrets dans cet établissement, il s’agissait forcément de cet homme. Peut-être cachait-il ses mystères sous son chic haut de forme en aluminium iridescent ? Le voir rafistoler son acolyte au beau milieu de la leçon parvint pourtant à détourner l’attention d’Honorine.
— Pourquoi Tenailles vous le fait parvenir s’il est de votre propre facture ?
— Pour révisions, pardi ! Je ne peux pas tout faire tout seul dans la tunnellerie, j’ai parfois besoin d’huile de coude !
Le professeur joua de l’articulation cubitale de l’armature qu’il installait au même moment, l’air amusé. Desonges avait la réputation d’un homme lunatique en décalage complet, pourtant Honorine songeait qu’il correspondait formidablement avec la tunnellerie mécanique. Grand, insondable, secret. Et farceur, dans l’éventualité où une pièce peut produire des blagues.
— Et pourquoi ne le faites-vous pas arriver par la tuyauterie ? Les murs sont jonchés de pneumatiques dans cette tunnellerie.
Desonges leva un sourcil de sous son chapeau alors qu’il se débattait avec la fameuse attache à trois loquets de son Automate. Cela sautait aux yeux que bricoler une machine debout au beau milieu d’une salle de classe n’était particulièrement aisé.
— Je peux toujours commander du gaffeur par pneumatique vous savez. Pour vous clouer le bec, jeune fille. M’enfin ! Votre curiosité est plutôt amusante, alors voilà ma réponse : ces tuyaux ne sont pas le moyen de transport le plus fiable pour faire parvenir une pièce fragile en un seul morceau. En réalité, si un homme s’amusait à emprunter cette tuyauterie pour un trajet mondain -quel étrange passe-temps, je vous l'accorde-, il en sortirait de l’autre côté un flot de sang et de tissus dissous. Ces dispositifs ne servent qu’à transporter liquides et métaux en fusion. Du coup, oubliez aussi le gaffeur. Ainsi, ce sont des petites mains douces et humaines qui nous permettent de transporter les éléments fragiles.
L’homme à l’allure d’échassier compléta son œuvre d’un grand coup de poing sur l’épaule de la machine, qui perdit l’équilibre le temps d’une seconde. La seconde d’après, elle était comme neuve. Pourtant rien n’y faisait, son visage imaginaire ne quittait pas la jeune fille des yeux.
— Vous avez fait du bon boulot avec la boîte ! Remontez-moi ça maintenant. Et n’oubliez pas Honorine, pas de magie d’or !
Puis il fila à travers les rangs en emportant l’Automate avec lui, le tirant littéralement par la taille.
— Alors Honorine, on tape dans l’œil des machines ?
— Abruti, adressa-t-elle à haute voix à Ernest qui ricanait dans sa barbe. J’avais plutôt peur pour ma vie, tu vois.
***
— Bravo chers élèves, bra-vo ! Pas une pièce de cassée, pas une fausse note, vous m’avez fait du bon bou-lot ! Automate ?
La machine humanoïde s’anima d’un applaudissement (un peu trop bruyant) pendant cinq secondes, précisément.
— C’est pourquoi nous allons passer à l’étape supérieure. Automate ?
L’Automate s’anima à nouveau, appuyant avec une grande délicatesse sur l’un des boutons de la largissime console du bureau du professeur. Surgirent du sol, entre les tablées, six immenses bâtons de fonte montés sur pistons : des chauffages publics, modèle commun.
— Situation : vous marchez dans la rue lorsque vous repérez un chauffage défectueux. Il serait regrettable de laisser ce bien pourrir ici et ainsi confronter vos congénères au froid tétanisant de l’hiver ! Vous travaillerez par groupe de six ou sept élèves. Au travail !
Les chaises crissèrent à l’unisson et rapidement, les groupes furent formés. Avec Honorine : Percutio, Ernest, Camilla et deux jeunes gens qu’elle ne connaissait pas bien. Même leurs prénoms lui échappaient.
— Situation, vous marchez dans la rue et vous vous caillez le c…
— Ernest ! grinça Percutio, l’air exaspéré. Bon, si je me souviens bien, le verrou de la carrosserie se trouve à l’une des extrémités…
Camilla grimpa sur une chaise et anima le haut du barreau de sa magie bleue. Le cylindre de fonte, épais comme une plaque de goudron, se détendit et dévoila une longue fente. Pendant ce temps, Ernest se glissa près d’Honorine, une main contre les lèvres et intimée vers son oreille.
— Guette l’Automate.
Un long silence, le temps s'arrêta. Le cœur de la jeune fille manqua un battement, si ce n'est deux.
— J’aurais préféré que tu ne me le dises jamais.
L’Automate fixait Honorine depuis le bureau. S’il possédait des yeux, sûrement seraient-ils insoutenables. Que pouvait-il bien lui vouloir, à la fin ?
— Dis-le au prof, ça devient pesant…
— Je n’y peux rien s’il me regarde ! Dis-le, toi.
L’un des deux élèves sans nom les devança. Desonges, l’air jovialement inquiet, écarta la machine avec une certaine hargne jusqu’à l’emmener sur les promenoirs en haut du tunnel. Il prit bien soin de lui ouvrir tous les portiques en verre, sans quoi son acolyte les percuterait tous sans exception dans un splendide feu d'artifice d'éclats de verre.
— Eh vous quatre, s’agaça légèrement Percutio qui avait déjà les mains plaines de suie. Vous vous souvenez de comment on neutralise un élément de chauffage ?
La dernière élève, qui n’avait encore prononcé aucun mot, s’approcha du dispositif. Une énergie dorée émana de sa main, posée contre la fonte, et un petit élément métallique se détacha tout seul au sein de la mécanique interne.
Honorine ne dissimula pas son étonnement foudroyant. Elle n’était donc pas seule à user de cette magie dans cette classe ? Elle n’était pas la seule à enfreindre les règles ? Combien de fois cette minuscule fille, d’une tête de moins qu’elle, avait-elle fait usage de la magie d’or sous ses yeux ?
— Tricheuse, plaisanta malgré tout Honorine, un sourire en coin.
La petite élève lui retourna son sourire, doublé d’un clin d’œil sous sa longue frange rousse. Sa chevelure précieuse et travaillée de nattes et de mèches n’évoquait en aucun cas la désobéissance et le désordre. En fait, Honorine avait l’impression de s’adresser à l’incarnation même de la petite fille modèle.
— S’il vous plaît les soigneuses, on doit vraiment réussir cet exercice pas des moyens corrects.
Percutio rattacha la pièce en question et s’attela à analyser le mécanisme d’un œil précis.
— Laisse-moi essayer, proposa Honorine.
Un coup d’œil rapide lui permit de comprendre. Elle ne s’en sortait pas si mal en mécanique, Tenailles avait raison. Sans même user de la magie bleue, qui la répugnait tout particulièrement, elle détacha la même pièce par en dessous, écarta les deux joints et neutralisa la machine.
— Bravo ! acclama Ernest, suivi d’un timide applaudissement de la petite élève et d’un sourire des trois autres.
— Parfait, grinça Percutio entre deux toux. Maintenant on doit localiser le dysfonctionnement.
Honorine saisit le catalyseur magique qu’elle venait d’isoler et tenta de l’extirper de la barre de fonte, soupçonnant une fêlure quelque part. La procédure était longue et pénible, et alors qu’elle s’affairait, elle décida qu’il s’agissait d’un moment opportun pour aborder le sujet de ses inquiétudes avec Percutio, lui qui était si accoutumé à l’académie.
— Dis, j’ai quelques questions à te poser. Tu n’as pas remarqué des événements… louches, à l’académie ? Ces derniers jours, j’entends.
Le concerné mit quelques secondes avant de se rendre compte qu’on s’adressait à lui. Tous les yeux du groupes étaient vissés sur lui, mis à part ceux d’Honorine, en pleine joute avec l’amas de fonte récalcitrant.
— Oh, tu veux parler de ces histoires avec Sylvain et la remplaçante. Je me suis douté de quelque chose lorsque tu as tenu à le rejoindre, pendant la leçon d’astrologie. Je ne suis pas certain de pouvoir te répondre…
Les camarades du groupe décelèrent évidemment une moue contrariée sur le visage de Percutio, qui ne put s’empêcher alors de dévoiler ce qu’il savait. Honorine le soupçonnait presque d’être dans le coup.
— Ce serait mentir que d’affirmer que rien n’a changé. On voit pas mal de nouvelles têtes à l’administration, dont quelques personnes qui m’ont l’air importantes. Du genre à passer la porte sans adresser un mot à Cassandra. Le proviseur a l’air un peu stressé aussi ces dernières semaines, mais j’ai beau essayer d’amener le sujet de ses craintes sur le tapis, il reste complètement hermétique. C’est inhabituel, c’est vrai.
Que le proviseur soit hermétique, c’était un indice plus que suffisant pour affirmer qu’une histoire se tramait en coulisses. Cet individu, si jeune pour son poste, dirigeait l’académie d’une main de plomb pour protéger au maximum ses élèves. Sous son impulsion, des professeurs avaient été jetés dehors pour avoir haussé la voix sur leur classe. Des chuchotements furent échangés entre les camarades du groupe.
— Et tu penses qu’il se passe quelque chose de grave ? creusa Honorine en étirant tant bien que mal un joint fondu.
— Bah… Oui, je le pense, mais à quoi bon ? Le proviseur ne veut rien me dire, les professeurs non plus. Je ne sais pas quoi faire de plus.
— Chers élèves ? Allons, allons… je vais me taire et vous aussi, d’accord ?
Desonges était apparu derrière Percutio avec sa discrétion et sa singularité habituelle. Il portait un doigt couvert de suie contre ses lèvres, implorant le silence de manière grotesque. Un sourire gêné lui remontait jusqu’aux oreilles, dévoilant une armée de dents immaculées. Soudain, il s’approcha du groupe jusqu’à s’y frayer une place intégrante, son fameux parfum d’iris embaumant l’atmosphère, et articula ses mots de manière plus intime.
— Je sais ô combien cela peut être gênant de ne pas comprendre ce qui se trame autour de notre petite tête… et je pense que je vous encouragerai toujours dans vos petites entreprises rebelles, dès lors qu’elle ne pénètrent pas dans l’enceinte de la tunnellerie. D’accord, les enfants ? Allons, on finit le travail ! conclut-t-il, à haute voix cette fois.
Le petit groupe n’en croyait pas ses oreilles : tous, sauf Percutio et Honorine, déployèrent leurs plus grands yeux de surprise. Ces derniers, qui suspectaient déjà des affaires louches, ne se contentèrent que de froncer les sourcils, l’un d’étonnement, l’autre de confusion.
En quête pour détendre l’atmosphère, ou au moins la désamorcer, Honorine ramena le sujet du chauffage en fonte. Car pendant que toutes les intrigues de l’établissement paradaient dans son dos, elle se débattait toujours avec ces fichus joints à moitié fondus. Le jeune homme dont le prénom lui échappait utilisa une simple pince pour aider sa camarade, qui finit par obtenir l’accès au catalyseur défectueux. Or ce n’est pas le catalyseur qui lui parvint finalement, mais une insoutenable douleur : la barre de fonte s’était refermée sur son poignet. Un horrible craquement résonna dans le mécanisme.
— Aaah… Ténèbres !
Toute l’assemblée se tourna vers elle. Des yeux choqués, d’autres épouvantés. Les soldats de la honte. La jeune fille rousse, nettement moins apte de sa magie d’or qu’Honorine, ordonna tout de même à la barre métallique de s’écarter le temps que le poignet meurtri s’en échappe. La main qui s’en extirpa semblait inanimée, dolente comme un bourgeon en automne. Du sang s’échappait de l’articulation écrasée. Pour Honorine, la douleur était indéfinissable. Elle avait l’impression de s’être faite broyer la main dans un presse-ordures, ce qui était un peu le cas, finalement. Lorsqu’elle essaya de soulever sa main, la douleur ne lui parvenait même plus, mais une salve de craquements témoignait de la gravité de l’accident. La pauvre élève n’était même pas apte à se soigner elle-même dans cet état, et de toute manière, elle ne pouvait pas réparer d’os brisés.
Desonges apparut à nouveau comme par magie de derrière l’élève, emmenant son fameux parfum d’iris autour de lui. Son haut de forme d’aluminium tomba au sol dans son élan, et étonnamment, se plia comme un chapeau de tissu.
— Aïe aïe aïe ! Tu dois douiller ma pauvre, oh bon sang ! Emmenez-la à l’infirmerie immédiatement !
J’irai seule pensa Honorine, incapable de le prononcer à cause de la douleur. C’était plutôt la crainte de perdre sa voix devant tout le monde qui l’en empêchait.
— Je l’accompagne, proposa la jeune fille rousse de sous sa frange.
Un sourire implorant s’imprima sur son visage minuscule, négligeable. La blessée y vit pourtant la source d’un réconfort inattendu.
Par contre le coup de la magie mécanique qui est bleue, vs la magie d'or qu'on connaissait déjà, me fait me demander s'il existe des magies d'autres couleurs... L'Académie serait pour les gens qui maîtrisent la magie bleue, mais vu qu'Honorine maîtrise aussi la magie d'or, elle aurait pu choisir de se consacrer plutôt à la médecine ?
Et c'est chouette aussi de découvrir les autres élèves. Honorine avait l'air très solitaire, mais en fait, elle sait parler !
Enfin, l'accident de la fin du chapitre, il s'est passé quoi ? Juste une fausse manip ? C'est quoi, les soldats de la honte ? Ténèbres, c'est ce qu'on crie quand on a mal dans cet univers ou bien c'est un appel à un démon ? Non parce qu'au début j'ai vraiment cru qu'il y avait un monstre caché dans le radiateur et que c'était à cause de lui que le radiateur ne fonctionnait pas. Mais si c'était le cas, je pense que ça aurait été un peu plus explicite.
Je te rejoins sur l'intérêt des intrigues de l'Académie, mon but n'est pas de mettre l'accent sur cet aspect de l'histoire. Evidemment j'y accorde une grande importance, mais je préfère instaurer une ambiance, un univers et des personnages intéressants ainsi qu'une aura de mystère. Les intrigues de l'établissement servent, en d'autres, de support pour tout ça.
Normalement, la suite de l'histoire devrait explorer davantage la magie et ses usages. C'est tant mieux si cela t'intéresse.
En ce qui concerne tes interrogations :
-L'accident de la fin survient par accident (du coup oui) suite à une simple fausse manip ou une négligence de la part d'Honorine, mais rien de crucial
-J'utilise les "soldats de la honte" comme une expression qu'utiliserait l'héroïne pour nommer le regard des autres
-Il en va de même pour "ténèbres" qui est un juron propre à Honorine, même si ce n'est pas forcément explicite.
Ta théorie du monstre est amusante tout de même. Après tout, on ne sait jamais ce qui se cache à l'origine de la magie...
Bonne lecture et écriture à toi (: